L’art sans frontière

L’entre-deux-guerres. En Belgique, la vie artistique bat son plein. A l’ombre des expériences modernistes, deux groupes développent – de manière simultanée – une alternative rassurante marquée par la sérénité. Au nord, Laethem-Saint- Martin. Au sud, Nervia. Entre eux, des liens de parenté insoupçonnés à découvrir au Musée d’Ixelles.

C’est sous l’impulsion de Louis Buisseret et d’Anto Carte (artistes qui bénéficient d’une excellente renommée) et avec la complicité de Léon Eeckman (animateur infatigable de la vie artistique de son temps) que le groupe Nervia fait son apparition. Outre le désir de faire connaître l’art wallon de l’époque,  » ce groupe devait, dans notre esprit, aider de jeunes peintres dont nous avions trouvé les travaux pleins d’intérêt à se faire connaître […]  » (Louis Buisseret). Promesse tenue : les aînés introduisent leurs jeunes dans les circuits officiels au sein desquels ils évoluent déjà afin qu’ils puissent, facilement et rapidement, se faire remarquer sur la scène artistique belge (alors dominée par les artistes flamands). En seulement une décennie (1928-1938), cette formation particulièrement active enchaîne les expositions. Un rythme effréné : dix-neuf événements en dix ans !

Nervia/Laethem-Saint-Martin : cette rencontre résulte d’une fructueuse collaboration entre Cathérine Verleysen (musée des Beaux-Arts de Gand) et Michel De Reymaeker (conservateur en chef des collections de la Ville de Mons). Deux commissaires scientifiques qui profitent de la bienveillante complicité du Fonds Léon Eeckman dont la présidente n’est autre que la fille du fondateur et assureur. Instigatrice du projet, Françoise Eeckman a grandi au sein du groupe, considérant chacun des membres – Anto Carte, Louis Buisseret, Frans Depooter, Léon Devos, Léon Navez, Pierre Paulus, Rodolphe Strebelle, Taf Wallet et Jean Winance – comme appartenant à sa famille.

S’il revendique son ancrage en terre wallonne (son nom renvoie à la Nervie, territoire entre la Sambre et l’Escaut), le groupe Nervia ne montre cependant pas la moindre trace d’une rivalité. Aucune résistance à la Flandre et aux expressions artistiques qui s’y développent. Au contraire, artistes du nord et du sud avaient noué, par-delà les frontières régionales et linguistiques, de nombreux liens et partageaient en réalité de multiples points communs.

L’homme au centre des préoccupations

Les deux formations affichent leur réticence farouche aux tendances du temps. S’écartant de l’avant-garde internationale, de l’abstraction, du surréalisme, elles font simultanément le choix de l’alternative en optant pour un classicisme rassurant. Plus conformiste. D’une certaine manière, ce choix les éclipsera… Les critiques de l’époque ou historiens de l’art s’intéressant à cette période accordent volontiers leurs faveurs aux mouvements d’avant-garde.

Chaque groupe remet l’homme au centre des préoccupations. Ce retour à l’humain leur apparaît comme la seule garantie d’un art vrai, d’un art puissant et stable. A leurs yeux, la nature et l’homme sont des valeurs sûres. Intemporelles. Aussi, prendre comme modèle l’art humaniste de la Renaissance leur semble plus avisé et moins hasardeux que de s’essayer à des expériences plus audacieuses mais qui n’ont pas encore fait leurs preuves. Ancrées dans le passé, leurs références sont multiples mais communes. Les peintres des deux bords partagent un intérêt pour Bruegel l’Ancien. On comprend mieux pourquoi la Neige en Flandre de Valerius De Saedeleer nous rappelle instantanément les Chasseurs dans la neige du primitif flamand. Ces deux artistes emploient les mêmes procédés (entre autres un traitement en vue panoramique et une accentuation des contrastes entre les silhouettes décharnées des arbres). Des tableaux comme Les Aveugles, L’Homme à la fourche ou Le Passeur signés Anto Carte témoignent d’une parenté tout aussi évidente avec des scènes du maître ancien. Plus loin, on reconnaît chez Louis Buisseret l’influence des Primitifs italiens. La Mater Beata du  » Nervien  » affiche, de par la composition et le caractère sculptural du personnage, une indéniable familiarité avec les vierges de Filippo Lippi.

Mais attention, ces artistes puisent également dans des mouvements plus récents. Certaines peintures, très proches des Nabis, font d’emblée penser à la production de Maurice Denis. Outre des accents symbolistes, on sent que les artistes flamands restent imprégnés de postimpressionnisme. Quelques paysages de Laethem sont traités dans le même divisionnisme qui restitue les vibrations de la lumière. Pas étonnant… Ces artistes aiment et recherchent un contact direct avec la nature. Exilés urbains, tous tournent le dos à la ville (Gand pour les uns, le bassin houiller pour les autres), cherchant à se ressourcer au coeur d’une campagne inviolée. Ce retour à la terre s’incarne à travers des scènes paysannes aux valeurs ancestrales.

Autre point de convergence, le sujet reste primordial (à une époque où de nombreux mouvements le jugent secondaire). A côté des scènes villageoises évoquant les paysans et travaux des champs, on rencontre de nombreux tableaux religieux (mais replacés dans un contexte quotidien) : Jeudi saint, Le retour, Le bon pasteur, La fuite en Egypte, Laissez venir à moi les petits enfants… Autant de titres qui ne laissent aucun doute sur la référence au sacré.

La sélection permet d’observer d’indéniables ressemblances… Les sujets et les palettes se répondent. Le traitement aussi (le trait évolue vers l’exagération, la caricature parfois). Les artistes affichent une volonté de stylisation ou de recherche de force expressive avec, bien souvent, un souci de rendu psychologique.

Tableau emblématique de l’art belge, une oeuvre tardive d’Anto Carte : Les Aveugles. Le peintre évoque les atrocités de la Première Guerre mondiale. Comme Gustave Van de Woestyne, il livre des portraits aux proportions fausses et disgracieuses, caractérisés par une absence de transition entre les plans, des volumes et des profondeurs lacunaires. Ça fait partie du charme ! Mis en présence l’un de l’autre, leurs productions nous apparaissent encore plus extraordinaires. Ils se distinguent dans ce joli parcours dont ils constituent à eux seuls la substantifique moelle. Un régal !

Nervia/Laethem-Saint-Martin. Traits d’union, au Musée d’Ixelles. Jusqu’au 17 janvier 2016. www.museedixelles.be

Par Gwennaëlle Gribaumont

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