Le business des passeurs

Profiter de la misère des autres pour s’enrichir. Voilà le leitmotiv des trafiquants de réfugiés et de migrants. Ce business criminel s’est considérablement professionnalisé, ces dernières années, y compris en Belgique. Huit migrants sur dix font appel à un passeur pour traverser illégalement une frontière, souvent au péril de leur vie. Qui sont ces trafiquants ? Quels sont leurs tarifs ? Comment opèrent-ils ? Comment lutter contre eux ? Notre enquête.

Qui sont les trafiquants ?

Comme pour tout trafic criminel, il n’existe pas un profil spécifique de passeur, mais plusieurs. Une certitude cependant, le business mortel des trafiquants de réfugiés et de migrants s’est fortement développé ces dernières années. Il s’est surtout professionnalisé.  » C’est devenu l’affaire de la grande criminalité parce que cela rapporte. Le marché augmente, les opportunités se multiplient « , confirme Marco Martiniello, sociologue à l’ULg et directeur du Centre d’études de l’ethnicité et des migrations. Les autorités européennes ont identifié un groupe international de 30 000 suspects dans toute l’Europe, dont 3 000 opérant en Méditerranée. Pour Wim Bontinck, le patron du service de la police fédérale qui lutte contre la traite des êtres humains, il ne s’agit pas forcément de grandes structures.  » Nous sommes surtout confrontés à des cellules de six, sept, huit personnes, pas vraiment hiérarchisées, indépendantes les unes des autres mais qui peuvent collaborer, explique-t-il. C’est beaucoup plus compliqué à repérer qu’une vaste structure. Ce ne sont pas des amateurs. Des passeurs, comme les Afghans ou les Irakiens, ont un passé paramilitaire. Ils n’hésitent pas à affronter la police en cas de contrôle.  » Certaines organisations sont toutefois plus importantes. Les polices européennes s’intéressent notamment aux acheteurs de bateaux dans lesquels s’engouffrent les migrants. Une enquête récente d’Europol est remontée jusqu’à un armateur turc, grâce à l’analyse de flux financiers. Petits ou grands, ces réseaux se déclinent, dans la plupart des cas, par communauté : les Albanais, les Africains (Erythréens, Soudanais), les Moyen-Orientaux (Afghans, Syriens, Irakiens…), les Asiatiques (Chinois, Vietnamiens), les ressortissants du sous-continent indien (Indiens, Sri Lankais). Mais les passeurs peuvent mettre de côté leurs différences pour coopérer entre eux. Le business avant tout. Au printemps, les policiers italiens ont placé sur écoute des passeurs érythréens et libyens. Ceux-ci discutaient surtout des prix demandés aux migrants et de la manière dont ils allaient investir leurs millions de dollars, à Dubaï, en Suisse, au Canada… Un trafiquant disait à propos d’un navire qui n’a jamais accosté en Italie :  » Je ne sais pas ce qui leur est arrivé. Ils sont sans doute morts.  » Sans le moindre remords.

Combien coûte un passage ?

Les prix exigés par les passeurs à leurs  » clients  » ont explosé ces derniers temps. C’est la loi de l’offre et de la demande. Les tarifs varient souvent en fonction de l’origine des migrants. A Calais, on a observé que les Erythréens, qui représentent un quart des candidats au passage vers la Grande-Bretagne, se voient réclamer environ 500 euros, les Irakiens entre 900 et 1 500 euros et les Syriens entre 6 000 et 8 000 euros. Les Syriens sont considérés comme étant issus de la classe moyenne, de profession libérale. Selon les trafiquants, ils disposeraient donc de plus de moyens. Les tarifs peuvent aussi varier selon la prestation et le type de transport.  » Un trajet de Bruxelles vers la Grande-Bretagne peut se négocier autour de 2 000 euros sous la bâche d’un semi-remorque et environ 6 000 euros dans la cabine à côté du chauffeur, avec une garantie qui suppose qu’en cas d’échec, on recommence, confirme le commissaire Bontinck. Pour des faux documents, il faut ajouter 5 000 euros.  » Les enquêteurs de différents pays d’Europe ont observé que les filières chinoises, très structurées, prennent les migrants en charge depuis le pays d’origine jusqu’au pays de destination et proposent des places  » VIP « , à l’arrière de la cabine d’un poids lourd ou dans le coffre d’une voiture individuelle, avec des systèmes d’aération parfois sophistiqués pour déjouer les détecteurs de gaz carbonique des policiers et douaniers, qui permettent de repérer une respiration humaine. Ici, le prix peut atteindre 15 000 à 20 000 euros par tête. Les tarifs sont aussi fonction du nombre. Des témoignages recueillis par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) auprès de migrants arrivés en Italie ont fait apparaître que les prix depuis la Turquie étaient de 4 500 dollars pour un bateau de plus de 500 places et de 6 000 dollars pour un navire plus petit. Un bateau de plage pour quelques kilomètres, comme à Bodrum, où on a retrouvé le corps du petit Aylan : de 2 000 à 3 000 euros.

