Le  » baron  » qui défie les juges

Sous ses airs de playboy, le maire de Constantza, le grand port roumain, est l’un de ces tout-puissants seigneurs féodaux, désormais dans le collimateur de la justice. Son sort illustre l’enjeu majeur de l’élection présidentielle du 2 novembre : le pays peut-il en finir avec un système de potentats miné par la corruption ?

Béret rouge vissé sur le crâne, vêtu d’un treillis et chaussé de rangers, il est descendu de sa Jeep comme s’il sortait d’un film de Terence Young. Dans son sillage, deux femmes-lianes juchées sur des talons vertigineux le suivent à petits pas empressés. La première, c’est Andreea, sa chef de cabinet.  » J’aime les femmes, j’en ai beaucoup, clame-t-il dans un anglais tonitruant. Celle qui suit, derrière Andreea, c’est la n° 5. Et tout à l’heure, au déjeuner, je vous présenterai Roxana, la n° 1.  »

On nous avait prévenus : Radu Mazare, 46 ans, maire de Constantza, deuxième agglomération de Roumanie, ville portuaire au bord de la mer Noire, est plutôt… fantasque. Le premier contact, pris par SMS – le seul moyen de l’approcher -, avait donné le ton.  » Vous avez besoin d’argent ?  » avait-il répondu à la demande d’interview. Non, M. Mazare, Le Vif/L’Express ne veut pas d’argent, mais juste rencontrer celui qui est considéré comme l’un des  » barons  » les plus puissants du pays. Une façon de prendre le pouls de la société roumaine quelques jours avant le premier tour de l’élection présidentielle du 2 novembre. Car les potentats locaux jouent un rôle-clé dans la vie politique. Maîtres sur leurs terres, ils se comportent souvent comme des seigneurs au Moyen Age, jouissant d’une impunité totale. Tout en étant très influents à Bucarest, grâce à leur poids électoral…

Mais les temps changent. Des hommes politiques considérés comme intouchables doivent répondre de leurs agissements devant la justice. Fait nouveau, la lutte contre la corruption s’est invitée dans la campagne. Pour le sociologue Barbu Mateescu,  » il se passe quelque chose d’important dans le pays, qui dépasse largement le contexte électoral. Le monde politique a peur, car ce « grand nettoyage » n’épargne personne.  »

D’où vient cette volonté d’assainir le système qui frappe jusqu’aux plus hautes fonctions de l’Etat ?  » Elle trouve son origine en 2008, lorsque nous avons réformé le système judiciaire, répond Catalin Predoiu, ancien ministre de la Justice. Ce chantier, majeur, a débouché sur le vote d’une quinzaine de lois et l’adoption de nouveaux Codes civil et pénal. Il a fallu, aussi, changer l’état d’esprit : les fonctionnaires ont appris à travailler en toute indépendance vis-à-vis du monde politique. Aujourd’hui, ce travail porte ses fruits.  » Le bras de la justice s’étend jusque dans les coins les plus reculés de Roumanie. Le 22 octobre dernier, le quotidien de référence Adevarul ( » La Vérité « ) publiait à sa Une les photos des  » barons  » qui, dans tout le pays, font l’objet d’enquêtes judiciaires. Parmi eux, Radu Mazare.

Tombera-t-il, comme déjà tant d’autres ?  » Tout dépendra des élections, estime un politologue de Bucarest qui veut rester anonyme. Mazare est proche de Victor Ponta, Premier ministre et l’un des candidats à la présidence. Tous deux sont membres du Parti social-démocrate. Si Ponta était élu, il pourrait être tenté de lui accorder sa protection, d’autant que le maire de Constantza lui a rendu service dans le passé. C’est en cela que le cas de Mazare est intéressant. Il symbolise un point de friction entre deux mondes : un Etat de droit qui cherche à se moderniser selon des critères européens et un féodalisme politique qui n’a pas dit son dernier mot.  »

