L’art, le nazisme et l’argent

A la Cité Miroir, à Liège, sont réunies 27 des 125 oeuvres proposées à la vente d’  » art dégénéré  » organisée par le IIIe Reich en 1939, à Lucerne. Elles constituent la clé de voûte d’une exposition qui s’interroge autant sur la politique culturelle des nazis que sur la réalité du marché de l’art.

Le 20 mars 1939, un immense feu embrase la cour de la caserne des pompiers de Berlin. Bientôt, du millier de toiles et des 4 000 dessins jetés en pâture aux flammes, il ne restera rien. Ordre de Hitler. Ce nettoyage culturel est l’aboutissement d’une réflexion argumentée par l’Estonien Alfred Rosenberg dès la fin des années 1920. En réalité, le désir d’éradiquer toute forme d’art moderne assimilée à une maladie, voire à la folie, est déjà le fait de l’empereur Guillaume et ce bien avant la Première Guerre mondiale. Mais la machine hitlérienne vise à une mainmise totale de la production artistique afin d’incarner avec  » efficacité « , annonce le chancelier Hitler, dès 1933, l’idéal de pureté et de bonne santé, d’optimise et d’héroïsme du peuple aryen. Elle met en place une véritable politique culturelle d’Etat s’opposant à toute forme d’individualisme.

Dès lors, hors d’une esthétique inspirée par l’idéalisme du classicisme grec (et donc par la grandeur de Periclès), point de salut. Haro donc sur ce  » fumier défendu par la presse « , explique le futur chancelier dans un discours de 1929. Mais à travers l’art, Hitler, dès 1922, désigne les responsables : les juifs et les bolchéviques. Ce sont, dit-il,  » les fossoyeurs de l’art  » et dès lors  » les ennemis de toute oeuvre civilisatrice « . Or, que ce soit à Berlin, à Munich ou à Cologne, l’art vivant et cosmopolite est non seulement très présent mais jouit d’un intérêt très vif de la part de nombreux amateurs, collectionneurs et directeurs de musées. Van Gogh y est considéré comme un père spirituel mais on acclame aussi Gauguin, Cézanne et même Seurat que la France ignore. Dès 1912, Cologne accueille même, bien avant New York, une première exposition d’art moderne international et, dans les années 1930, c’est un Allemand qui proposera d’offrir sa collection afin de construire le premier musée d’art moderne à… Paris. Mieux ! Dans les rangs mêmes des nazis, on trouve des défenseurs de l’expressionnisme berlinois façon Kirchner et autres Schmidt-Rottluff. Goebbels, à qui Hitler confie la mission d’épuration de la Culture, est lui-même collectionneur… d’art moderne.

 » La guerre d’assainissement  » (dixit Hitler) sera donc progressive, réfléchie mais déterminée. Aux premiers temps, il s’agit de censurer puis de licencier les directeurs de musée et les professeurs par trop singuliers. Otto Dix en premier, Paul Klee ensuite et bien d’autres après lui. En 1936, contre l’internationale communiste, le ministère de la propagande propose une petite exposition intitulée  » Art dégénéré « . Goebbels la développera l’année suivante à Munich en mettant en place une commission qui procède alors à la confiscation de plus de 5 000 oeuvres. Gauguin, Matisse, Picasso, Van Gogh et bien sûr Kirchner, Nolde, Dix, Beckmann… Ce chiffre triplera dans les mois suivants. Les nazis visent aussi les ateliers, les écoles d’art et les marchands. Ils interdisent aux artistes pointés d’exposer, aux mêmes, souvent, de produire. En 1937, Goebbels met sur pied une double exposition itinérante avec d’une part, une  » Grande exposition d’art allemand  » et en vis-à-vis, une autre, riche d’une centaine de pièces, réservée à l' » art dégénéré « . Dans celle-ci, aux côtés des tableaux non encadrés et mal accrochés, des panneaux suggestifs éclairent le visiteur :  » Manifestation de l’âme juive « ,  » Outrage aux héros « ,  » La folie érigée en méthode « …

Sur sa lancée, Goebbels  » nettoie  » les musées, confisque certaines collections et engrange ainsi quelque 16 000 objets d’art parmi lesquels les plus cotés sont mis en vente sur le marché international espérant ainsi, écrit-il dans son journal, que  » le fumier va, en plus, nous rapporter de l’argent « . L’incendie de Berlin ne concernait donc que les oeuvres non monnayables. Ainsi donc, derrière la scène officielle, d’autres enjeux, économiques cette fois, se sont mis en place. Les nazis vont négocier leur butin. Soit en l’échangeant contre des peintures anciennes, soit en le vendant aux marchands voire aux musées étrangers, soit enfin en visant les salles de vente comme ce fut le cas à Lucerne.

Des Liégeois à la vente aux enchères

26 juillet 1939. Dans le Grand Hôtel National de Lucerne, plus de 300 amateurs et professionnels de l’art attendent le début des enchères. Parmi eux, une délégation venue de Liège. Elle est là afin d’acquérir ce qui pourrait devenir le noyau d’un futur musée d’art moderne et elle peut compter sur plus de 3 millions d’euros (montant à la valeur actuelle) offerts, entre autres, par divers mécènes dont Paul de Launoit et Louis Lepage. D’autres Belges sont présents aussi. Aucun n’a entendu l’appel au boycott de cette vente lancée par les artistes allemands condamnés à l’exil. A Liège, les pouvoirs communaux n’ont pas davantage voulu venir en aide aux artistes réfugiés chez nous qui leur proposaient, pour survivre, leurs oeuvres à bas prix. Non, à Lucerne, tous sont venus faire de bonnes affaires.

L’art n’a semble-t-il pas d’odeur ! Côté allemand, la vente rapportera 2 millions d’euros avec un record pour un autoportrait de Van Gogh (aujourd’hui au Fogg Art Museum Harvard). Liège ramènera six tableaux signés entre autres Gauguin ( Le sorcier d’Hiva Oa, 33 000 euros), Picasso (La famille Soler, 23 760 euros), Ensor ( La mort et les masques, 4 488 euros), Chagall (La maison bleue, 2 178 euros) ou encore Franz Marc (Chevaux au pâturage, 1 518 euros). Il faudrait ajouter à cette liste les toiles de Kokoschka, Liebermann, Laurencin et Pascin. Parmi les oeuvres réunies dans l’exposition de la Cité Miroir, notons le Nolde des musées de Bruxelles, le Kokoschka d’Anvers ainsi qu’un bel aperçu de l’expressionnisme allemand des années 1910 issu de diverses collections allemandes, suisses et américaines. Le panorama est pourtant bien incomplet. Mais s’il nous offre le plaisir de découvrir des oeuvres rarement montrées, il suggère aussi une double réflexion sur les liens à la fois entre l’art et le pouvoir et entre l’art et l’argent.

L’art dégénéré selon Hitler. La vente Lucerne 1939,à la Cité Miroir, à Liège. Jusqu’au 29 mars 2015. www.citemiroir.be

Par Guy Gilsoul

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