(1) Voir Le Vif/L’Express du 3 décembre 2004.
(2) Voyage sur l’Amazone, éd. La Découverte, 170 pages.
Un abattoir, l’éden ? C’est ce que professe le biologiste Edward Wilson(1) : pour lui, le bon sauvage n’a jamais existé. Au vu de la manière dont notre espèce a, depuis son origine, ravagé la vie animale, la cause, pour lui, est entendue : homo sapiens est un saigneur ! A l’heure où les cultures traditionnelles nous semblent souvent d’une infinie sagesse face aux démesures des sociétés industrielles, cette vision des peuples premiers en heurtera plus d’un. Mais ces regards contradictoires n’ont rien d’inédit : au xviiie siècle, on relève déjà une divergence comparable entre le mythe du bon sauvage qu’enseignent les philosophes et l’image des » naturels » que les voyageurs consignent dans leurs carnets.
Pour s’en convaincre, il suffit de relire la relation de l’exploration du bassin de l’Amazone accomplie par le naturaliste français Charles-Marie de La Condamine en 1743-1744 (2). Cet ancien militaire passionné de chimie et de géodésie est envoyé au Pérou afin de vérifier l’hypothèse, alors contestée, de Newton qui soutenait û avec raison û que la planète est de forme ellipsoïdale. L’orbite terrestre mesurée, La Condamine décide de rejoindre l’Atlantique en descendant le grand fleuve de l’Amérique méridionale. Découverte par les conquistadors, la région, où se côtoient missionnaires, prospecteurs et chasseurs d’esclaves, n’est pas inconnue des Européens. Mais La Condamine, boussole et chronomètre à la main, l’aborde pour la première fois en scientifique, cartographiant précisément sa topographie et accumulant, sur la flore et la faune, des données capitales.
Face à la biodiversité des forêts de pluie dont Edward Wilson nous narre l’actuelle dévastation, l’homme est fasciné par tant de luxuriance. Mais sa perception des Indiens est loin de ressembler à l’émerveillement que lui inspire la nature. En effet, cet ami de Voltaire les juge » dégénérés « , » menteurs « , » crédules « , » abrutis » et » insensibles « , » gloutons jusqu’à la voracité « , » pusillanimes et poltrons à l’excès, si l’ivresse ne les transporte pas « . Ils sont, écrit-il, » ennemis du travail, indifférents à tout motif de gloire, d’honneur et de reconnaissance « . » Incapables de prévoyance et de réflexion « , ils » passent leur vie sans penser « , vieillissant » sans sortir de l’enfance dont ils conservent tous les défauts « .
Bref, pour La Condamine û comme pour La Pérouse, Humboldt ou Darwin û, le verdict est sans appel : » L’homme abandonné à la simple nature, privé d’éducation et de société, diffère peu de la bête » ! Certes, pour les philosophes û en témoigent les réflexions de Jean-Jacques Rousseau û, l’état de nature, adamique et paradisiaque, ne représente pas vraiment une réalité historique. C’est davantage une hypothèse méthodologique utile au penseur politique pour conceptualiser le contrat social. Néanmoins, le contraste est frappant avec les jugements des découvreurs qui expriment une autre face des Lumières : cet esprit européocentrique qui nourrira les pires entreprises coloniales. Au vu du débat sur le développement durable, l’Ancien Monde, visiblement, n’en a pas fini avec le problème du » sauvage « …
Jean Sloover
Quand les menaces sur la biodiversité raniment le vieux débat rationaliste sur l’état de nature…