Combien rapporte ce trafic ?

Difficile d’évaluer un chiffre global, mais ce business criminel est très lucratif. Selon l’ONUDC (Office des Nations unies contre la drogue et le crime), le trafic de migrants et de réfugiés aurait rapporté 5,5 milliards de dollars aux passeurs en 2014. Il est certain qu’après le trafic de drogues et le trafic d’armes, celui des êtres humains est celui qui engendre le plus gros chiffre d’affaires. Le recrutement des  » clients  » se fait par le bouche-à-oreille, mais aussi via les réseaux sociaux, voire les petites annonces. Dans ce trafic, tout se monnaie, même les petits services : un coup de cisaille dans un grillage se monnaie entre 100 et 150 euros. Le récent démantèlement d’un réseau qui transportait clandestinement des Albanais à travers la Manche a permis aux enquêteurs de constater que les criminels avaient récolté 1,4 million d’euros en six mois pour le transport d’environ 250 personnes.

Les passeurs sont-ils incontournables ?

 » Sur 100 migrants ou réfugiés, 80 font appel à un passeur « , observe Wim Bontinck. La même proportion est observée partout en Europe. Cela démontre la puissance des trafiquants. Comment font les 20 % restants ? Ils utilisent encore des ficelles classiques comme le visa étudiant ou le visa touristique pour arriver dans un pays européen puis disparaître dans la nature, mais la combine s’avère de plus en plus difficile. Certains jeunes arrivent à produire de fausses attestations de club de football belge, par exemple, pour obtenir un visa. Aujourd’hui, il y a aussi le smartphone. C’est le couteau suisse du migrant qui veut passer illégalement la frontière européenne. La plupart en possède (d’autant qu’on trouve des appareils bon marché dans les pays africains) et, partout où ils passent, ils cherchent des bornes wifi dont ils se refilent les codes d’accès, en achetant des cartes téléphoniques prépayées. Ils se repèrent sur Google Maps, communiquent via Skype ou Viber, traduisent les indications locales via Google Translate et suivent les bons trucs (moyens de transport, points de passage frontaliers, surveillance policière…) postés par leurs compatriotes sur Facebook. Certains groupes Facebook indiquent leur raison d’être sans détour :  » Vous aide à voyager et à rejoindre l’Europe.  » Les smartphones commencent à concurrencer les passeurs. Ils permettent aux migrants de s’en passer partiellement, voire totalement, en fonction des pays traversés.

Quels sont les risques pour les migrants ?

Vu le nombre de morts, les risques sont réels, quel que soit le moyen de transport, même si la traversée de la Méditerranée reste l’option la plus précaire. A la mi-août, l’OIM dénombrait déjà 2 350 morts depuis le 1er janvier en Méditerranée. Le bilan de 2015 risque vraisemblablement de dépasser celui de 2014 (voir graphique page 33). Au niveau mondial, en 2014, on recensait 4 870 migrants morts aux frontières, contre 2 378 en 2013. La tragédie en Autriche – 71 cadavres dans un camion frigo – a montré que le transport par route pouvait aussi être mortel. Les camions frigo sont d’ailleurs de plus en plus utilisés car leur herméticité permet de mieux déjouer les détecteurs de gaz carbonique. Pour se prémunir des incursions de clandestins dans leur véhicule, les chauffeurs multiplient les cadenas sur les portes. Les trafiquants font de même pour passer inaperçus, avec tout le danger que cela représente pour leur cargaison humaine bloquée à l’intérieur. A Calais, on a vu des passeurs albanais qui n’hésitaient pas à droguer les enfants pour éviter que leurs cris n’alertent les policiers ou les douaniers lors d’un contrôle. Selon d’autres témoignages, des réfugiés auraient été forcés à monter sur un bateau contre leur gré, alors que la surcharge de l’embarcation leur faisait craindre le pire. Les migrants redoutent aussi d’être rackettés par des passeurs. Aussi se déplacent-ils généralement avec peu d’argent. Ils retirent les fonds nécessaires, dans chaque pays où ils passent, via un compte ouvert au préalable dans une banque internationale ou via des transferts de leurs proches, restés au pays, par Western Union ou MoneyGram.

