Jusqu’au 29 mars, vingt-six oeuvres majeures sont réunies pour la première fois à Liège pour l’exposition L’art dégénéré selon Hitler, à la Cité Miroir. Toutes ont en commun d’avoir été vendues aux enchères, à Lucerne, par les nazis en 1939. Au terme d’une véritable enquête, il a été possible de retrouver leur trace.
Le parcours s’ouvre sur La maison bleue, de Chagall. Un peu plus loin, les visages grimaçants de La mort et les masques d’Ensor côtoient celui du collectionneur allemand d’art Wolfgang Gurlitt immortalisé par Corinth. Au fond du bunker, l’imposante Famille Soler de Picasso tranche avec l’étroit Jardin de fleurs de Nolde, tout comme le sage Portrait de jeune femme de Laurencin contraste avec l’effrontée Petite Jeanne, posant jambes disjointes pour Pascin.
Depuis le 17 octobre et jusqu’au 29 mars, la Cité Miroir abrite un condensé d’art et de millions. L’assureur a estimé les vingt-six oeuvres présentes à 50 millions d’euros. Rarement la Cité ardente aura hébergé une telle collection. Ces tableaux et sculptures ne s’étaient d’ailleurs plus jamais retrouvés au même endroit depuis septante-cinq ans, depuis qu’ils avaient été écoulés par les nazis lors de l’historique vente de Lucerne, le 30 juin 1939.
Les visiteurs de la Cité Miroir s’extasient devant l’héritage de ces célèbres peintres, mais le régime nazi, lui, ne supportait pas l’art moderne qu’il qualifiait de dégénéré. L’exposition liégeoise entend mesurer tout l’extrémisme artistique du IIIe Reich. Quant aux participants à la vente de ces oeuvres, ils ne réalisaient certainement pas quelles atrocités leurs enchères contribueront à financer.
Accord sur les prix
Si l’air dans le bunker sur mesure où sont soigneusement présentés les tableaux aujourd’hui est minutieusement maintenu au même niveau de fraîcheur pour les préserver dans les meilleures conditions, ils furent au contraire entreposés sans ménagement avant d’être vendus aux plus offrants. Le 30 juin 1939, la chaleur est particulièrement accablante. Les acheteurs présents, engoncés dans leurs costumes, transpirent abondamment. La température n’est pas seule en cause. Au bout du marteau de l’adjudicateur, l’opportunité grisante de devenir propriétaires d’oeuvres majeures : Gauguin, Kokoschka, Picasso, Van Gogh, Chagall, Klee, Matisse, Nolde, De Vlaminck, Modigliani… Que des pointures.
Les nazis ont confisqué ces tableaux à leurs musées nationaux pour s’en débarrasser. Parce que trop juifs, trop éloignés de l’art allemand, trop subjectifs ou trop osés. La sélection n’est cependant pas désintéressée, puisque les acolytes d’Hitler n’ignorent pas que cette mise aux enchères pourrait rapporter plus gros qu’une vente directe… Ils en seront pour leurs frais.
Dans la salle du Grand Hôtel National de Lucerne, l’idée d’enrichir le parti national-socialiste gênait tout de même aux entournures. Alors les acheteurs se sont mis d’accord dans la répartition des lots, histoire de ne pas trop faire grimper les prix. La stratégie fonctionnera… presque. L’événement rapportera moins qu’escompté, un peu plus de 542 000 francs suisses. Car quelques électrons libres font monter certaines enchères, comme celle de l’Autoportrait de Van Gogh. La délégation liégeoise qui avait fait le déplacement en Suisse le désirait ardemment. Un collectionneur privé américain aussi. Il aura le dessus au bout de 175 000 francs suisses, l’acquisition la plus onéreuse du jour.
Comme la vente venait de commencer, les Liégeois n’osèrent pas pousser trop loin. Ils disposaient pourtant du portefeuille le mieux garni de toute l’assemblée et auraient pu tout rafler. Cinq millions de francs (l’équivalent de 754 000 francs suisses et de 3,8 millions d’euros aujourd’hui), réunis à la sauvette, en à peine un mois.
Tensions communautaires
En effet, dès le mois de mai, l’instituteur et critique d’art Jules Bosmant avait eu vent de l’événement de Lucerne. Il en parla à l’échevin libéral Auguste Buisseret, qui parvint à convaincre des industriels et mécènes de réunir cette importante somme. Signe de la puissance économique de la Cité ardente à l’époque… Tensions communautaires (déjà !) obligent, l’Etat belge envoya lui aussi une délégation pour alimenter les musées royaux des Beaux-Arts d’Anvers et de Bruxelles, disposant toutefois d’un budget bien plus restreint : 100 000 francs.
C’est ainsi que la Belgique acquit ce jour-là seize oeuvres. Dont neuf rien que pour les Liégeois. Et non des moindres : Le sorcier d’Hiva Oa de Gauguin, La famille Soler de Picasso, La mort et les masques d’Ensor, La maison bleue de Chagall… Un mois après son retour de Lucerne, la délégation liégeoise se rendit à Paris pour faire la tournée des galeries avec ses fonds résiduaires et revint avec neuf nouveaux tableaux, signés d’Ensor, de De Vlaminck, de Gromaire… Puis la guerre éclata et les industriels et mécènes reprirent leurs participations au sein du fonds précédemment constitué.
Depuis septante-cinq ans, les neuf oeuvres majeures achetées aux nazis sont exposées au BAL (Musée des Beaux-Arts de Liège). Dans un certain anonymat, au fil des ans. L’exposition L’art dégénéré selon Hitler. La vente de Lucerne, 1939 (lire Le Vif/L’Express du 17 octobre), à la Cité Miroir, entend précisément leur rendre tout leur éclat aux yeux du grand public. Qui pourra également y admirer 17 autres tableaux vendus par les nazis en 1939, prêtés par leurs propriétaires actuels et que des historiens de l’art de l’ULg ont pistés pendant douze ans, menant une enquête quasi policière.
Le sort de certains lots de Lucerne reste mystérieux. La localisation de vingt d’entre eux est toujours indéterminée. Détruits ? Rachetés par des collectionneurs privés souhaitant taire leurs noms ? Ou peut-être, pour certains, tombés aux mains des nazis pour leurs collections privées ? Car ceux-ci avaient beau dénoncer l’art dégénéré, cela ne les empêchait paradoxalement pas de l’admirer. Goebbels était un fervent amateur d’Emil Nolde, tandis qu’un tableau de Lovis Corinth aurait trôné dans le bureau personnel d’Hitler…
Par Mélanie Geelkens