Issue d’une famille pauvre, cette ancienne syndicaliste prétend faire de la politique autrement. Et ça marche. A quelques jours du premier tour, la candidate surprise du Parti socialiste talonne Dilma Rousseff, présidente d’un pays qui aspire au renouveau.
Visages grimés en vert et or, les couleurs du pays, les militants affluent par centaines au Club des ingénieurs, dans le centre de Rio de Janeiro : Marina Silva, candidate superstar, tient un meeting. Une banderole à son effigie a été tendue à la hâte sur l’estrade, tandis qu’elle fait déjà son entrée sous les vivats. L’improvisation règne, ce 11 septembre, mais pourrait-il en être autrement ? Le premier tour de la présidentielle a lieu le 5 octobre, et tout s’est passé tellement vite… » Marina « , comme on l’appelle ici, n’a longtemps été que la suppléante d’Eduardo Campos, le candidat du Parti socialiste brésilien (PSB). Et personne n’aurait imaginé que cette femme à l’allure austère devienne la principale rivale de Dilma Rousseff, l’actuelle présidente, en campagne pour un second mandat. La mort de Campos, le 13 août dernier, dans un accident d’avion, a tout changé. Marina Silva, qui s’est jetée à corps perdu dans la bataille, talonne à présent Dilma Rousseff dans les sondages et pourrait emporter la victoire, selon plusieurs enquêtes, en cas de second tour.
Cheveux disciplinés en chignon, comme à son habitude, pantalon et veste beiges, elle harangue l’auditoire : » Faisons de la politique autrement ! » Les mots portent, car ce sont ceux que les Brésiliens veulent entendre. Le pays va mal. Croissance en berne, carences en matière de transport, de santé et d’éducation, scandales de corruption… Les critiques pleuvent sur Dilma Rousseff, dont le modèle social, fondé sur la redistribution des richesses, est à bout de souffle. » Lorsqu’elle a été élue en 2010, l’économie se portait bien, analyse Marcia Cavallari, directrice générale de l’Institut brésilien d’opinion publique et de statistique. Mais ce n’est plus le cas et les électeurs réclament un vrai changement, surtout les plus jeunes. »
Un parcours digne des meilleures telenovelas
D’où la soudaine popularité de Marina Silva. Stratège hors pair, elle veut incarner une nouvelle voie, entre le Parti des travailleurs de Dilma Rousseff et la formation sociale-démocrate d’Aécio Neves, désormais en retrait dans les sondages. Nombre de Brésiliens croient en elle, comme ils ont cru en Lula, l’ancien ouvrier devenu président. Marina les impressionne par son parcours, digne des meilleures telenovelas. Née en Amazonie, dans une famille pauvre de l’Etat de l’Acre, elle trime durant son enfance dans une plantation d’hévéas, où elle survit in extremis au paludisme et à une intoxication au mercure. Après avoir perdu sa mère, à 15 ans, elle est recueillie par des religieuses, qui lui apprennent à lire et à écrire. Tout en travaillant comme domestique, elle mène des études d’histoire. Son destin bascule en 1984 lorsqu’elle s’engage en politique. Elle rejoint le Parti communiste révolutionnaire avant d’intégrer, un an plus tard, le Parti des travailleurs, fondé par Lula. A la même époque, elle s’engage aux côtés de Chico Mendes, syndicaliste et symbole de la défense de la forêt amazonienne, assassiné en 1988 par un propriétaire terrien. D’abord conseillère municipale, puis députée d’Etat et sénatrice fédérale, elle devient ministre de l’Environnement au sein du gouvernement Lula, de 2003 à 2008. Réputée dure, ne faisant aucune concession, elle lance un vaste plan de lutte contre la déforestation et s’oppose à plusieurs reprises aux projets de déboisement des industriels de l' » agrobusiness « . En 2010, à l’âge de 52 ans, elle se présente à l’élection présidentielle, sous l’étiquette verte, et crée la surprise en récoltant plus de 19 % des suffrages. Malgré cette » victoire « , elle ne parvient pas à recueillir, trois ans plus tard, les 500 000 signatures qui lui auraient permis de créer son propre parti. Elle rallie alors la formation d’Eduardo Campos.