Dans son fief de Constantza, Radu Mazare n’a pas l’air inquiet. Il serait même plutôt fier d’être l’objet de tant d’attentions.  » Andreea, montre-leur les photos de mon arrestation ! lance-t-il à la jolie blonde. Quand les flics sont venus m’arrêter, en avril dernier, ils m’ont passé les menottes. La télé était là, tout avait été organisé à l’avance pour m’humilier. Mais ils ne m’ont gardé qu’une journée, car ils n’avaient rien contre moi !  »

Il est soumis à des perquisitions et ne peut quitter le territoire

Et que pense-t-il des trois enquêtes qui le visent, une pour spoliation du domaine public et deux pour corruption ? Est-il exact qu’un homme d’affaires israélien lui a remis 175 000 euros à l’occasion d’un appel d’offres portant sur la construction de logements sociaux ?  » Les flics me soupçonnent d’être corrompu car ils ont trouvé la trace d’un versement de 90 000 euros sur l’un de mes comptes, en Israël, se défend-il. Mais cet argent n’a rien à voir : un ami m’a juste remboursé une dette. C’est une coïncidence s’il m’a payé au moment de l’appel d’offres. Et puis, quel intérêt cet homme d’affaires aurait-il eu à me soudoyer ? Il était le seul candidat…  »

Vindicatif, Mazare nie en bloc les accusations. L’acharnement dont il fait l’objet a, selon lui, des raisons politiques.  » Ici, tout le monde sait que je suis en conflit avec le président Traian Basescu (NDLR : centre droit), dit-il. Nous avons de nombreux différends, comme la gestion du port de Constantza. Elle doit, selon moi, revenir à la ville, mais Basescu s’y oppose, car il a, avec son frère, des intérêts personnels dans le port. Il a peur de tout perdre, alors il cherche à m’abattre, mais je ne me laisserai pas faire ! C’est pour cette raison que je m’habille en militaire : je suis en guerre contre tous ces procureurs qui veulent me mettre en taule.  » Soumis à des perquisitions et ne pouvant quitter le territoire, Radu Mazare passe une bonne partie de son temps à assurer sa défense, entouré d’une dizaine d’avocats. Ces derniers auront fort à faire dans les mois qui viennent. Car la toute-puissante Direction nationale anticorruption (DNA) a bien l’intention de régler son compte à l’élu de Constantza. Depuis deux ans, cette institution se distingue par son efficacité. Plus de 4 000 dossiers ont été traités par ses 120 enquêteurs. En 2013, 350 millions d’euros ont été rendus à l’Etat. Autant dire que Laura Codruta Kovesi, patronne de la DNA, réputée dure et incorruptible, n’est guère impressionnée par les rodomontades de Radu Mazare :  » Les investigations ne sont pas terminées, confie-t-elle, mais je peux vous certifier que nous disposons de solides preuves contre lui.  »

Etrangement, le sujet ne semble guère passionner les habitants de Constantza, qui restent plutôt fiers de leur maire… et de ses frasques. Personne n’irait lui reprocher de s’être affiché en couverture de Playboy en compagnie de filles dévêtues. Ou d’organiser des défilés délirants qui attirent, l’été, des hordes de touristes dans cette station balnéaire aux styles disparates, byzantin et rococo.  » Là, c’est le jour où je me suis déguisé en Ramsès II, s’enorgueillit-il, en faisant défiler des photos sur son smartphone. Et, là, en César.  » C’est la fameuse Roxana,  » l’officielle « , qui lui dessine ses costumes.  » Je les confectionne pendant qu’il va s’amuser dans des night-clubs « , confie-t-elle, durant le déjeuner, en le couvant du regard.

Parfois, Mazare dérape. Comme la fois où il se déguise en Etienne III, dit  » le Grand « , roi moldave du XVe siècle canonisé par l’Eglise orthodoxe roumaine en 1992. Cette audace choque d’autant plus que Mazare ne trouve rien de mieux que de s’afficher avec un nain, acteur de films pornos. Mais ce n’est rien en comparaison du jour où il défile, au milieu de mannequins, habillé, dit-on alors, en officier nazi.  » C’était un uniforme de la Wehrmacht, corrige-t-il. J’avais voulu prendre les traits de Claus von Stauffenberg, l’un des hommes qui ont voulu assassiner Hitler en 1944.  » Idée particulièrement déplacée quand on sait que le Parti social-démocrate s’est compromis dans plusieurs scandales nauséabonds, comme la négation, en 2012, de massacres de juifs en Roumanie lors de la Seconde Guerre mondiale.

