» L’amour ment « 

Auteur de nombreux ouvrages sur la littérature, l’amour, le nationalisme ou la modernité,  » mécontemporain  » qui dénonce obstinément les illusions du progressisme, Alain Finkielkraut, 62 ans, mêle sa voix, depuis plusieurs années, au chant de la pensée européenne. Philosophe essayiste, il est de ceux qui déconstruisent savamment les textes des romanciers qui comptent. En 2009, dans Un c£ur intelligent, l’écrivain français offrait déjà aux amateurs de belles lettres sa bibliothèque idéale non exhaustive. Avec Et si l’amour durait (un titre à la Musso !), il réitère l’exercice en examinant cette fois quatre productions essentielles sur l’amour : La Princesse de Clèves (1678), de Mme de La Fayette, Les Meilleures Intentions (1992), de Ingmar Bergman, Le Professeur de désir (1977), de Philip Roth, et l’£uvre intégrale de Milan Kundera, son ami. Si Finkielkraut n’a pas son pareil pour détricoter les grands livres emplis de passion, on n’affirmera pas qu’il respire la joie de vivre : les yeux à demi fermés, la main massant lentement le front, il a accepté d’analyser ce qui relie ces quatre auteurs. Et, d’une grâce moyenne à bonne, d’expliquer pourquoi l’essai sur l’amour est un genre qui cartonne, et pourquoi Nicolas Sarkozy, président bouillant de colère, s’en est récemment pris à ladite princesse…

Le Vif/L’Express : Sous les plumes de Luc Ferry, Alain Badiou, Pascal Bruckner, André Comte-Sponville et d’autres, les essais sur l’amour abondent. Pourquoi ?

Alain Finkielkraut : Je ne sais pas. On sort d’une époque qui avait misé sur le désir et qui traitait l’amour avec une sorte de condescendance. Moi, je suis préoccupé par cette question depuis très longtemps. Quand j’ai écrit Le Nouveau Désordre amoureux (en 1977), c’était déjà pour réintroduire le thème de l’amour dans une époque qui ne jurait que par la libido.

Avec Et si l’amour durait, vous ne donnez aucune leçon, mais quatre  » lectures  » sur quatre romans d’amour qui vous ont touché.

Je n’étais pas tout à fait sûr de la cohérence de ce travail. Je ne suis pas capable d’écrire sur tout ce que je lis. Mais ces livres-là se sont imposés à moi. Ils m’habitaient. La thématique a surgi peu à peu : ce qui les unit, même d’une manière assez lâche, c’est la question de la durée. Qu’en-est-il de l’amour quand il est livré à lui-même, quand tous ses obstacles ont été vaincus, quand il ne repose plus que sur ses seules forces ? Voilà le fil rouge.

Le titre d’un roman d’inspiration autobiographique de Frédéric Beigbeder affirme que L’Amour dure trois ans. Combien de temps, selon vous ?

C’est une question à laquelle je ne saurais apporter de réponse catégorique : je ne suis ni psychologue ni sociologue. Naguère, les Américains affirmaient que l’amour durait sept ans. Maintenant, ce serait trois… Peut-être la durée de l’amour s’est-elle raccourcie, je ne sais pas… Mais la phrase de Beigbeder est très intéressante car elle dit ce qu’aujourd’hui on pense spontanément. Elle résume l’esprit du temps. Elle montre que nous sommes entrés dans une époque postromantique. Emportés par la passion, nous faisons des serments, nous jurons :  » Je t’aime  » (qui est à la fois une déclaration et une promesse) et, en même temps, nous n’y croyons pas tout à fait. Nous entrons dans la carrière amoureuse sans illusions, et déjà désenchantés.

La princesse de Clèves, elle, ne s’y engage même pas. Alors qu’aucun obstacle social ne s’oppose plus à sa passion pour Monsieur de Nemours, elle renonce totalement à l’amour.

Son refus, oui, nous paraît aujourd’hui invraisemblable, extravagant. Philippe Sollers le qualifie même de  » masochiste « . Outre qu’elle ne veut pas tirer profit de la mort providentielle de son mari Monsieur de Clèves, la princesse renonce parce qu’elle ne croit pas à la durée de l’amour. Elle est convaincue que la passion s’use ; que cette fondation est un leurre. Pour elle, l’amour ment. L’amour découvre un être incomparable et en vient toujours à le remplacer. L’amour jure fidélité et ne tient pas parole. L’amour trahit ses promesses… Si c’est cela, l’amour, alors ça ne vaut pas la peine de céder à ce mirage. Nous autres, modernes, sommes abasourdis par l’intransigeance de Madame de Clèves. Et en même temps, nous lui donnons raison, puisque nous affirmons que l’amour dure trois ans… Voilà pourquoi ce roman nous invite à une méditation infinie.

Nicolas Sarkozy, à plusieurs reprises, s’en est pris publiquement à ce monument de la littérature française…

En effet, et son acharnement m’a moi-même surpris. Le renoncement de la princesse de Clèves est peut-être contraire à tout ce que Sarkozy vit. Elle a décliné ce que la vie lui offre de beau et ce que la société lui permet… Pour notre président, doté d’une énergie hors du commun, il faut sans doute être un peu  » tordu  » pour agir ainsi. Et tout autant, doit-il penser, pour que l’Ecole continue à proposer cette décision frileuse à l’admiration et à la réflexion des nouvelles générations d’élèves… Mais c’est mon hypothèse. Sarkozy a dit qu’il avait beaucoup souffert en étudiant ce texte. Il me semble toutefois que la raison de cette souffrance réside là.

Dans Le Nouveau Désordre amoureux, vous écriviez que  » l’amour ne se prête pas à la révolution  » – que sa réforme est impossible, donc. Ici, vous constatez que nous aimons désormais  » qui nous voulons, comme nous voulons et le temps qui nous plaît « . N’est-ce pas contradictoire ?

Non. Nous jouissons maintenant d’une liberté sexuelle et amoureuse tout à fait stupéfiante, quand on compare notre situation à celle des générations précédentes. Pour autant, nous n’avons pas aboli le monde ancien, dans la mesure où la cruauté, la souffrance, la fatigue de l’amour sont toujours présentes.

Iv Pslati, un sexologue belge, distingue cinq degrés de sentiments dans le couple : passion, amour, attachement, indifférence, mépris. Souscrivez-vous à son analyse ?

Moi, je lis des romans. J’attends des romanciers plus que des sexologues. Je ne sous-estime pas l’apport des sciences sociales, mais la littérature a affaire à des individus, non pas à des échantillons ou des spécimens – c’est sans doute ce qui m’attire à elle. Quant à cette présentation en cinq temps, elle a une certaine vérité statistique, mais ne correspond pas à ma propre expérience…

Mais l’amour, finalement, est-ce quelque chose d’aimable ? Un truc… chouette, ou pas ?

Vous posez des drôles de questions… L’amour a cette vertu de vous arracher à vous-même et de vous faire vivre une expérience, une aliénation plus précieuse que la liberté. L’autre vous est plus cher que vous-même. Mais je ne voudrais pas non plus déifier le sentiment amoureux. Ce qui fait la grandeur ou la beauté d’un amour, c’est la personne à laquelle il s’adresse. Personnellement, si je suis amoureux, je ne veux pas parler d’amour, mais de l’objet de mon amour. D’un autre côté, il existe des gens qui ne méritent sûrement pas d’être aimés. L’amour peut aussi se tromper.

Pourriez-vous citer vos romans d’amour du XXe siècle favoris, en mettant Belle du Seigneur (Albert Cohen) de côté, puisqu’il ne vous plaît guère ?

Belle du Seigneur, c’est sans doute ma faute si je ne l’aime pas… Mais vous me prenez au dépourvu… L’Amour au temps du choléra, de Gabriel García Marquez. Et L’Insoutenable Légèreté de l’être, qu’on présente comme le roman du libertinage, ce qu’il n’est pas. Dans toute l’£uvre de Kundera, il y a une réflexion sur l’amour qui ne se délite pas, ne s’effiloche pas – l’amour indestructible. Il y a chez cet auteur des expériences de fidélités par-delà la mort, et une méditation sur le refus de faire son deuil de l’être aimé.

Depuis de nombreuses années, vous êtes fâché avec votre temps. Avez-vous parfois l’impression d’être né à une mauvaise époque ? Que vous auriez été plus heureux, mettons, à celle de la princesse de Clèves ?

Pas du tout. Je peux critiquer la modernité et en reconnaître en même temps les bienfaits. J’ai aussi rencontré la femme que j’aime dans cette époque-ci. Dans une autre, je ne l’aurais pas connue. Quelle que soit la tristesse que m’inspire le monde comme il va, je ne peux que me réjouir de vivre maintenant.

L’amour est fragile, éphémère… On ne s’en laisse plus accroire, aujourd’hui.

Oui. Nombre d’histoires d’amour commencent comme ça, de nos jours.  » On est lucide. On verra. Ça durera ce que ça durera  » : ces idées sont là, dès le début de la relation. Mais… rien n’est joué. La vie nous réserve des surprises, on peut rencontrer des êtres inépuisables. Le désenchantement n’aura peut-être pas le dernier mot.

Mais alors, dites-moi pourquoi vous ne riez jamais !

C’est absurde. Je ris beaucoup, mais pas forcément à la télévision, où ce n’est pas ce qu’on me demande. L’humour officiel, la pseudo-irrévérence des amuseurs publics me serrent le c£ur. Je suis indigné par leur bêtise et leur méchanceté.

L’affaire DSK ne vous a donc même pas fait sourire…

Elle m’a fait pleurer. Quand je vois, à l’antenne, la marionnette de DSK surgir en robe de chambre avec ce gimmick  » Excusez ma tenue, je sors de la douche « , j’ai pitié de lui. Et j’ai honte pour tous ceux que ça fait rire.

PROPOS RECUEILLIS PAR VALÉRIE COLIN

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