L’amaretto de Matteo

A une Italie qui veut croire en un homme neuf, le sémillant président du Conseil, Matteo Renzi, vante les mérites de sa potion douce-amère : entre grand chambardement et promesses de redistribution. Mais la mise en oeuvre des réformes tarde à venir face à son pire adversaire, la bureaucratie.

Dans son étroit costume bleu roi qui lui donne un faux air de premier communiant, il sautille sur son siège, multiplie les moues et les grimaces, pose lui-même les questions, enchaîne les réponses. Pour finir, il balance une petite blague à l’animateur. Ce soir-là, sous les projecteurs d’un plateau de talk-show, une fois encore, le chef du gouvernement italien fait le spectacle. L’audience est garantie. Avec Matteo Renzi, l’Italie s’est trouvé un nouveau prince charmant – court sur pattes, aux joues rondes, avec un léger défaut de prononciation. Son énergie sidère le pays, plus habitué à être gouverné par des vieillards – le président de la République a 89 ans. Renzi est partout. Le matin, dès 6 heures, on le trouve sur Twitter, où il adresse ses félicitations à Sophia Loren pour son quatre-vingtième anniversaire tout en réglant ses comptes avec ses détracteurs. A 21 heures, il s’invite sur les chaînes de télévision, rayonnant d’optimisme et de bonne humeur. Dans la journée, il a annoncé une nouvelle réforme – une de plus.

A tout juste 39 ans, l’inépuisable président du Conseil italien, qui adore tomber veste et cravate, déborde de vitalité et d’optimisme. Huit mois après son installation au palais Chigi, siège du gouvernement, il est, avec Angela Merkel, l’un des rares dirigeants européens à voir sa cote de popularité grimper. A en croire le dernier sondage de l’institut Demos, 62 % (+ 2 points) des Italiens feraient ainsi confiance au président du Conseil. Dans les bains de foule, qu’il affectionne, il se prête de bonne grâce au petit jeu des  » selfies « . Aux élections européennes de mai dernier, en recueillant plus de 40 % des suffrages, sa formation, le Parti démocrate (PD, centre gauche), a remporté un succès inattendu, dont Renzi, sans conteste, peut revendiquer le crédit.

Ce capital de confiance va-t-il lui permettre de réformer la péninsule, encalminée par deux décennies de croissance quasi nulle et sclérosée par des structures inefficaces ? L’enjeu est là. Renzi, en toute simplicité, promet à son peuple d’envoyer  » à la casse  » le statu quo, pour  » reconstruire l’Italie « , tout en jurant ne  » pas avoir de baguette magique « .  » C’est un homme en phase avec les Italiens, commente son sous-secrétaire d’Etat aux Affaires européennes, Sandro Gozi. En s’adressant à tous, au-delà des clivages traditionnels, il incarne le désir de renouveau et il sait choisir les mots pour se faire comprendre. Renzi ne craint pas de recourir à des méthodes nouvelles afin de faire avancer la justice sociale. S’il faut briser les tabous traditionnels de la gauche, comme le statut des travailleurs, hérité du passé, eh bien, nous le faisons !  » La réforme annoncée du droit du travail, ce mois-ci, le Jobs Act, qui a pour but de  » protéger non pas les postes, mais les travailleurs « , va dans ce sens. En pratique, le texte vise à simplifier les procédures de licenciement pour permettre aux entreprises de s’ajuster plus rapidement à la conjoncture – ce qui devrait les inciter à réembaucher, une fois l’horizon dégagé. En présentant, la semaine dernière, un budget qui prévoit 18 milliards d’impôts en moins et des coupes dans les dépenses publiques, notamment dans les provinces, ce gouvernement défie aussi les vieux principes de la gauche.

Après huit mois aux affaires, Matteo Renzi se prévaut d’avoir engagé une réforme constitutionnelle qui, si elle est menée à terme d’ici à dix-huit mois, devrait réduire le rôle du Sénat, diviser par trois le nombre de ses élus et accélérer le travail législatif ; d’avoir ouvert la voie à une réforme électorale destinée à dégager une majorité plus stable ; d’avoir  » lancé  » une réforme de la justice (les procès en Italie durent quatre fois plus que dans les pays voisins) ; d’avoir entrepris une refonte des pouvoirs locaux.

