» L’art, c’est aussi des moments de la vie «
La politique culturelle, le Front national, l’écologie politique, le salaire des patrons, le marché de l’art… Rien n’échappe à sa gouaille, parfois dévastatrice. Alors qu’il présidait un des fleurons français de l’industrie du luxe, Alain-Dominique Perrin créa en 1984 la Fondation Cartier pour l’art contemporain. Cette démarche allait conduire à l’adoption d’une législation lançant une véritable politique de mécénat en France. Dans son bureau parisien au dernier étage de l’immeuble transparent et lumineux de l’architecte Jean Nouvel, siège de la Fondation, Alain-Dominique Perrin nous parle de son bébé avec l’enthousiasme des débuts. Dans la participation bénévole de nombreux artistes, devenus cultes, à l’exposition qui marquera le 30e anniversaire (1), il voit la réussite d’un projet un peu fou et, plus encore sans doute, la richesse de relations humaines tissées depuis des années.
Le Vif/L’Express : Quel regard portez-vous sur les 30 ans de la Fondation Cartier et ces artistes qui n’auraient peut-être pas pu lancer leur carrière sans son action ?
Alain-Dominique Perrin : Je n’ai pas la prétention d’avoir lancé des artistes. Nous avons ouvert une fenêtre sur une liberté offerte aux artistes. Le mécénat n’existait pas à l’époque. C’était totalement nouveau. Charles de Gaulle a inventé le ministère de la Culture avec André Malraux. Ce n’est pas forcément ce qu’il a fait de mieux. Désormais, on trouve tout à fait normal d’avoir un ministre de la Culture. Mais quand vous réfléchissez bien, quel est le rôle réel d’un ministère de la Culture dans une République évoluée comme la nôtre ? La France est un des rares pays au monde à en avoir un… Il est vrai que des artistes ont été lancés par la Fondation. Matthew Barney est l’un des plus célèbres. Ron Mueck a connu un succès phénoménal alors qu’aucun Français ne savait écrire son nom. Mais ils existaient déjà artistiquement dans leur pays. Nous avons aussi mis en évidence des artistes avant les autres comme le groupe de la Figuration libre (avec Combaz, Boiron, Di Rosa et Blanchard) ou Othoniel (NDLR : sculpteur pluridisciplinaire français), arrivé chez nous en sortant des Beaux-Arts.
Un comité artistique repère-t-il ces talents de demain ?
Le » comité artistique « , c’est tout ce que je n’aime pas. Pour le Groupe Richemont (NDLR : 3e groupe mondial du luxe installé en Suisse et dont Cartier est le fleuron), un comité stratégique que je préside se réunit 25 fois par an. Les » mecs » posent des questions le mardi matin ; le mardi soir, ils ont la réponse. Une boîte privée digne de ce nom fonctionne comme ça. A la Fondation Cartier, il n’y a pas de » comité artistique « . Je ne me mêle pas de l’artistique. Je donne mon avis. Mais le patron, c’est Hervé Chandès (NDLR : le directeur de la Fondation). Il propose et il dispose. En trente ans, je n’ai exercé que deux fois mon droit de veto ; je ne vous dirai pas à propos de qui ! J’ai un comité exécutif tous les mois avec les cinq personnes qui font marcher la fondation. On parle budget, programmation, tarifs, etc.
Les principaux avantages du privé, c’est la souplesse et l’efficacité ?
C’est la décision ! Dans le privé, quelle que soit la taille du groupe, s’il y a un vrai patron, la décision est prise en dix minutes. Peut-être pas pour racheter LVMH… Les décisions qui se prennent à la Fondation Cartier concernent des sommes allant de 10 000 euros à 2 millions d’euros. Il me faut trois minutes pour trancher. La gloire, il faut la partager, les mauvais coups, il faut les prendre tout seul. Ceux qui alimentent la polémique sur le salaire des patrons ne savent pas ce qu’est une entreprise. Il n’y a pas que des patrons qui licencient ; il y en a qui avancent. Vincent Bolloré (NDLR : patron d’une multinationale spécialisée dans les transports, la communication, les médias et le stockage), par exemple. Qu’est-ce qu’il en a créé, des emplois ! On oublie qu’être entrepreneur, c’est ça. Certes, on ne doit pas surpayer des mecs qui mettent des boîtes sur la paille. Mais des patrons normaux, il y en a encore beaucoup.
Avant que le mécénat n’existe, quelles étaient les difficultés lorsqu’une entreprise voulait se lancer dans ce créneau et qu’a apporté ensuite la loi que vous avez inspirée ?