Y a-t-il beaucoup de trafiquants en Belgique ?

Depuis le 1er janvier 2014 jusqu’au 20 août dernier, on comptabilise 418 arrestations de passeurs sur le territoire belge : 64 d’entre eux ont la nationalité belge (mais la plupart sont de la même origine que leurs  » clients « ), 26 sont syriens, 23 irakiens, 21 afghans, 19 albanais, etc. La Belgique est, à la fois, un pays de transit et d’installation. La majorité des arrestations se déroulent sur des parkings d’autoroute – principalement la E40 jusque La Panne, mais aussi les autoroutes adjacentes, E17, E314, etc. – ou sur les parkings non surveillés de zones industrielles, bref aux endroits de concentration de poids lourds. Ces parkings sont tellement fréquentés par les trafiquants et les migrants qu’à Drongen, le propriétaire du parking et de la station-service a clôturé l’enceinte, coupé les haies, augmenté l’éclairage et installé des caméras. A Bruxelles, la gare du Midi et ses alentours sont également connus pour être un lieu de rencontre entre passeurs et  » clients « . Les routiers ne seraient pas souvent complices des trafiquants.  » Moins de 2 sur 10 « , selon le commissaire Bontinck. Si l’accès à Calais par les camions est davantage sécurisé, comme les Français ont prévu de le faire avec l’aide des Britanniques, les trafiquants pourraient se rabattre sur des ports belges, en particulier celui de Zeebrugge d’où partent 1,2 million de containers chaque année.

Pourquoi un tel afflux aujourd’hui ?

Selon la Française Catherine Wihtol de Wenden (Sciences Po Paris, CNRS), l' » Europe est désormais la plus grande destination migratoire au monde, devant les Etats-Unis et le Canada « . Depuis la chute du mur de Berlin et l’arrivée massive d’Albanais (1991), puis de réfugiés afghans et irakiens (issus des guerres américaines ou occidentales) et ceux provenant des révolutions arabes de 2011, l’Europe est cernée par les conflits. Ils se traduisent par des flux mixtes de migrants, réfugiés et travailleurs. D’après Frontex (agence européenne de contrôle des frontières extérieures de l’Europe), 220 000 des 283 000 entrées illégales de 2014 se sont faites par la mer.

L’accélération de l’été 2015 a plusieurs causes. Saisonnière : le printemps et l’été offrent de meilleures conditions de traversée. Criminelles : les trafiquants d’êtres humains diffusent de fausses informations pour stimuler le business sur les possibilités de regroupement familial jusqu’à la troisième génération en Allemagne, sur une allocation de 400 euros attribuée aux migrants en Belgique, etc. Géopolitique : l’enlisement de la guerre civile en Syrie et l’avancée de l’Etat islamique poussent des millions de réfugiés à chercher un avenir ailleurs. Jusqu’à présent, la Turquie, la Jordanie et le Liban abritaient la majeure partie de ceux-ci.  » En échange de son rôle de garde-frontière pour les 4 millions de réfugiés de Syrie et autres déplacés des conflits du Proche et du Moyen-Orient, analyse Catherine Wihtol, Ankara plaide pour l’abolition des visas avec l’UE, mais il n’y a pas de coopération véritable entre l’UE et la Turquie.  » Selon le belgo-turc Bahar Kimyongür, dont la famille alaouite est originaire d’une zone frontalière avec la Syrie, le président Erdogan aurait lâché les vannes,  » parce qu’il en a marre de supporter seul le poids des réfugiés syriens et les critiques européennes sur sa position ambiguë à l’égard de l’Etat islamique.  »

En Libye, dans la Tripolitaine contrôlée par les Frères musulmans, les camps de rétention des migrants subsahariens sont  » pillés  » par des marchands d’êtres humains et ceux-ci lancés en mer sur des coquilles de noix.  » Des navires d’ONG qui voulaient leur venir en aide se sont déjà fait tirer dessus, souligne Wim Bontinck. Il arrive que d’autres seigneurs de guerre les rattrapent en mer et les ramènent à quai pour leur faire payer un second passage.  »

La répression donne-t-elle des résultats ?