 » Tout cela manque d’une vision d’ensemble  »

Renzi ou l’homme pressé. Il gouverne le pays comme il a bâti son ascension. Par des coups de théâtre qui laissent l’adversaire interloqué. En 2004, à 29 ans, cet ancien boy-scout, catholique pratiquant, fils d’un élu démocrate-chrétien, se propulse à la tête d’une coalition de centre-gauche à la présidence de la province de Florence. Cinq ans après, il devient maire de la cité des Médicis. Quatre ans plus tard, en décembre 2013, il s’empare (après une première tentative avortée, en 2012) par surprise de la tête du Parti démocrate. Promis, juré, dit-il alors, il s’en tiendra là. Trois mois plus tard, il débarque son rival Enrico Letta et devient président du Conseil. Jamais l’Italie n’a eu un chef de gouvernement si jeune.

Face à ce tourbillon, la gauche du PD, cette reconfiguration du camp  » progressiste  » qui mêle héritiers de l’ex-Parti communiste et démocrates-chrétiens de gauche, tousse. On la comprend.  » C’est un expert en rapports de force, juge le sénateur Corradino Mineo, un « frondeur » du PD. Il comprend à quel moment et sur quel terrain il peut livrer bataille. S’il est bloqué, il improvise une nouvelle réforme. Mais finalement tout cela manque d’une vision d’ensemble.  » Les députés sont trop tatillons ? Il contourne l’obstacle.  » 75 % des lois du cabinet Renzi ont été approuvées à la faveur d’un vote où le gouvernement engageait sa responsabilité, critique le député (PD) Stefano Fassina. Le résultat, c’est que le Parlement donne à l’exécutif une délégation en blanc pour faire la loi. L’urgence de réformer ne peut justifier une telle attitude, inédite à cette échelle.  » Au-delà des critiques sur la brutalité de l’exercice du pouvoir, la vieille gauche souffre surtout de voir son destin entre les mains d’un enfant du berlusconisme, sans boussole idéologique. Nourri à la politique spectacle, qui façonne la chronique depuis deux décennies, Matteo a emprunté à Silvio sa capacité de multiplier les promesses foisonnantes et son talent à s’adresser directement à l’électeur en piétinant les corps intermédiaires, son culot pour dénoncer l’establishment et son génie à tirer profit de la perte de crédibilité des partis et du vide qui s’en est suivi. Comme Berlusconi, parvenu au pouvoir, en 1994, sous les habits d’un  » homme neuf  » sur les ruines d’une classe politique ravagée par les scandales financiers mis au jour par les juges, Renzi surgit au moment où l’opinion réclame un coup de balai contre la classe dirigeante. Et celle-ci, effrayée par l’attraction qu’exerce le comédien Beppe Grillo et ses outrances, ne peut que s’en remettre au populisme plus policé qu’incarne Renzi.  » Ce dernier est l’ultime rempart de la démocratie contre les pouvoirs non élus que sont les corporatismes, les grandes entreprises, les magistrats, les bureaucrates « , juge ainsi Stefano Menichini, directeur d’Europa, organe officiel du PD.

Le président du Conseil italien sait, il est vrai, frapper l’opinion à coups de symboles. Il a mis en vente plus d’un millier de voitures de fonction (des Maserati, des Jaguar…). Dans un pays qui souffre du poids excessif des rémunérations de ses hauts fonctionnaires (jusqu’à 600 000 euros par an) et de sa classe politique, la mieux payée d’Europe, le gouvernement a fixé un plafond à 240 000 euros pour les emplois publics, sans toutefois que cela ne concerne la Chambre des députés ou la Banque d’Italie, autonomes en la matière… Il s’entoure de femmes ministres. Dans le Jobs Act, il attaque l' » article 18 « , une protection judiciaire contre les licenciements, un  » totem  » de la gauche, mais identifié par l’opinion à un privilège archaïque.  » L’envie sociale a remplacé la lutte des classes, regrette un parlementaire. Et Renzi joue à fond cette carte.  »

