» L’art est un lieu de la ferveur «
Malgré les coupes budgétaires dans le domaine de la culture, les menaces d’attentats qui pèsent toujours sur Bruxelles, les embûches récentes mises sur le chemin des spectateurs par les modifications de la circulation au centre-ville et les tunnels fermés, Jean-Louis Colinet a gardé la tête haute au long de ses dix années passées à la tête du vaisseau amiral du théâtre belge francophone sis au boulevard Jacqmain. Alors que son successeur à la direction du Théâtre national sera désigné en mai, Jean-Louis Colinet signe une dernière saison en forme de feu d’artifice pour 2016-2017 et s’apprête à prendre les rênes du Festival de Naples avec son complice de longue date Franco Dragone. Une sorte de retour aux sources pour celui qui a fait ses premiers pas théâtraux au sein de la communauté sicilienne installée dans le Borinage. Quarante-cinq ans plus tard, sa ferveur reste intacte. » Le théâtre, c’est la rencontre humaine dans son niveau le plus essentiel, le plus simple et le plus fort. »
Le Vif/L’Express : Comment êtes-vous arrivé au théâtre ?
Jean-Louis Colinet : J’ai grandi dans le Hainaut, à Carnières, dans la commune de Morlanwelz, dans un milieu modeste qui n’avait pas un rapport évident avec la culture. Je pense que le lien avec le théâtre vient du fait que j’ai côtoyé la communauté immigrée sicilienne. Ça m’a ouvert sur une culture qui est très liée au spectacle, en tout cas à la communication et à l’expression. Il y a une dimension expansive qui est profondément inscrite dans la culture italienne. Ça se voit par exemple dans l’architecture baroque, qui est très démonstrative, exubérante. Mes premières expériences théâtrales, c’est dans et avec la communauté sicilienne que je les ai développées. Parallèlement, j’ai suivi des études de mise en scène à l’Insas, à Bruxelles.
Quelle forme de théâtre pratiquiez-vous avec la communauté sicilienne ?
On a inventé une forme qui n’était pas du tout l’imitation du théâtre de l’époque, qui était beaucoup plus bourgeois qu’aujourd’hui. C’était un théâtre très rassembleur, populaire et qui se jouait devant un public installé tout autour des acteurs. Un théâtre musical, radical dans ses propos, très politique, mais en même temps très empreint des rites et de cette façon de vivre sicilienne à l’époque encore très vivace. Nous avions des choses à dire sur le monde, sur qui nous étions. C’est une expérience qui, alors, a eu énormément de retentissement. On a beaucoup joué, en Belgique et à l’étranger. Ce sont les moments de théâtre les plus intenses, les plus authentiques et les plus forts que j’ai vécus. Parce que c’était une façon de considérer le théâtre en dehors de toute convention. Il y avait dans cette dynamique une volonté de rupture, d’affirmation, de transgression, de conviction, d’identité. C’est une chose qui ne m’a jamais quitté. Cette expérience a été fondatrice pour moi, parce que liée à une nécessité pour une communauté de s’exprimer et non pas à une volonté de montrer que nous étions des artistes émérites. Et ça, aujourd’hui encore, quand je rencontre un artiste, c’est pour moi une chose essentielle. Il y a un théâtre de conviction et un théâtre démonstratif. Sans conviction, il n’y a pas d’identité et sans identité, il n’y a pas de ferveur. Je pense que l’art est un lieu de la ferveur. J’observe que, depuis 1969 jusque 2016, les spectacles que nous avons présentés et qui ont marqué le public constituaient chaque fois un acte de parole, un acte identitaire, un acte de ferveur.
Par exemple ?
Rwanda 94 de Jacques Delcuvellerie, Le chagrin des ogres de Fabrice Murgia, Les marchands de Joël Pommerat, Nourrir l’humanité, c’est un métier de la compagnie Art & tça, Le signal du promeneur du Raoul Collectif, 20 novembre de Lars Noren, Discours à la nation d’Ascanio Celestini et David Murgia sont pour moi des exemples forts.
Dans les exemples que vous citez, il y a des spectacles de très jeunes artistes. Le soutien à la jeune création a-t-il toujours été une priorité pour vous ?
Quand je suis arrivé au Théâtre national, je pensais que ce n’était pas le lieu des tout premiers projets. Puis, le hasard a fait que j’ai rencontré Fabrice Murgia. Il avait 24 ans. Je me suis rendu compte qu’il avait un rapport intime avec la création théâtrale très proche de ce que j’avais moi-même vécu. J’ai été très sensible à ce qu’il me proposait. J’ai compris qu’en fait, je m’étais trompé : à l’inverse de ce que j’avais pratiqué et pensé, le Théâtre national devait aussi être un lieu de l’émergence. Je pense que si on fait du théâtre sans s’intéresser aux artistes qui ont entre 20 et 30 ans et au public de cette génération, on n’a aucune raison d’exercer ce métier. Le même processus s’est déroulé au Festival de Liège, que je dirige à titre bénévole depuis 1999. Ce festival reste une fenêtre ouverte sur le monde, mais il est aussi devenu lieu d’émergence des artistes belges francophones. En Belgique, il y a eu un phénomène assez effroyable : toute une génération de metteurs en scène et de compagnies qu’on a appelés » les vieux jeunes » ont été ignorés par les structures. J’oeuvre pour que ce phénomène d’exclusion d’une génération ne se reproduise plus jamais. La saison prochaine au Théâtre national, il y aura quinze créations, dont dix portées par des tout jeunes créateurs, certains sont à leur premier projet.
Au fil de votre parcours, avez-vous remarqué une évolution de la position du monde politique par rapport à la culture ?
Les ministres de la Culture avec lesquels j’ai été amené à travailler ont tous défendu leur budget et la matière dont ils avaient la charge. Par contre, on constate que dans le monde politique belge francophone, la culture n’apparaît pas comme une priorité. Il n’y a pas cette conscience que la culture et l’éducation constituent vraiment les fondements d’une civilisation, d’une société. Pourtant, elles créent du lien social, permettent de mieux comprendre le monde et sont épanouissantes sur le plan personnel. Bien sûr, tout cela implique une vision à long terme. Or, dans l’économie libérale, le profit est la règle, et non le devenir de la société. On recherche l’efficacité à court terme. C’est la même chose pour les questions relatives à l’environnement : on a le nez dessus mais, apparemment, pas encore suffisamment, puisque les Etats ne parviennent même pas à se mettre d’accord sur des choses minimales voire dérisoires. On n’en est pas à se demander ce que nous allons léguer aux générations à venir, on est dans l’ici et maintenant. Je pense que ce qui manque à la classe politique, c’est cette conscience que l’exercice du pouvoir n’est pas seulement une question de gestion du présent, mais que cela implique immanquablement une vision sur l’avenir.
Vous précisez qu’il s’agit de la Belgique » francophone « . La situation est-elle différente en Flandre ?
La Flandre a misé sur la culture, mais au travers d’un processus d’affirmation identitaire. La classe politique flamande a jugé qu’à côté de l’économique, l’art et la culture pouvaient être des instruments de l’affirmation de la Flandre dans le monde. Ça a donné, par exemple, le système d’artistes labellisés » ambassadeurs culturels de la Flandre » qui, à ce titre, recevaient une subvention spéciale. Il y a eu des retombées positives, mais c’est quand même un processus d’instrumentalisation, je ne pense pas que ça s’inscrivait dans une vision éthique de la culture. Globalement, je ne sens pas, dans la société belge, une aversion pour la culture, plutôt beaucoup d’ignorance. Il n’y a pas cette conscience que c’est un enjeu. Dans certains pays d’Europe, comme la France et l’Allemagne, c’est différent. Ça a aussi été le cas en Union soviétique. Dans l’idéal communiste, la culture est un élément d’épanouissement et d’appropriation de la vie.
