La suédoise tarde à voir le jour. On évoque désormais l’avènement de la nouvelle majorité fédérale (N-VA, CD&V, Open VLD et MR) à la fin de ce mois de septembre, si tout va bien, après la fête de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Voire à la mi-octobre, au moment où la Belgique doit rendre à l’Union européenne son devoir budgétaire. Pas de Premier ministre, une N-VA menaçante, une croissance revue à la baisse : les nuages s’amoncellent.
Une des clés principales des difficultés rencontrées par les négociateurs se situe au CD&V. Seul parti chrétien au fédéral, abandonné par le CDH qui a refusé de s’allier à la N-VA, le parti du coformateur Kris Peeters est doublement malmené sur son aile gauche : par la grogne sociale qui monte au sein de son pilier syndical et mutuelliste, tout d’abord, mais aussi par les conséquences explosives de l’affaire Arco qui a sapé les finances du Mouvement ouvrier chrétien suite à la crise bancaire.
» Le pacte social est menacé »
Au lendemain de la première mobilisation en front commun syndical » pour la justice sociale « , organisée mardi 23 septembre à Bruxelles, les deux hommes forts de la démocratie chrétienne, patrons des coupoles politiques chapeautant syndicats et mutualités, haussent le ton dans des entretiens au Vif/ L’Express. » Nous assistons en direct à l’enterrement du pacte social qui a fait ses preuves depuis la Seconde Guerre mondiale « , clame Christian Kunsch, président du Mouvement ouvrier chrétien (MOC) francophone. » On ressent actuellement une grande inquiétude dans la société « , nous dit, en des termes plus prudents, son homologue flamand Patrick Develtere, président de Beweging.net, le nouveau nom de l’ACW (Algemeen Christelijk Werknemersverbond, équivalent du MOC).
Le ton de leur mise en garde, très différent, s’explique par les circonstances. Du côté francophone, le MOC n’a plus de relais politique unique et son allié historique, le CDH, a choisi l’opposition au fédéral : il a les mains libres pour crier son mécontentement. Du côté flamand, par contre, le Beweging.net garde des liens étroits avec le CD&V et veille avant tout à faire pression, en coulisses, sur les négociateurs. Si la stratégie est différente, l’analyse du MOC et de Beweging.net reste toutefois la même face au » bain de sang social » qui s’annonce.
» Je me demande parfois si le patronat flamand n’est pas assis à la table des négociations, raille Christian Kunsch en stigmatisant l’influence évidente de la N-VA sur le futur gouvernement. L’essentiel de ce qui nous attend se trouvait déjà dans la note rédigée par Bart De Wever lorsqu’il était informateur. » Pêle-mêle, le président du MOC énumère les » régressions sociales » annoncées : travaux d’intérêt général pour les chômeurs, enquête sur les ressources pour les demandeurs d’emploi, diminution drastique des cotisations sociales (de 33 à 25 %), saut d’index, non-remplacement d’un fonctionnaire sur trois… » Pense-t-on réellement que les mouvements sociaux vont rester inactifs face à une volonté flagrante de culpabiliser les chômeurs ? » menace-t-il.
