L’Apocalypse, le combat du Bien contre le Mal
Pour combattre les terroristes, il faut bien les connaître. Leur impatience actuelle est dictée par des croyances millénaristes qui font de la Syrie le champ de bataille entre le Bien et le Mal. Le dernier combat avant le retour du Messie et la conquête de Jérusalem, la nouvelle Mecque.
La fin du monde approche. C’est écrit ! Le combat du Bien contre le Mal se déroulera au Pays de Cham (Syrie), désigné par les prophéties musulmanes comme le lieu où le prophète Isa (Jésus) doit instaurer une paix de sept ans (ou quarante, selon les versions), se marier et mourir avant l’âge de 40 ans. Au cours de ces temps troublés où ils devront affronter l’Antéchrist (Ad-Dajjâl, l’Imposteur), les musulmans se déchireront entre eux, certains se coalisant avec les chrétiens. Ils se regrouperont en vue de la lutte finale, l’Armageddon, Malhamah Kubra en arabe. Bref, une Apocalypse ( » dévoilement » en grec) largement commune aux eschatologies (les discours sur la fin des temps) juives et chrétiennes, mais diversement interprétées.
Le 13 juin 2013, au Caire, des dignitaires sunnites ont appelé tous les musulmans adultes au djihad en Syrie, assurant que l’heure était venue de prendre les armes pour délivrer la Palestine car Jérusalem est appelée à devenir la nouvelle Mecque, selon les prophéties musulmanes. Le 29 juin 2014, le tempo s’est précipité. Se présentant comme descendant du Prophète de l’islam, l’Irakien Abou Bakr al-Baghdadi, ancien Frère musulman, s’est proclamé calife et donc, successeur de Mahomet. Il règne déjà sur l’aire des anciens califats omeyyade et abbasside, en Syrie et en Irak. Son magazine de propagande, Dabiq, porte le nom de la localité syrienne, au nord d’Alep, où, le 24 août 1516, le sultan ottoman Selim Ier battit les troupes mameloukes et étendit l’empire ottoman en Syrie, puis en Egypte. C’est aussi le lieu où, dans l’eschatologie musulmane, se déroulera la bataille de la fin du monde.
A cinq siècles d’intervalle, Dabiq est le symbole de la victoire de l’islam. Ce n’est pas par hasard que l’autoproclamation du » calife Ibrahim » a suivi de peu la prise de Dabiq. Selon certaines prédictions, le rétablissement du califat, supprimé par le Turc Mustafa Kemal en 1924, est un préalable à la victoire définitive de l’islam, qui serait, en réalité, celle de l’humanité toute entière, ramenée enfin sur le droit chemin. » Tout cela résonne dans l’imaginaire des djihadistes, affirme Frédéric Pichon, chercheur à l’Université de Tours, dans Syrie. Pourquoi l’Occident s’est trompé (Editions du Rocher). Ils mènent un combat contre ce qu’ils considèrent comme le Mal sur une terre dont parle la tradition islamique. Voilà aussi pourquoi la Syrie est devenue un tel aimant. »
Des sornettes indignes d’une géostratégie adulte ? Après les attentats contre la rédaction de Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher à Paris, aucune source de réflexion ne doit être écartée. La seule surveillance policière et les armées déployées en Irak ou au Mali ne suffiront pas à déjouer des attentats d’autant plus insidieux et imprévisibles qu’ils émanent d’éléments enracinés en Europe, ayant fait leurs classes en Syrie, en Irak, au Yémen (hier, en Afghanistan et en Bosnie), mais possédant un background culturel étranger. Pour les combattre, il est indispensable de bien connaître leur logiciel. Et celui-ci a un arrière-fond religieux.