 » Il n’y a pas d’opposition, tous les politiques sont de mèche  »

Cette part d’ombre n’altère en rien la confiance que lui vouent ses administrés. A trois reprises, Mazare a été réélu avec plus de deux tiers des voix. Performance d’autant plus remarquable que cette municipalité de 300 000 habitants vote, d’ordinaire, plutôt à droite.  » C’est un animal politique, il a un vrai sens du marketing, commente Sandra Pralong, descendante d’une vieille famille de la ville et dirigeante d’Eruptie Anticoruptie, une fondation anticorruption. Il a fait construire des quartiers pour les déshérités et distribue des sacs de vivres aux retraités les plus pauvres. Il s’est assuré la fidélité d’un électorat nombreux, à peu près 1 habitant sur 3.  »

Et les autres ? Rares sont, en réalité, ceux qui osent lui résister.  » Il n’y a pas de véritable opposition, tous les hommes politiques sont de mèche, soupire Dragos, l’un des rares blogueurs à le critiquer sur les réseaux sociaux. De toute façon, les Roumains n’ont pas la culture de la protestation. Et, ici, nous ne sommes pas à Bucarest : les affaires de corruption n’intéressent pas grand-monde.  » De fait, la Roumanie est l’un des seuls pays européens où des politiciens ont été élus alors qu’ils faisaient l’objet de détention préventive. C’est arrivé en 2012, dans une ville proche de Bucarest, Jilava. Découragé par l’inertie locale, Dragos le blogueur envisage de quitter le pays.  » Ici, le maître mot, c’est spaga (le bakchich). Il faut en donner pour obtenir un acte de naissance, pour agrandir sa maison… Même les diplômes s’achètent ! Si Mazare finit en prison, un autre prendra sa place et fera comme lui. Il faudra une bonne décennie pour changer les mentalités. Je n’attendrai pas, je veux donner un vrai avenir à mes enfants.  »

Conseillère municipale dans l’opposition, de tendance libérale, et l’une des rares à accepter de parler, Ana Marcu pense toutefois que les jours de Mazare sont comptés.  » Le temps des barons est révolu, dit-elle. Même si Ponta est élu président, il n’est pas du tout sûr qu’il puisse le protéger. Ou alors il se mettra lui-même en danger.  »

Encore faut-il que le mouvement vertueux dans lequel s’est engagée la Roumanie ne faiblisse pas. Personne, ici, n’a oublié l’épisode du  » mardi noir « . Il y a quelques mois, un projet de loi a failli passer, un mardi, tard dans la soirée : il prévoyait d’accorder l’immunité aux ministres, sénateurs et députés poursuivis en justice. Un autre texte envisageait d’amnistier tous ceux qui avaient été condamnés pour corruption ! Laura Codruta Kovesi, à la tête de la DNA, le reconnaît :  » Nous sommes un colosse aux pieds d’argile. Si le gouvernement nous retire son soutien, l’édifice que nous avons construit peut s’écrouler.  » Catalin Predoiu est plus optimiste. Selon l’ex-ministre de la Justice, qui deviendrait Premier ministre en cas de victoire du candidat libéral Klaus Iohannis,  » nous avons un allié indéfectible : l’Europe. C’est grâce à la pression de Bruxelles et des diplomates occidentaux que ces fameuses lois ne sont pas passées. Les autorités européennes vont nous aider à en finir avec la corruption, car elles ne veulent pas d’une seconde Ukraine.  »

De notre envoyé spécial Charles Haquet, avec Iulia Badea Guéritée

Ses frasques n’altèrent pas la confiance que lui vouent ses administrés : il a été réélu à trois reprises avec plus de deux tiers des voix

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