L’Arménien que les Turcs pleurent
Avec Hrant Dink, abattu devant son journal, à Istanbul, la Turquie perd l’un des plus ardents avocats de la démocratie et du dialogue entre les communautés. Sa mort peut-elle servir à désarmer les haines ?
Nous sommes tous arméniens » : la foule immense et recueillie qui a accompagné le cortège funéraire du journaliste assassiné, mardi 23 janvier à Istanbul, était pourtant essentiellement composée de Turcs musulmans. Les Stambouliotes s’étaient déjà rués sur les lieux, le 19 janvier, à l’annonce de la funeste nouvelle. Hrant Dink a été abattu. Trois balles en pleine tête, ici, juste devant le siège du journal Agos, un magazine fondé en 1996, rédigé en turc et en arménien pour servir de pont entre les communautés et qu’il dirigeait. » C’est 1915 qui se poursuit, pleure un vieillard arménien, face à l’immense portrait affiché sur la façade du siège de l’hebdomadaire. Combien sommes-nous, aujourd’hui, au milieu des 70 millions de Turcs ? »
Comme en écho, dans la rue, des milliers de voix de toutes origines scandent : » Les Arméniens ne sont pas seuls. » La notoriété de ce journaliste d’origine arménienne dépassait, en effet, le cercle de la minorité chrétienne (60 000 membres). Car, des colonnes d’Agos aux plateaux de télévision, Dink plaidait avec une même fougue en faveur de la démocratisation de la Turquie. Il voulait amener ses compatriotes et les pouvoirs publics à accepter la réalité du génocide arménien de 1915. Par la pédagogie et le dialogue. Et non par la pression. Ce qui le mettait en porte à faux avec le discours revanchard et culpabilisateur d’une partie de la diaspora. De la proposition de loi adoptée, cet automne, par l’Assemblée nationale française sous la pression du lobbying de ses coreligionnaires il disait ainsi au Vif/L’Express : » C’est une loi imbécile. »
Dink avait foi en la démocratie. Seule une Turquie démocratique serait capable, estimait-il, de regarder son passé en face. Imposer à son pays une reconnaissance forcée du caractère génocidaire des événements de 1915 n’aurait aucun sens. Dès lors, lier l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne à un chantage sur la reconnaissance du génocide lui paraissait une absurdité. » L’opinion turque n’est pas négationniste, répétait-il. Elle ne sait pas ce qui s’est passé. » Alors, il racontait la réalité des massacres, jusqu’à pousser ses auditeurs turcs aux larmes. Dans le même esprit, il comptait sur la future contagion démocratique d’une Turquie entrée dans l’Union pour corriger les travers de la république voisine d’Arménie, où sévissent la corruption et l’arbitraire.
Dink était l’un des porte-enseignes de la réforme libérale. C’est pourquoi des intellectuels arméniens, musulmans, athées se sont retrouvés autour de sa dépouille. Et c’est pourquoi l’opinion turque est bouleversée. » Avec Hrant est morte une part de moi, une partie de nous tous « , écrit Ismet Berkan, directeur du quotidien libéral Radikal. » Quand j’ai appris le meurtre, j’ai pleuré et je pleure encore – pour lui ou pour mon pays, je ne sais pas, témoigne l’éditorialiste de Sabah Fatih Altayli. Pour son confrère de Milliyet, Semih Idiz, » la seule façon de surmonter un peu de cette honte serait d’organiser pour lui des adieux nationaux en présence du président, du Premier ministre, des principaux partis d’opposition et du chef de l’armée « .
Un assassinat qui vise à isoler le pays
Qui porte la responsabilité de son assassinat ? La police a vite arrêté un adolescent instable de 17 ans, Ogün Samast, originaire de Trabzon, l’antique Trébizonde, un bastion de l’ultranationalisme, sur la mer Noire. Celui-ci est passé aux aveux. La police enquête sur ses liens éventuels avec un groupuscule extrémiste. Mais cette arrestation ne suffit pas à dissiper la colère des intellectuels. Professeur à l’université du Moyen-Orient à Ankara, Ihsan Dagi incrimine ainsi toute une rhétorique qui, à propos de Chypre ou de la question arménienne, a » exacerbé le nationalisme, l’intolérance, l’agressivité « . Journaliste conservatrice, proche du gouvernement issu du courant islamiste, Nazli Ilicak n’en réclame pas moins une attitude exemplaire – la démission du ministre de la Justice, par exemple. Ce dernier, Cemil Cicek, avait stigmatisé, l’an dernier, à Istanbul, lors d’une conférence consacrée à la question arménienne – une première ! – » ceux qui poignardent le peuple dans le dos « . Le dimanche 21 janvier, Ohran Pamuk, Prix Nobel de littérature 2006, a été encore plus direct : » Nous sommes tous responsables, a-t-il déclaré, mais au premier chef ceux qui ont défendu l’article 301. » C’est sur la base de cet article du Code pénal, punissant de prison ceux qui portent » atteinte à l’identité turque « , que Dink et d’autres intellectuels ont été poursuivis par des procureurs proches des milieux nationalistes, gardiens autoproclamés de l’héritage d’Atatürk, le père de la nation. Un article scélérat, contraire à l’esprit des lois européen mais que le gouvernement Erdogan n’a jamais osé abolir, par crainte, justement, d’une réaction de ces milieux kémalistes présents dans l’Etat profond, c’est-à-dire l’appareil des forces de sécurité.
La mort de Dink servira-t-elle de catalyseur pour l’abrogation de l’article 301 ? Au-delà, pourrait-elle désarmer les haines ? » Hrant se battait sur un double front, rappelle le politologue Baskin Oran. Il ne pouvait s’empêcher de dire que la diaspora arménienne fournissait, par cet esprit de vengeance qu’il refusait pour lui-même, la moitié des munitions dont les nationalistes turcs avaient besoin. »
La Turquie des ultras peut, en tout cas, célébrer sa victoire. L’assassinat de Dink vise à isoler le pays. Les radicaux nationalistes veulent à tout prix saborder l’adhésion d’Ankara à l’Union européenne. Ils ont marqué un point. Sur le fond, pourtant, le meurtre de Dink laisse les Européens en proie à une question ouverte : pour désarmer le nationalisme turc, faut-il faire entrer la Turquie dans l’Union ? Ou, pour s’en prémunir, la laisser en dehors ? l
Jean-Michel Demetz, avec Nükte V. Ortaq
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