Les trafiquants de migrants sont devenus la cible prioritaire des polices européennes. Outre l’arrestation de trois Bulgares et d’un Afghan dans l’enquête sur les 71 cadavres découverts en Autriche, trois passeurs ont été appréhendés en mer Egée par la police grecque après des échanges de tir, le 29 août dernier. Dix autres ont été arrêtés à Palerme, le 30 août, pour avoir laissé mourir d’asphyxie 52 personnes dans une cale de bateau. Les autorités italiennes ont annoncé mi-août avoir arrêté près de 900 passeurs depuis le début de l’année. La police allemande a récemment indiqué qu’elle avait mis la main sur 1 785 passeurs entre janvier et juillet. Depuis le début de l’année, 19 filières ont fait l’objet d’une interpellation à Calais contre 6 en 2014 à la même période. En 2014, pour toute la France, 226 filières ont été démantelées (1 900 passeurs interpellés), soit 30 % de plus qu’en 2012. Les policiers semblent pourtant dépassés par le flux actuel.  » On ne peut pas grand-chose contre des personnes qui ont vraiment envie de vivre dans un autre pays. Un jour ou l’autre, elles vont réussir leur tentative, concède le commissaire Bontinck. La police et la justice luttent contre les trafiquants qui mettent la vie des autres en danger et qui gagnent beaucoup d’argent sur leur dos, pas contre les migrants en séjour irrégulier.  » Autrement dit, la police ne fait que gagner du temps jusqu’à ce que le politique trouve une solution.  » Il est bien sûr nécessaire de traquer les trafiquants, car il s’agit de criminalité organisée, mais si on ne travaille que sur le plan de la répression et du sécuritaire, ce sera contre-productif « , conclut Marco Martiniello. Selon Catherine Wihtol de Wenden, le coût du contrôle des migrants en Europe s’élevait à 1,6 milliard d’euros en 2014 et 11,6 milliards pour le renvoi des illégaux.

Va-t-on bombarder les bateaux en Méditerranée ?

En 2001, après l’échouage d’un bateau de clandestins kurdes près de Saint-Raphaël, les services secrets français avaient mené une opération en Syrie et au Liban pour déjouer d’autres arrivées.  » Aujourd’hui, nous confie Alain Chouet, ancien de la DGSE, nous n’avons plus de réseaux en Syrie, en Irak, en Afghanistan…  » En mai dernier, les ministres de la Défense et des Affaires étrangères de l’UE se sont réunis pour mettre au point l’opération navale  » EU Navfor Med  » destinée à lutter contre les trafiquants d’êtres humains en Méditerranée, surtout au départ de la Libye. Ils ont toutefois réduit leurs ambitions guerrières. Il n’est plus envisagé de bombarder les bateaux utilisés par les trafiquants. Il est davantage question de collecte et de partage de renseignements. Une seconde phase prévoit l’inspection et l’interception de bateaux, puis leur neutralisation, mais sans utiliser des moyens militaires comme le bombardement. Fin août, le vice-amiral italien Enrico Credendino, responsable de l’opération, a déclaré que la phase 1 était terminée et que la phase 2, plus offensive (inspection et arraisonnement des bateaux suspects), allait pouvoir débuter. Pour la phase 3, la neutralisation des embarcations et l’arrestation des passeurs, un feu vert du Conseil de sécurité de l’ONU et des Etats côtiers est nécessaire. L’Europe veut aussi s’attaquer aux causes profondes des migrations et discuter avec ses partenaires africains, notamment de la région du Sahel, d’où proviennent une partie des migrants clandestins. L’engagement de la France dans des missions aériennes de surveillance au-dessus de la Syrie participe aussi de la volonté de mettre fin aux déplacements massifs de population sous la poussée de l’Etat islamique. Pas sûr qu’une solution militaire suffira. Ni que l’Union saura s’accorder, ce 14 septembre, sur une politique migratoire commune.

Par Thierry Denoël et Marie-Cécile Royen

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