Un homme se penche sur son passé amoureux dans le remarquable et savoureux Broken Flowers, où Jim Jarmusch et Bill Murray se montrent idéalement complices
Ces deux-là étaient faits pour travailler ensemble. Un peu comme Tim Burton et Johnny Depp. Jim Jarmusch et Bill Murray devaient tôt ou tard réunir leurs talents et prouver ensemble que 1 + 1 peuvent faire plus que 2… L’humour décalé et l’économie quasi minimaliste du réalisateur new-yorkais ne pouvaient qu’entrer en harmonie avec l’autodérision volontiers pratiquée par l’acteur, lui-même adepte convaincu du » less is more » et maître de la suggestion comique avec ses regards navrés à la Oliver Hardy, qui ouvrent, au-delà du rire, comme une porte donnant sur les profondeurs de la condition humaine.
Après une première rencontre déjà fructueuse, pour la meilleure séquence de l’inégal film à sketchs Coffee and Cigarettes, Bill et Jim se retrouvent aujourd’hui pour le meilleur long-métrage du second depuis une décennie, et le plus beau rôle du premier depuis Lost in Translation. Le très joliment titré Broken Flowers a pour héros un certain Don Johnston, célibataire endurci, que sa vie professionnelle a mis à l’abri du besoin et qui mène une vie de patachon, pimentée par les intrusions burlesques de son voisin et ami Winston (merveilleusement joué par Jeffrey Wright). Séducteur paresseux mais aucunement repenti, notre homme vient de voir sa dernière compagne quitter la maison en emportant ses affaires et en claquant la porte, au moment où le facteur dépose dans la boîte une lettre anonyme qui va changer sa vie. La missive, écrite par une de ses » ex « , lui révèle qu’il a eu d’elle un fils devenu grand, et qui pourrait bien chercher à le connaître… Encouragé par le vibrionnant Winston, qui lui organise son voyage, Don va se résoudre à prendre la route et aller rendre visite aux femmes dont il fut amoureux et dont il a pu retrouver les coordonnées, pour tenter de savoir laquelle est la mère de ce rejeton dont il ignorait jusqu’alors l’existence…
Quatre femmes
Sur le mode du » road movie « , structure éminemment accueillante à son désir d’additionner des segments de récit plutôt que de porter une histoire continue, Jarmusch promène Bill Murray de femme en femme, au gré de retrouvailles dont certaines se révéleront agréables, d’autres nettement moins. Sharon Stone, Frances Conroy, Jessica Lange et Tilda Swinton incarnent de superbe façon ces ex-partenaires d’une trajectoire capricieuse, dont le don Juan vieillissant refait le parcours temporel, géographique, mais aussi, bien sûr, sentimental. De quoi inspirer d’abondance ces délicieuses saynètes tragi-comiques que sait si bien écrire et filmer le cinéaste. Bill Murray est évidemment impeccable dans un emploi fait pour lui, et devant une caméra complice captant magnifiquement chacun de ses regards las, de ses silences révélateurs, de ses gestes interrompus.
» J’avais écrit un scénario pour Bill Murray voici déjà cinq ans, explique le cinéaste, mais c’était pour un autre film et il était fort enthousiaste. J’ai trouvé l’argent du budget mais, en relisant le script, je me suis rendu compte qu’il était trop écrit, trop travaillé. J’ai alors dit à Bill que je ne voulais plus faire ce film, en tout cas pas directement. Il était déçu, mais je lui ai annoncé que j’avais une autre histoire que j’aimerais raconter avec lui dans le personnage central. Je lui ai décrit les grandes lignes de ce qui allait devenir Broken Flowers, et il a aimé. Après avoir achevé la compilation des épisodes de Coffee and Cigarettes, je me suis mis à écrire. Trois semaines plus tard, j’avais un scénario qui me satisfaisait. Il a aussi plu à Bill et nous nous sommes mis au travail ensemble… »
Jim Jarmusch ne veut voir dans le thème de la paternité, décisif dans son film, qu' » une sorte d’accessoire, de prétexte pour s’en aller explorer les relations entre homme et femme, les malentendus, les difficultés de communication entre les sexes. » » Mais le centre de Broken Flowers, s’empresse-t-il d’ajouter, est en fait ce désir intérieur aussi puissant qu’indéfinissable qu’un être peut ressentir, et qui le pousse à chercher ce dont il a besoin sans forcément savoir ce que c’est. » Le réalisateur définit son film comme » un portrait en mouvement, doublé d’une sorte d’enquête policière « . Une enquête dont le spectateur devient rapidement et comme naturellement partie prenante, jusqu’au moment, inévitable, où se profilera celui qui pourrait être le fils inattendu…
Rencontres
L’art de miniaturiste de Jarmusch fait merveille pour évoquer, sans poussée de nostalgie pesante mais avec une subtilité presque tchékhovienne, le dialogue entre présent qui file et passé déjà enfui. Mélancolique, assurément, Broken Flowers est aussi et peut-être surtout d’une grande drôlerie, l’humour à froid du cinéaste se colorant ponctuellement d’une émotion sincère, prenante, communicative. Justement récompensé au Festival de Cannes par le Grand Prix du jury, le film célèbre la capacité de s’interroger sur soi-même et son rapport aux autres. Il chante aussi » ces hasards, ces coïncidences qui guident notre vie « . » On peut toujours vouloir organiser les choses, ce qu’il y a de plus beau et de plus profond dans la vie n’est pas rationnel mais émotionnel : ce sont les rencontres que l’on fait ! » déclare un Jim Jarmusch dont l’£uvre est tissée de ces évidences humaines.
Dans ce contexte particulier, les qualités de sobriété décalée, ce » mélange de malice et de mélancolie « , qui font sa marque aux yeux de son metteur en scène, ne pouvaient que faire de Bill Murray l’interprète idéal de Broken Flowers. » Bill est quelqu’un qui garde une belle part d’enfance en lui « , remarque Jarmusch avant de révéler un petit secret du film. La fameuse lettre que Don reçoit et qui lui annonce l’existence de son fils a bien été rédigée par le cinéaste. Mais » les quatre actrices principales ont été chacune sollicitées pour écrire la lettre dont leur personnage aurait pu être l’auteur : elles l’ont fait, et sont ainsi entrées dans leur personnage par le biais de cette lettre, par le biais de l’écriture… » Jarmusch a conservé ces lettres » toutes très belles et très différentes « , en souvenir d’une expérience qui restera parmi les plus agréables de son itinéraire de réalisateur. » Ce fut un tournage on ne peut plus ouvert, plein de ces moments que j’adore et où nul ne saurait dire ce qui va se passer ensuite « , se réjouit l’artiste. Sa maturité l’autorise désormais à revisiter plus en profondeur les thèmes que son cinéma fréquente depuis ses tout débuts, voici déjà un quart de siècle. » Ce qui arrive à Don après le générique final ? Je ne le sais pas et j’espère que le spectateur pensera encore à lui, à ce qu’il va devenir, en sortant de la salle, conclut Jim, parce que, même si je sais que le cinéma est un divertissement de la réalité, j’aime ces moments où il déborde un peu dans nos vies… »
Louis Danvers