Les oeuvres de Berlinde De Bruyckere intriguent, étonnent, inquiètent… Mais toujours, elles nous touchent. Le clou de la grande exposition que leur consacre le Smak de Gand : Kreupelhout- Cripplewood, la pièce monumentale présentée lors de la dernière Biennale de Venise.
On fait la file au musée d’art contemporain de Gand. Toutes générations confondues. L’objet de cet engouement ? L’exposition consacrée à Berlinde De Bruyckere. Or, si on avait beaucoup cité son nom ces derniers temps à la faveur de la Biennale de Venise 2013 où elle représentait la Flandre, cette artiste, à la fois réservée et volontaire, considérée comme l’une des plus inspirées de l’art contemporain, n’avait plus reçu les honneurs d’un musée belge depuis plus de dix ans. Dans les salles du Smak, la scénographie est soignée et pertinente. On y confronte les dessins (réunis en petites séries) et les sculptures. Celles-ci sont parfois pendues à des crochets de boucherie, parfois posées dans d’immenses armoires anciennes qui évoquent les bibliothèques vitrées des écoles d’autrefois. A d’autres moments, elles sont mises sous un globe comme jadis la Sainte-Vierge dans les arts populaires.
Dans chacun des espaces du musée, les murs blancs, parfois très longs, ménagent des vides comme autant de silences encourageant l’imaginaire du visiteur. Certaines salles sont intimes, refermées sur elles-mêmes. D’autres s’ouvrent à la manière d’un paysage. Dans l’une d’elles, posées sur un sol qui a été repeint pour l’occasion dans une teinte sombre, s’élèvent trois pièces. On songe aussitôt à une scène religieuse et plus particulièrement aux crucifixions peintes par les maîtres flamands du XVe siècle. Au sommet de deux anciennes colonnes métalliques (provenant de luminaires publics), s’agrippent deux corps acéphales en cire peinte. Leur crispation exprime la douleur et la rage. Non loin, un cheval pend, retenu par la patte à un mât. Sa tête retombe avec une douceur infinie.
Dans tout l’espace de l’exposition, on voit des gosses dessiner. Parfois, ils se mettent la main devant la bouche. Les adultes parlent bas. Un couple de pensionnées examine l’extraordinaire technique de l’artiste : » Comment fait-elle pour rendre ces épidermes si vivants ? Ces blessures si présentes ? Cette douceur inquiétante ? » Un quinqua demeure longuement face à un dessin. Il en suit le tracé presque timide, les hachures parallèles et dociles, l’étendue des lavis. Il suit le contour de la jambe, du pied, des orteils ciselés comme on en voit dans les dessins de Cranach l’Ancien, remonte jusqu’au visage dissimulé par une longue chevelure. Il songe à une crinière de cheval. Dans une autre section, cette toison avait pris l’allure de tiges végétales, presque de cormes. Les dessins étaient alignés non loin de bas-reliefs qui entrecroisaient des ramures de cerf à la manière de deux corps enlacés.
Ombre et lumière
Dès son diplôme artistique en main, le but de Berlinde De Bruyckere est clair : l’art va l’aider à se construire. Enfant déjà, souvent seule et longtemps abandonnée aux bons soins d’un pensionnat catholique, elle dessinait pour se rassurer comme elle le faisait en se racontant des histoires nées de sa contemplation des images pieuses qu’elle avait tout le loisir d’observer lors des messes obligatoires. Mais c’est à 14 ans, quand elle découvre les pouvoirs de l’art au musée de Gand (devant les Primitifs, entre autres) qu’elle comprend la différence fondamentale entre une image et une scène peinte. Le secret : la technique, le savoir-faire, l’invention.
Elle apprend donc le métier aux Beaux-Arts. Au sortir de l’école, elle s’enivre de cette liberté qui lui est donnée d’explorer de façon intuitive ses parts d’ombre et de lumière, sa féminité, ses rapports à l’homme et au monde. Si elle lit beaucoup et de tout, elle court aussi les brocantes et intègre à ses oeuvres ces objets usés par la tendresse ou brisés par la violence. Mais depuis le début, le corps humain (nu et sans tête) lui permet d’explorer et d’exprimer toutes sortes de sentiments.
Si elle se fait remarquer dès la fin des années 1980 par le galeriste bruxellois Fred Lanzenberg, c’est en Flandre que Berlinde De Bruyckere va connaître ses premiers succès. L’année 2000 la rend célèbre auprès d’un bien plus vaste public à l’occasion d’une manifestation organisée au Flanders Field Museum d’Ypres. Peu après, les plus grandes galeries vont la placer sur orbite. Dès 2010, ses oeuvres sont montrées à Pékin, Istanbul, Melbourne tout en passant par les grands centres européens. Sa production est volumineuse, titanesque.
Jusqu’en 2000, le nom de Berlinde De Bruyckere était associé à des sculptures assez réalistes de femmes nues dont la tête était recouverte par des couvertures. A Ypres, elle proposait des sculptures faites à partir du moulage de vrais chevaux et ensuite recouvert par la peau des animaux. Par l’attitude qu’elle faisait prendre au modèle, le travail d’éventration sur l’anatomie et en même temps, la beauté du pelage, elle paraissait prendre une autre direction. On se trompait. En réalité, l’artiste amplifiait le caractère paradoxal de toute son oeuvre passée et à venir : unir dans un même opus, la mort et la vie, la puissance et la faiblesse, l’horreur et la beauté, la cruauté et la tendresse. De la même manière, le corps de l’homme à celui de la femme et plus récemment à celui de l’arbre. Preuve : la dernière oeuvre présentée au Smak. Monumentale (près de 20 m de longueur), Kreupelhout-Cripplewood fut inspirée par le thème du martyre de saint Sébastien. Enchevêtrement de troncs et de branches obtenus par moulages puis teinté aux couleurs de la peau, la pièce allongée à même le sol, dévoilée à Venise, évoque une catastrophe écologique autant que le supplice d’un homme. Tout autour, le public demeure sous le choc.
Par Guy Gilsoul