Avec les syndicats, c’est pire. Après les avoir ignorés de longs mois, le président du Conseil a consenti à les recevoir, à l’annonce d’une grande manifestation, le 25 octobre, contre le Jobs Act. Sans illusion :  » J’écouterai avec attention, a-t-il dit. Mais, à la fin, c’est moi qui décide.  » Parce qu’il sait le discrédit qui les frappe dans l’opinion, l’épreuve de la rue ne lui fait pas peur. A la fin de la rencontre, il leur lance ainsi :  » On se revoit donc ? Le 25, ça vous irait ? Ah non, vous avez votre truc…  » Au siège de la Confédération générale italienne du travail, plus important syndicat, la secrétaire générale Susanna Camusso paraît désemparée face à ce mélange de provocation et d’ironie sarcastique, typiquement toscans :  » Renzi veut changer le pays, mais il reprend surtout beaucoup de vieux slogans de la droite, juge celle qui l’a, un jour, traité de « thatchérien ». Il prétend ainsi « enlever aux pères pour donner aux fils », mais la réalité, c’est que sa politique conduit à une hausse de la précarité. Il imagine qu’il suffirait de donner la plus grande liberté possible aux entreprises pour voir revenir les investissements. Ses recettes sur la flexibilité du travail, on les a déjà vues à l’épreuve ailleurs : elles ne marchent pas.  » La syndicaliste estime-t-elle que Renzi est toujours de gauche ?  » C’est lui qui dit que droite, gauche, ça ne veut plus rien dire.  »

La droite applaudit. Le petit parti du Nouveau Centre droit (NCD) siège même au gouvernement.  » Renzi est pour nombre d’Italiens le dernier espoir, parce qu’il a l’inconscience des défis, dit joliment la chef du groupe NCD à la Chambre, Nunzia De Girolamo. En promettant de s’attaquer à la bureaucratie et en soutenant les entreprises, il a rejoint nos engagements. Mais le gouvernement doit désormais accélérer.  » Quoique dans l’opposition, le parti de Silvio Berlusconi, Forza Italia (FI), a, lui, accepté de prêter main-forte pour les réformes institutionnelles.  » Renzi est très courageux et un élan sincère le pousse à adopter des positions iconoclastes, estime la députée (FI) Deborah Bergamini. Dans la situation dramatique où se trouve le pays, lui qui est issu d’une culture centriste a compris que les recettes de la vieille gauche ne sont plus applicables. Mais il doit prouver maintenant qu’il peut être l’homme du changement face à une gauche en majorité conservatrice. C’est loin d’être fait. Pour l’heure, le public le soutient parce qu’il représente aussi toute une jeune génération, très individualiste, qui n’arrive pas à saisir le pouvoir économique, social, culturel confisqué par ses aînés, les baby-boomers.  » Si la droite fait preuve de mansuétude, cela tient aussi à d’autres raisons, moins avouables. Lors d’un tête-à-tête avec Berlusconi, Renzi aurait, murmurent certains à gauche, aussi conclu un pacte plus personnel avec l’ancien président du Conseil, toujours menacé par les juges.  » Renzi ne touchera pas aux lois sur la prescription et sur les faux en écriture adoptées par Berlusconi pour se protéger de la justice « , prédit ainsi le sénateur (PD) Mineo. Dans ce théâtre d’ombres qu’est la vie politique italienne, rien jamais ne dissipe le sfumato, cher à Léonard de Vinci.