Le Théâtre national a développé une collaboration avec le KVS (Koninklijke Vlaamse Schouwburg, le Théâtre royal flamand de Bruxelles) au point de proposer une saison commune en 2015-2016. Comment est-ce né ?
Le hasard a fait que Jan Goossens a pris la direction du KVS – qui se trouve à quelques centaines de mètres du National – quasiment en même temps que moi. Nous nous sommes rencontrés, nous avons beaucoup parlé et nous nous sommes rendu compte que nous avions une sensibilité commune, cette idée de porter un théâtre qui parle du monde, une volonté de s’inscrire en dehors de ce qu’on peut appeler l’art bourgeois, un théâtre lié à l’art pour l’art, qui est en quelque sorte un rite de reconnaissance d’une classe sociale. Ce que je déteste au théâtre, c’est quand il se pose comme l’apanage d’une caste. Jan Goossens et moi avons décidé de faire découvrir nos coups de coeur respectifs au public de l’autre communauté et aussi de rapprocher les artistes, de créer des aventures communes, de provoquer du métissage.
Jan Goossens quitte le KVS pour prendre la tête du Festival de Marseille. Qu’en est-il de votre avenir à vous ?
Je vais continuer de porter le Festival de Liège comme un lieu de présentation de spectacles qui parlent d’aujourd’hui à des gens d’aujourd’hui et un lieu d’accompagnement de l’émergence pour des artistes et des compagnies belges francophones. Le projet est de rayonner davantage sur l’ensemble de la Fédération Wallonie-Bruxelles, avec la création d’événements qui seront autant de vitrines pour intéresser des partenaires internationaux à ce que font les jeunes ici. L’autre projet pour le festival, que nous soumettons à la Commission européenne, s’appelle Effect, European Factory for Emerging Creative Talents. C’est un réseau élaboré en partenariat avec huit autres structures en Europe, dont le Festival d’Avignon, le Teatro Nacional de Lisbonne et la Toneelhuis à Anvers, qui vise notamment à renforcer la professionnalisation des artistes et la circulation internationale des créations.
Il paraît que votre avenir passe aussi par Naples ?
A titre strictement personnel, quand j’ai travaillé dans la communauté italienne de Belgique dans les années 1970, j’ai collaboré avec Franco Dragone. Nos carrières ont pris des voies distinctes, mais on ne s’est jamais perdus de vue. Franco Dragone a été approché par la région Campania pour reprendre la direction du Napoli Teatro Festival Italia. Franco m’a proposé de réfléchir avec lui à ce projet. Je fais office de directeur artistique associé, plus spécifiquement en charge de la programmation, dès l’édition de l’été 2016, tandis que Franco s’occupe de la direction générale. C’est un projet formidable parce que Naples, c’est un cas, une thématique en soi. Je ne connais pas de ville au monde qui ait un lien aussi intense avec le théâtre et la musique. Naples est une ville extrêmement vivante, intense, populaire. Je retrouve là des mentalités qui me font penser à Liège ou à Anvers. Nous voulons un festival de découverte qui soit en même temps lié à la sensibilité d’un très large public.
Votre successeur à la direction du Théâtre national sera désigné en mai. Avez-vous votre mot à dire quant à son choix ?
Non, je ne le souhaite pas. Mais je pense que l’essentiel, c’est de choisir quelqu’un qui soit porteur d’un projet, mais surtout d’une vision. Il faut inventer quelque chose de neuf. Les formules s’épuisent. Inventer, ce n’est pas détruire, c’est se projeter dans l’avenir.
Propos recueillis par Estelle Spoto – Photo : Mathieu Buyse pour Le Vif/L’Express
» Si on fait du théâtre sans s’intéresser aux artistes qui ont entre 20 et 30 ans et au public de cette génération, on n’a aucune raison d’exercer ce métier »
» Je déteste le théâtre qui se pose comme l’apanage d’une caste »
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