Plus fondamentalement, le patron du MOC est convaincu que la suédoise touchera aux fondements du système. » Les négociateurs font le pari d’une stratégie de choc très risquée qui va remettre en question des mécanismes composant l’ADN belge, prévient-il. Cette remise en question se fera de façon larvée. Si l’on diminue la part des cotisations patronales, sans compensations strictes en matière de recettes, il y aura rapidement un manque à gagner qui imposera de nouvelles mesures d’économie dans la sécurité sociale. La suédoise prépare aussi le terrain pour diminuer les frais d’administration des organismes qui gèrent la sécurité sociale, syndicats et mutualités. » Cette rupture sociale fait le jeu de la N-VA, soutient Christian Kunsch : » On ne m’enlèvera pas de la tête que les nationalistes veulent démontrer que notre système ne fonctionne plus. Or, le premier poste de dépenses fédéral et le dernier ciment belge, c’est notre modèle social. Je suis persuadé que le CD&V a refusé le poste de Premier ministre parce qu’il commençait à se rendre compte que c’était dangereux. »
» Les cartes politiques sont distribuées comme elles le sont, nous devons composer avec cela « , tempère son homologue Patrick Develtere. Même si cela ne lui plaît pas. Il reconnaît que des contacts ont lieu auprès du CD&V, en coulisses, pour adoucir la pilule. » Tout l’effort budgétaire ne doit pas être réalisé par des économies, nous voulons aussi un travail sur les recettes, commente-t-il. Nous espérons aussi que la nouvelle Commission proposera un autre rythme budgétaire et une autre vision. » Une mission à laquelle pourrait contribuer… la CD&V Marianne Thyssen, préférée à Didier Reynders pour le poste de commissaire après un forcing du parti chrétien flamand.
Faiseur et… défaiseur de gouvernements
Historiquement, l’aile gauche chrétienne a fait et défait des gouvernements. Cette fois encore, elle veut peser sur l’avenir politique du pays et éviter son délitement social annoncé. Plus que tout autre parti de la suédoise, le CD&V est prisonnier. » Je ne mesurais pas à quel point les piliers syndicaux et mutuellistes avaient encore leur mot à dire au sein du CD&V, grince, depuis le début des pourparlers, un négociateur libéral. Tout passe encore par eux. »
» Il fut un temps où le leader du Mouvement ouvrier chrétien désignait lui-même ses ministres, rappelle Paul Wynants, professeur d’histoire politique à l’Université de Namur, spécialiste de la famille chrétienne. Dans les années 1970, c’est le président du MOC en personne qui a fait émerger des personnalités comme Michel Hansenne ou Philippe Maystadt et dix ans plus tard, c’est encore lui qui les a poussés à faire tomber le gouvernement Martens-Gol (NDLR : qui a associé libéraux et chrétiens entre 1985 et 1987). » En 1987, les ministres démocrates-chrétiens Maystadt et Hansenne, ulcérés par la politique d’austérité portée par le ministre du Budget, un certain Guy Verhofstadt, alors surnommé » Baby Thatcher « , font tomber le gouvernement dans un contexte qui fait étrangement songer à celui d’aujourd’hui. » Le MOC francophone était agacé par l’attitude du Flamand Jef Houthuys, tout-puissant président de la CSC, qui avait secrètement négocié avec Wilfried Martens une cure d’austérité pour remettre l’économie sur les rails dans le secret du village de Poupehan « , explique l’historien. Un fait majeur à rappeler : ce fut le dernier gouvernement de centre-droit de mémoire belge, jusqu’à l’actuelle suédoise en gestation.
» Il ne serait sans doute plus possible aujourd’hui que ce mouvement à lui seul fasse tomber le gouvernement, estime Paul Wynants. L’influence du Mouvement ouvrier reste forte du côté flamand, car des liens structurels demeurent avec le CD&V. Mais la droite a repris du poil de la bête au sein du parti. D’ailleurs, il n’y a aucun ACW parmi les négociateurs actuels : Kris Peeters, Wouter Beke, Koen Geens et Pieter De Crem. Plusieurs figures proches de l’ACW ont en outre quitté la politique ou perdu de l’influence : Yves Leterme, Inge Vervotte, Steven Vanackere… C’est pourquoi le Beweging.net manie la carotte et le bâton : il tente d’obtenir des choses via ses relais dans le parti, tout en mettant la pression via la mobilisation syndicale, en promettant un automne chaud. »
Electoralement, les chrétiens flamands savent qu’ils risquent gros : le pilier chrétien compte quelque deux millions de membres actifs. » Le CD&V a l’habitude d’être le parti le plus au centre d’une coalition, analyse Dave Sinardet, politologue à la VUB. Au sein de la suédoise, il est le moins à droite, ou le plus à gauche, selon les points de vue. Il aurait préféré une majorité de centre-droit avec le CDH et sans l’Open VLD, qui l’aurait placé davantage au centre du jeu. Maintenant, il est sous pression de son aile gauche. La CSC, surtout, n’a pas accepté la rapidité avec laquelle l’ACW est entré dans cette logique de coalition avec la N-VA, alors que d’autres options, comme la tripartite, étaient possibles. »
Une bombe nommée Arco
Paradoxalement, si le CD&V a précipité une coalition avec la N-VA, c’est peut-être parce qu’il doit… sauver le Mouvement ouvrier chrétien lui-même, malmené financièrement par l’affaire Arco et attaqué de front par la N-VA.
Petit rappel nécessaire. En 2008, lors de la crise bancaire, l’ACW se retrouve dans une situation financière très délicate, la part des 800 000 coopérateurs de sa branche financière, Arco, ayant été engloutie dans la chute de Dexia. Montant potentiel de la facture : 1,5 milliard d’euros. Sous la pression des partis chrétiens au gouvernement, l’Etat belge se porte alors garant de ces pertes, comme il l’a fait pour les épargnants de toutes les banques. Une décision audacieuse, contestée ultérieurement par la Commission européenne : les coopérants ne sont pas des épargnants, ce sont des actionnaires. Comme si cela ne suffisait pas, Belfius, successeur de Dexia, conclut trois ans plus tard un deal avec le Mouvement ouvrier chrétien en rachetant à des conditions extrêmement favorables ses parts bénéficiaires. La N-VA attaque le montage financier à boulets rouges, contraignant le vice-Premier ministre CD&V Steven Vanackere à la démission en mars 2013. Pour le CD&V, l’affaire tourne au cauchemar. Exsangue, l’ACW se restructure et change de nom.
» Si Beweging.net/ACW a accepté cette coalition si rapidement, c’est peut-être pour neutraliser la N-VA et stopper cette campagne sans merci qu’elle menait contre lui « , analyse Dave Sinardet. Autrement dit, le CD&V aurait acheté la paix politique sur l’affaire Arco en s’alliant avec la N-VA : plus de révélations explosives dans la presse, pas de commission d’enquête parlementaire, garantie de trouver une solution durable…
Du côté du MOC francophone, on dément un tel deal. » Au niveau du mouvement, c’est clair : Arco ne servira pas de monnaie d’échange, nous n’exigerons pas une solution qui entraînerait en retour des régressions sociales, clame Christian Kunsch. On parle d’un montant qui tourne autour des 1 600-1 700 euros par coopérateur. En échange de cela, nous accepterions des mesures qui pourraient leur faire perdre jusqu’à 40 000 euros sur toute leur carrière ? Cela n’aurait pas de sens. Laissons la justice suivre son cours. » Du côté de son homologue flamand, le ton est plus mesuré : » La démocratie doit être respectée. La décision de garantir la part des coopérants a été prise en 2008 par la majorité du Parlement. Il faut être conséquent. »
Wouter Beke, Kris Peeters et le CD&V sont pieds et poings liés autour de la table, sous la double pression des craintes de leur aile gauche et de l’affaire Arco. » La grande défense de l’ACW doit aujourd’hui venir de Kris Peeters, s’amuse le vice-Premier ministre socialiste flamand sortant Johan Vande Lanotte. On peut dire beaucoup de choses à son sujet, y compris des choses positives, mais Kris Peeters n’est pas un ACW. »
Parti centriste, voilà le CD&V fragilisé, au bord de la schizophrénie, mal à l’aise dans cette formation de gouvernement. » Le paradoxe, c’est que le parti de Kris Peeters est condamné à réussir la suédoise parce qu’il lui serait préjudiciable de gouverner en Flandre avec la N-VA et sans elle au fédéral, conclut Dave Sinardet. C’est une situation qu’il veut éviter à tout prix. » Condamné à réussir : ce n’est pas la perspective la plus réjouissante pour une formation politique. C’est choisir entre la peste et le choléra.
O.M.