» Elle cherche à coller à l’image de Chico Mendes, mais ce n’est que du marketing »
Fait rare dans la vie politique brésilienne, cette candidate n’est liée à aucun scandale. » Son honnêteté n’a jamais été remise en question, même lorsqu’elle a fait partie du gouvernement « , commente Elder Andrade de Paula, sociologue à l’université de l’Acre. Cet ancien compagnon de route de Chico Mendes ne donne pas pour autant un blanc-seing à Marina Silva, qu’il a fréquentée plusieurs années : » Elle met toujours en avant, dans ses discours, sa proximité avec Chico Mendes, observe-t-il. Mais rien ne le justifie. Mendes s’est battu pour que les populations locales contrôlent le territoire amazonien, tandis que Marina Silva s’est rapprochée des grandes corporations industrielles. Elle cherche à coller à l’image de Mendes, mais ce n’est que du marketing. » Dans la région d’origine de la candidate, d’autres voix expriment quelques réserves. Dercy Teles, vice-présidente du Syndicat des travailleurs ruraux de la ville de Xapuri, dans l’Acre, a longtemps milité avec Marina Silva. » C’était une femme humble, déclare-t-elle, qui prenait toujours le temps de s’asseoir au milieu des ouvriers. Quand elle est devenue ministre, les habitants de l’Etat d’Acre se sont imaginé qu’elle allait défendre les »petits », mais ils se sont trompés. Elle a pris fait et cause pour les latifundos, les grands exploitants. »
Pour tous ces travailleurs pauvres, Marina est passée » de l’autre côté « . Personne n’ignore d’ailleurs que son bras droit, Beto Albuquerque, est très lié au monde de l’agrobusiness. Certains industriels (céréales, cellulose) ont financé sa campagne de député. En retour, Beto Albuquerque a défendu leurs intérêts au Congrès, s’impliquant même dans l’adoption d’une loi favorisant la production de soja transgénique. Une évolution défendue aujourd’hui par l’équipe de campagne de la candidate : » Marina incarne un nouveau leadership, s’enthousiasme Ricardo Young, conseiller municipal de São Paulo. Elle veut travailler main dans la main avec les entrepreneurs, les financiers et les industriels. » Un message bien reçu par les intéressés : » Nous n’avons plus peur d’elle, affirme Gustavo Junqueira, président de la Société rurale brésilienne, une association patronale. Elle ne se comporte plus comme une activiste. Elle a compris que l’on pouvait concilier les logiques de production et la protection de l’environnement. » Elle a encore lâché du lest, le 20 septembre dernier, en précisant que l’objectif de » déforestation zéro » qu’elle préconise ne s’appliquait qu’aux exploitations illégales…
Sur d’autres sujets, aussi, cette militante de la première heure, convertie à la realpolitik, multiplie les signes d’ouverture, au point de remettre en question ses positions réputées inflexibles et de brouiller son image. Longtemps opposée à l’exploitation des gisements pétroliers au large des côtes brésiliennes, elle a opéré un virage à 180 degrés. Car Dilma Rousseff s’est engagée à consacrer une grande partie des recettes pétrolières à l’éducation et à la santé si elle était réélue. Marina devait réagir, quitte à changer d’avis…
La nouvelle politique qu’elle revendique pourra-t-elle éviter les coalitions de partis ?
Nul doute que ses détracteurs sauront exploiter ce revirement. Ils ne se sont pas privés de la tacler, déjà, lorsqu’elle est revenue, sous la pression des évangélistes, sur certaines mesures de son programme, comme le mariage homosexuel. Ses ennemis n’ont pas manqué d’y voir un signe d’allégeance au mouvement religieux. Convertie depuis 1997, Marina est parfois soupçonnée de faire du prosélytisme. Elle s’en défend. Très attachée à l’idée de laïcité, elle n’a jamais, assure-t-elle, mêlé foi et politique. Du reste, il est peu probable que les leaders évangélistes se prononcent en bloc en sa faveur. D’une congrégation à l’autre, les avis divergent. Ainsi, ce fidèle de l’Eglise universelle du règne de Dieu, à Rio, ne votera pas pour la candidate socialiste, si évangéliste soit-elle. » Notre Eglise appuie le pasteur Everaldo, du Parti social chrétien, explique-t-il. Et au second tour, je soutiendrai Dilma. » Missionnaire de l’Eglise de l’Assemblée de Dieu, Lucia, prévoit, elle, de voter pour Marina. Par choix, souligne-t-elle : » Je ne lui donnerai pas ma voix parce qu’elle est évangéliste, mais parce qu’elle peut apporter un nouveau souffle. La religion n’a rien à voir là-dedans. » Pour César Augusto, pasteur au sein de l’Eglise apostolique Source de la Vie, Marina Silva ne doit pas être considérée comme la candidate des évangélistes : » Je la connais bien et je sais qu’elle est contre le mariage gay, affirme-t-il. Peu importe, elle ne doit pas mettre en avant ses convictions personnelles. La campagne présidentielle dépasse la question religieuse. »
Attaquée sur ses soutiens confessionnels, Marina Silva l’est beaucoup moins sur d’autres questions, pourtant cruciales. Comment compte-t-elle tracer une nouvelle voie dans un système aussi sclérosé ? La nouvelle politique qu’elle revendique pourra-t-elle éviter les coalitions de partis ? Rien n’est moins sûr. » Elle pourrait être élue sans obtenir de majorité au Congrès, décrypte Christophe Ventura, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Elle tomberait alors dans le jeu des alliances, avec tous les travers que cela comporte. » Tel l’énorme scandale de corruption qui vient d’éclater au sein du groupe Petrobras, et qui empoisonne la campagne de Dilma Rousseff : d’anciens responsables du géant pétrolier sont soupçonnés d’avoir détourné de l’argent public pour » arroser » le Parti des travailleurs et ses » amis » (voir Le Vif/L’Express du 19 septembre).
Déjà, à l’échelon local, le PSB a dû nouer des accords avec ses rivaux. Dans l’Etat de Paraiba, le gouverneur, étiqueté PSB, s’est allié avec le Parti des travailleurs. A Sao Paulo, Marina Silva a autorisé un accord avec le gouverneur social-démocrate Geraldo Alckmin. Enfin, certains membres du parti d’Aécio Neves lui font – déjà – des appels du pied. Dans ces conditions, » faire de la politique autrement » risque d’être très ardu. La frêle métisse d’Amazonie a survécu à tout. Reste à assurer sa survie politique.
Par Charles Haquet et Morgann Jezequel (à Rio de Janeiro)
» Elle a compris que l’on pouvait concilier logiques de production et protection de l’environnement »