Il y a un truc génial en France. Quand vous faites quelque chose d’interdit – il ne s’agit tout de même pas de tuer votre mère -, le temps que les politiques se réveillent, trois ans se sont déjà écoulés. Si, dans ce laps de temps, vous êtes bon, il suffit alors de vous démerder pour faire voter la loi ad hoc. C’est ce qui s’est passé avec le mécénat. J’ai lancé la Fondation Cartier en octobre 1984. Je m’étais entouré d’avocats et je bataillais pour que le mécénat en matière d’art et de culture ait les mêmes avantages fiscaux que le sponsoring. Ce qui m’a sauvé, c’est une note de Pierre Bérégovoy, alors ministre des Finances. Elle stipulait que le sponsoring culturel ne pouvait se justifier que par la garantie que l’action était menée dans l’intérêt de la société et non dans celui de ses actionnaires. Je me suis appuyé sur ce document. Jacques Chirac est devenu Premier ministre et a nommé François Léotard ministre de la Culture. Au même moment, j’ai lancé une expo sur les années 1960, qui allait marcher du tonnerre. A l’inauguration, sans prévenir, Léotard, dans son discours, a annoncé qu’il me confiait une mission sur le mécénat d’entreprise en vue de moderniser la politique de la France en la matière. Nous avons mené une étude canon à travers le monde. Au bout du compte, le ministre a fait voter la loi que j’avais préparée…
Trente ans après, le mécénat n’est-il pas en forte régression parce que les entreprises n’accordent plus à la culture de valeur sociétale, comme on le voit en Belgique ?
C’est absurde. Le mécénat – c’est bien normal – est directement lié à l’économie. Les affaires vont bien, le mécénat va bien ; les affaires vont mal, le mécénat va mal. Les impôts augmentent, le mécénat baisse ; les impôts baissent, le mécénat augmente. C’est pareil en Belgique. Ce n’est pas une histoire d’amour ou de désamour. Un patron, il compte. Si là où je payais 35 % d’impôt, j’en paie 54 %, le mécénat, dehors ! En ce moment, je n’ai pas besoin de vous faire un dessin : le mécénat périclite. Les courbes suivent la fiscalité d’un côté et l’économie de l’autre. En France, on est perdant sur les deux tableaux.
Quelle est votre vision de patron et d’homme de culture sur la montée du Front national qui a, sur la culture, une rhétorique qui flirte avec » l’art dégénéré « … ?
Si vous connaissez mon parcours, vous savez que le FN, ce n’est absolument pas mon truc. Mais je suis républicain et un vrai démocrate. Le FN, il existe. Plus de 20 % des Français vont voter pour ce parti aux élections européennes, 8,7 % l’ont fait au deuxième tour des municipales. 8,7 %, ce n’est pas rien. Mais ils ne sont pas partout non plus. Je suis désolé. Laissez-les faire ! Je veux dépassionner le débat sur le FN. La droite, comme la gauche, en parlent trop, et en parlent mal. Ils ont tort. Ce n’est pas parce que des élus FN s’emparent de quelques villes que la France va changer.
Faut-il lier la tendance à la droitisation en Europe aussi à la chute des budgets pour la culture ?
Non, ne cherchez pas midi à 14 heures. C’est le chômage et l’immigration. Les chômeurs se sont d’abord tournés vers la gauche, puis vers l’extrême gauche – des guignols -, et enfin au Front national qui fait des promesses intenables. L’immigration est une nécessité économique pour l’Europe depuis la Seconde Guerre mondiale pour deux raisons : la décolonisation et le besoin de main-d’oeuvre. Aujourd’hui, l’immigration est mal contrôlée. Les frontières sont perméables. Il y a un vrai problème de politique d’immigration en Europe.
Le privé peut-il promouvoir un autre type de culture que le public ?
Le privé ne doit pas tout dominer sous prétexte qu’il a le pognon. Je suis pour les grands festivals, Avignon, Arles et autres… Thierry Frémaux (NDLR : le délégué général du Festival de Cannes) est quelqu’un de formidable. Il y a des figures de proue qui font avancer la culture d’Etat. La culture, c’est le progrès, c’est la civilisation.
N’avez-vous pas le sentiment d’être dans une tour d’ivoire ?
Non. Avec Cartier, j’ai évidemment fait de l’élitisme et du pognon. Je n’en ai pas honte. Mais si vous trouvez une seule mention de la marque Cartier dans tout l’immeuble de la Fondation, je vous invite au restaurant avec votre famille. J’en ai fait une règle de vie. Premièrement, ce n’est pas un vecteur publicitaire ; deuxièmement, je refuse qu’il y ait des échanges entre les artistes de chez nous et ceux des studios de création de Cartier. Nous ne sommes pas des mécréants. Nous sommes des mécènes.
Comment décidez-vous de ne plus être dans le champ traditionnel mais de regarder à côté ?
L’idée est de faire les choses différemment. Très tôt, nous avons pratiqué de la sorte, un peu » border line « , avec le groupe de la Figuration libre, avec l’expo sur les années 1960, celle sur le rock’n’roll. L’enjeu est de montrer aux gens – tous les gens – que l’art n’est pas que de la peinture, de la sculpture, un peu de vidéo et de la photo, c’est aussi des moments de la vie.