Renzi est le premier à le marteler. Sur la voie de la réforme, les obstacles sont légion.  » On fait les lois, mais elles ne sont pas appliquées, confie Stefano Fassina, qui fut vice-ministre de l’Economie et des Finances dans le gouvernement Letta, en 2013. Ou bien après avoir surmonté de fortes résistances et avec retard. A l’heure de rédiger les décrets d’application, les directeurs d’administration opposent des motifs parfois valables, parfois aussi seulement destinés à nous imposer leurs propres choix. Il manque une loi pour délimiter ce pouvoir que s’est arrogé la bureaucratie.  » Comment réformer un Etat lorsque celui-ci est inopérant ? Le chef du gouvernement avait promis de régler  » avant la Saint-Matteo  » (21 septembre) les factures en souffrance des administrations ; en réalité, juste un peu plus de la moitié ont été payées.  » L’Italie est à reconstruire « , dit Renzi. Oui, mais par où commencer ? La productivité du travail stagne depuis dix ans, alors qu’elle a crû partout en Europe. Le montant de l’évasion fiscale est considérable : on l’évalue à 90 milliards d’euros. La corruption coûterait 1 000 euros par an à chaque Italien. 18 conseils régionaux sur 20 sont l’objet d’enquêtes judiciaires. Pas moins de 300 élus de ces mêmes régions doivent répondre à des procédures pour avoir confondu notes de frais, argent public et dépenses privées. Conséquence de la longue dépression économique et morale, le déficit démographique s’accentue. C’est la revanche des cercueils sur les berceaux : en 2013, les décès ont atteint un écart par rapport aux naissances jamais vu dans la période contemporaine. Le Mezzogiorno, le sud de la péninsule, est à l’abandon : 61 % des jeunes y sont au chômage (pour une moyenne nationale de 44 %). Alors que la Vénétie est au top européen du classement international Pisa sur l’éducation, les Pouilles y figurent au niveau du Kazakhstan.

Dépourvu d’expérience gouvernementale et parlementaire, Renzi est-il à la hauteur des défis ?  » L’objectif l’intéresse davantage que les moyens d’y parvenir « , souffle un parlementaire. Il aime décider seul. Souvent, cet intuitif, qui préfère s’entourer de ses amis florentins plutôt que de  » vrais  » collaborateurs, improvise sans prévenir les ministres concernés. Ainsi, quand il élargit, au hasard d’un discours, la  » garantie jeunesse  » (formation et apprentissage) aux chômeurs de 24 à 29 ans. Cette verticale du pouvoir risque de renforcer son excès d’optimisme, une de ses vulnérabilités. On l’a vu, à la veille des élections européennes, quand il a fait distribuer des chèques de 80 euros mensuels aux revenus les plus bas. Il remporte, certes, le scrutin, mais ce coup de pouce de 10 milliards d’euros ne relance pas la consommation, en chute libre, contrairement à ses espoirs.

Mille jours pour changer le pays

Annoncer les réformes et les lancer est une chose, les mener à terme en est une autre.  » La politique déclamatoire à coups de promesses populistes a son utilité, estime l’économiste et sénateur (PD) Paolo Guerrieri. Mais il faut aussi des réformes immédiates traduisibles dans le quotidien des citoyens. La simplification du système fiscal – un maquis impénétrable – sera un test. Nous verrons si l’an prochain, comme promis, les déclarations de revenus seront préremplies.  » Renzi s’est donné mille jours pour changer le pays. S’il réussit, il aura réveillé l’Italie.  » Mais les effets de son action ne seront pas visibles demain, notre horizon, c’est la prochaine génération, reconnaît le député (PD) Ernesto Carbone. Mon espoir, c’est que le chemin parcouru sera tel que, lorsque ma fille apprendra à la fac ce que fut le bicaméralisme italien, elle en rira.  » Si Renzi échoue, il a prévenu : il partira.  » Les hommes politiques aussi ont une date de péremption « , a-t-il lancé, un jour, exaspéré par les résistances de la vieille garde de son parti. A l’évidence, ce constat s’applique aussi à son cas. Pour l’heure, la bonne volonté qu’il affiche devrait lui valoir la mansuétude de Bruxelles (et d’Angela Merkel, qu’il fait rire), malgré la dérive de la dette. A terme, à lui de prouver, toutefois, que derrière un  » rottamatore  » (celui qui envoie à la casse), comme il aime à se qualifier, ne se cache pas un matamore.

De notre envoyé spécial Jean-Michel Demetz, avec Vanja Luksic

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