Travailler sur la qualité du renseignement
Comme le dit Alain Bauer, professeur de criminologie au Conservatoire national des arts et métiers, à Paris, » il faut travailler sur la qualité du renseignement et de l’analyse. Il faut faire en sorte que des agents de terrain extrêmement efficaces et des universitaires travaillent ensemble à modifier leur approche. Et arrivent à comprendre les informations dont ils disposent « . Notre ministre de la Justice, Koen Geens (CD&V) insiste, lui aussi sur l' » intelligence » de nos services secrets et sur la nécessité de mettre leurs analystes au travail sur l’ » islam et l’islamisme « . Devrait faire partie de leurs priorités l’étude des » grands récits » qui sous-tendent l’action des terroristes, leurs croyances parfois altruistes – étonnant ce besoin des tueurs de Charlie Hebdo de passer pour des types bien parce qu’ils ont épargné les » femmes » et les » civils » !
» Le discours prophétique de la lutte du Bien contre le Mal est fondamental dans l’embrigadement des jeunes, appuie Jean-Philippe Schreiber, historien des religions (ULB). On l’analyse trop en termes politiques, alors qu’il s’agit de quelque chose de plus profond que le politique. » En effet, les frustrations sociales et politiques, le mal-être personnel, l’attrait pour la violence et des intérêts géopolitiques supérieurs n’expliquent pas totalement l’aventure des combattants étrangers qui se pressent par milliers en Syrie et en Irak. Ou qui frappent à Charlie Hebdo ou à l’Hyper Casher de Paris en se revendiquant du camp du Bien.
La prophétie du Minaret blanc
L’islam est à un moment convulsif de son histoire où la perspective de l’Apocalypse précipite certains de ses adeptes dans un mouvement accéléré que notre monde sécularisé a du mal à comprendre. Sauf les plus anciens, qui peuvent se remémorer l’espoir qui avait saisi le monde ouvrier, au début du XXe siècle, quand le marxisme promettait le Grand Soir et la disparition des classes sociales : un messianisme laïcisé. L’eschatologie musulmane est ressassée à l’infini sur des milliers de sites salafistes appelant ou non à la violence (mots-clés sur Google ou YouTube : » fin du monde » ou » fin des temps « ). Elle offre à certains esprits faibles des justifications pour leur passage à l’acte. Comme Jean-Louis Denis, dit » le Soumis « , en détention préventive pour motif terroriste, qui croit dur comme fer à la prophétie du Minaret blanc. Selon son avocat, Me Sébastien Courtoy, qui défend également Mehdi Nemmouche, auteur de l’attentat du Musée juif de Belgique, à Bruxelles, et d’autres djihadistes belges, » 20 % d’entre eux me parlent de cette prophétie « , les autres mettant en avant leur solidarité avec » les musulmans qu’on massacre « .
Selon un hadith authentique qui éveille un écho chez tous les musulmans, » Dieu enverra le Messie, fils de Marie, qui descendra sur le Minaret blanc, du côté est de Damas. Il portera deux vêtements, légèrement safranés, et se tiendra sur les ailes de deux anges. Lorsqu’il penchera la tête, des perles de transpiration en tomberont, et lorsqu’il la relèvera, des perles de transpiration voleront autour. Tout mécréant qui sentira son odeur mourra ; et son souffle portera aussi loin que portera sa vue « . Alors, Jésus démasquera le faux Messie. Mais avant qu’il ne revienne, la nation musulmane devra d’abord se battre, sous les ordres d’un descendant direct du Prophète vers lequel afflueront des combattants du monde entier. Traduction des exégètes salafistes ralliés à l’Etat islamique (car le langage des prophéties est toujours un peu confus) : il faut se rallier au drapeau noir d’Abou Bakr al-Baghdadi.
Pour l’historien Pierre Conesa, énarque, ancien haut fonctionnaire au ministère français de la Défense, » le salafisme appartient à la communauté des sectes de l’Apocalypse par l’annonce d’un absolu eschatologique « . Il diffère cependant d’autres radicalismes sectaires par son caractère à la fois globalisé et décentralisé, diffusé aussi bien par des » disséminateurs » sur le Web que par des recruteurs en chair et en os. Dans un rapport daté de décembre 2014 ( » Quelle politique de contre-radicalisation en France ? » à la demande de la Fondation d’aide aux victimes du terrorisme), il décrit la résurgence de la fin des temps dans la théologie musulmane et son impact politique.
