» Le poids du passé, les failles de la mémoire, le croisement de l’intime et de l’Histoire… » L’écrivain colombien Juan Gabriel Vásquez signe un roman qui nous fait aussi réfléchir sur la portée de nos actes.
Juan Gabriel Vásquez connaît bien la Belgique. Il y a posé ses valises, après des études à la Sorbonne, à Paris. Son français est parfait, mais il se sent complètement imprégné par la Colombie qui l’a vu naître en 1973. La violence ambiante a secoué son enfance. L’auteur préfère toutefois explorer l’agitation infime qui finit par s’immiscer au sein des êtres. Une fois incrustée, elle fait basculer leurs certitudes et leur existence. Un cheminement déjà présent dans Les Dénonciateurs ou l’excellent Bruit des choses qui tombent. Dans Les réputations, il pousse plus loin sa réflexion. Javier Mallarino est un célèbre caricaturiste politique colombien et une légende vivante. Alors qu’il est honoré pour sa carrière, cet homme redouté reçoit une visite inopinée qui va modifier son opinion sur lui-même et le coeur de son métier. Vásquez, lui, ne cache pas qu’il est lui aussi favorable à la remise en question.
Le Vif/L’Express : Etes-vous né pour écrire ?
– Juan Gabriel Vásquez : Je ne me souviens pas d’un moment de vie sans écriture. J’ai publié ma première nouvelle à 8 ans. Ce n’était pourtant pas évident de devenir écrivain en Colombie, à cette époque. D’autant que je viens d’une famille d’avocats humanistes. Après des études de droit, j’ai mis du temps avant de comprendre que l’écriture n’était pas un hobby, mais une vie à assumer.
» Les caricatures peuvent forcer la réalité pour l’inventer, elles peuvent déformer, jamais mentir. » De quoi témoignent-elles ?
– De la vérité. Un dessin politique nous fait rire, parce qu’il dit une vérité cachée. Les caricatures font tomber les masques, or la vie politique est construite sur le mensonge et l’imposture. Ce livre se veut une réflexion sur la vulnérabilité de notre image publique. La ligne entre les figures connues et les anonymes s’amoindrit. Sur les réseaux sociaux, nous sommes tous devenus des hommes publics, tant la vie privée n’existe plus. Voyez les photos intimes qui circulent dans le monde entier. Concernant les caricatures, la frontière entre l’humour et la blessure est floue… Il y a toujours des gens qui se sentent victimes, or dévoiler la vérité s’inscrit dans le débat public. Le caricaturiste a un vrai pouvoir dans la société. Son arme ? L’humour, mais n’est-ce pas étrange de se moquer de quelqu’un qui ne peut pas répondre en retour ?
Comment définissez-vous la trahison et pourquoi hante-t-elle tous vos personnages ?
– C’est une question de morale. Les romans du XIXe siècle tournent autour de ce thème : pourquoi faisons-nous les mauvais choix, pourquoi se ment-on à soi-même, pourquoi fait-on souffrir les autres ? La fiction s’avère incontournable pour aborder ces questions, qui impliquent des choix moraux envers nous-mêmes et autrui. La trahison m’intéresse, parce qu’elle renferme une zone grise. Difficile de savoir qui a tort ou qui a raison… Cette histoire-ci part de la mémoire publique pour aller vers l’identité. Celle-ci s’ancre dans nos souvenirs ou plutôt l’histoire qu’on se raconte. Le passé se montre fascinant car il est fluctuant. On peut bâtir toute une vie sur un événement passé, or qui est-on s’il s’avère incertain ou erroné ? Tous mes romans étudient nos failles humaines…
Quelle est votre » utopie intérieure » ?
– Le mot utopie m’effraie. Je ne fais pas confiance à cette notion, indissociable de son aspect sociopolitique, qui a si souvent abouti à des horreurs de l’Histoire. L’utopie n’inclut pas l’intime. Alors je me méfie des idéologies qui peuvent donner lieu à des régimes totalitaires, sacrifiant les individus au nom d’un idéal. Concernant la Colombie, je ne suis pas très optimiste. J’aimerais que mon pays comprenne que les différences idéologiques et religieuses ne sont pas un obstacle à la vie commune, mais une preuve de bonne santé démocratique. Ces multiples façons de voir le monde devraient nous mener vers une négociation permanente, et non pas une course à l’utopie politique.
Qu’avez-vous aujourd’hui en chantier ?
– Je me lance dans un projet inédit, qui combinera l’autobiographie à l’Histoire, l’essai et la fiction pour aborder ma fascination envers les meurtres politiques, menés au cours du XXe siècle, en Colombie. Je reste donc toujours partagé entre le débat public et l’intuition que le romancier doit disparaître derrière son oeuvre. Écrire des romans est ma façon d’être au monde. ?
Les réputations, par Juan Gabriel Vásquez, éd. Seuil, 188 p.
Entretien : Kerenn Elkaïm