Dans ce genre d’expo comme le rock’n’roll, agissez-vous en solo ou recherchez-vous des partenariats ?
Quel est le clown qui se serait associé avec nous sur une aventure pareille ? Sur l’expo Ferrari, le Centre Pompidou (Beaubourg) nous avait vachement critiqués. Trois ans après, il a fait » La carrosserie italienne dans le monde de l’automobile « … Ma plus grande vanité, ce n’est pas la Légion d’honneur, c’est quand on me copie. On n’a pas de limite, du moment qu’on est dans le bon goût.
C’est quoi le bon goût ?
N’être ni trash ni vulgaire.
Peut-on être audacieux en gardant le bon goût ?
Il faut être audacieux. Quand j’ai créé les Must de Cartier, j’ai été accusé du pire. Or, ils ont sauvé Cartier, une affaire en difficulté, et le métier. A l’époque, la seule voie que l’industrie du luxe avait trouvée, c’étaient les licences à outrance. Or l’intérêt dans une marque est de lui assurer une longévité. Le plus grand coup marketing au monde, c’est le Christ.
L’industrie du luxe vient de connaître des années fastes. N’est-ce pas interpellant en période de crise ?
Non. La crise, on l’a tous prise dans la figure. On la gère. Aujourd’hui, il y a des zones qui s’en sortent très bien, l’Asie, les Etats-Unis… Le seul pays qui ne repart pas, c’est la France.
L’arrivée des pays émergents sur le marché du luxe vous oblige-t-elle à vous adapter ?
Cartier se suffit à lui-même. Cartier crée avec un goût reconnu, un ADN qui a 160 ans. C’est une vraie boîte de création. Depuis toujours, elle a mis à disposition de sa clientèle les bijoux les plus fous, les plus chers mais aussi des pièces invendables, toujours de bon goût et de bonne qualité. Si tu n’en veux pas, tu vas ailleurs ; je ne vais pas m’adapter à ton goût de merde… C’est mon discours depuis toujours. Je n’ai jamais modifié le style de Cartier pour faire plaisir à Pierre, Paul, Jacques ou Ibrahim. Toutes les grandes marques font pareil.
Vous avez aussi une passion pour le vin et pour le camping de standing sur l’île de Ré. Cela traduit-il un rapport particulier avec la nature ?
Je respecte la nature. Je suis chasseur – pas un boucher – depuis très très longtemps. Je veux qu’on respecte la nature autour de moi. Lorsque j’ai eu l’idée de faire du camping il y a sept ans, je me suis immédiatement orienté vers des projets écolos. Ecolos mais pas trop. Depuis que les Ecolos sont devenus politiques, de gauche alors qu’ils auraient pu être de droite, ils font des conneries, des alliances malsaines.
Les villes et les Etats tablent beaucoup sur le développement des infrastructures culturelles pour créer un levier économique. Comment analysez-vous cette tendance ?
La culture, c’est la propriété des hommes. C’est de moins en moins un problème politique. Aucun Etat ne dérogera à une obligation culturelle, y compris M. Poutine. Hitler ne l’avait pas compris. Poutine, oui. Les Etats qui se modernisent ont tous une démarche culturelle parce que cela fait partie de leur cahier des charges et que cela entretient un vrai dialogue avec le public. La culture est un facteur de liberté, synonyme d’expression, de création… Ce que l’on n’avait pas prévu, c’est que cela ouvre un marché monstrueux. Selon un rapport récent d’Artprice sur l’évolution de sa cote au cours des dix dernières années, la culture est le domaine qui a le plus progressé, tous secteurs confondus. Fantastique et effrayant.
Pourquoi effrayant ?
Effrayant parce que cela crée un déséquilibre. Des personnes peuvent se payer des oeuvres à des prix fous. Prenez le chien de Jeff Koons à 51 millions de dollars. Ce n’est pas sain. A la place de Jeff Koons, j’aurais refusé. Il est richissime ; il aurait pu. Le clivage, c’est la culture chic et choc, inatteignable. Quelque part, elle va en pâtir et elle disparaîtra. Heureusement, ces artistes-là ne sont pas très nombreux. Si Damien Hirst, Jef Koons et Murakami disparaissent, ce n’est pas grave. Un marché doit être contrôlé. Et aujourd’hui, on ne contrôle plus rien…
(1) A partir du 10 mai, Mémoires Vives à la Fondation, 261, bd Raspail à Paris. A lire dans Le Vif/L’Express du 9 mai.
Propos recueillis par Xavier Flament et Gérald Papy à Paris – Photo : Renaud Callebaut pour Le Vif/L’Express
» La gloire, il faut la partager, les mauvais coups, il faut les prendre tout seul »
» Le plus grand coup de marketing au monde, c’est le Christ »
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