L’islam politique
L’arrivée au pouvoir de l’ayatollah Khomeiny à Téhéran, en 1979, redonne, un temps, vie au mythe du retour du 12e imam (l’imam caché des chiites duodécimains) et prive les responsables sunnites de l’hégémonie idéologique de l’islam politique. Pourtant, le retour du Messie (Mahdi) ne fait pas consensus : les sunnites prétendent qu’il reviendra dans les derniers temps de l’Histoire. Les chiites affirment qu’il est déjà né dans le premier siècle de l’Hégire (lorsque Mahomet quitte La Mecque pour Médine) et qu’il sortira de sa grotte, le temps venu. » On comprend l’angoisse des théologiens saoudiens devant la figure charismatique de Khomeiny « , relève Pierre Conesa. A la fin de l’année 1979, 200 étudiants saoudiens et égyptiens de l’université islamique de Médine prennent le contrôle de la grande mosquée de La Mecque. Ils n’en seront délogés que par les gendarmes français du GIGN. Issu d’une grande famille saoudienne, le chef de la rébellion exigeait la reconnaissance de son beau-frère comme Mahdi. Un mois plus tard, l’armée soviétique envahissait l’Afghanistan (le Khorasan médiéval qui donne son nom à un groupe d’Al-Qaeda basé en Syrie et qui projette des attentats en Europe) et y attirait de 5 000 à 12 000 combattants étrangers.
Dans l’imagerie populaire, Ben Laden est alors représenté en saint Michel terrassant le dragon. Pour mémoire, après les attentats du 11-Septembre, George W. Bush, inspiré par le protestantisme évangélique, utilise la logomachie de l’Axe du Bien contre l’Axe du Mal (lire page 55). En 2003, l’invasion de l’Irak réveille le millénarisme chiite. Les GI’s doivent se battre contre l’Armée du Mahdi. Elu en 2005, l’ancien président iranien Ahmadinejad croyait encore dans le retour imminent du Mahdi. Il envisageait de construire une autoroute entre le lieu présumé de l’atterrissage de celui-ci et la capitale Téhéran…
Côté sunnite, la guerre civile syrienne (2011) a ravivé une tradition prophétique qui fait de la Syrie (Bilad al Cham) l’antichambre de la fin des temps. Les savants salafistes se disputent encore sur le point de savoir si la restauration du califat est un préalable à l’avènement du Paradis ou si la victoire des islamistes est immédiatement synonyme d’Eden, une sorte d’Etat providence à l’échelle du globe. » L’eau, l’électricité et le gaz seront gratuits, conformément aux enseignements du Coran, promet le leader de Sharia4UK, Anjem Choudary et maître à penser de Fouad Belkacem (Sharia4Belgium). Tout le monde aura accès à un logement, à des habits décents et à de la nourriture… « .
Pas d’ironie ! A certains moments, surtout lorsqu’ils ont été brimés ou dominés, le judaïsme et le christianisme ont enfanté des rêves messianiques. Mais l’histoire leur a appris à s’en méfier. Sauf pour les plus traditionnalistes – et leur impact n’est pas négligeable (lire en page 54) -, il ne faut pas chercher un sens concret à ces fantasmagories mais les considérer comme des métaphores, des paraboles portées par une langue sémitique chargée de poésie et de sens multiples. L’islamologue liégeois Radouane Attiya, chercheur à l’ULg, regrette ainsi que les musulmans, en perdant le contact avec les subtilités de la langue arabe, prennent au premier degré l’eschatologie sommaire qui leur est présentée sur Internet à la manière d’une heroic fantasy (lire page 52).
» Il faut déclencher la catastrophe pour que Dieu intervienne, résume Régis Burnet, professeur de Nouveau Testament à l’UCL. C’était une des grandes questions du temps de Jésus : fallait-il prendre les armes contre les Romains, l’occupant, pour que le Messie arrive ou fallait-il attendre que le Messie arrive pour prendre les armes ? » Le monde musulman hésite encore entre les deux options.
Par Marie-Cécile Royen
» L’islam est à un moment convulsif de son histoire où la perspective de l’Apocalypse précipite certains de ses adeptes dans un mouvement accéléré »
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici