L’affaire qui fait peur à Sarkozy

Des marchés d’armement, notamment avec le Pakistan, ont-ils servi à financer la campagne d’Edouard Balladur pour l’Elysée, en 1995 ? Le Vif/L’Express publie des extraits du Contrat (Stock), enquête sur ce dossier explosif. On y croise le ministre du Budget de l’époque : Nicolas Sarkozy.

Nicolas Sarkozy n’aimera pas ce livre. Edouard Balladur non plus. Le Contrat, dont Le Vif/L’Express publie des extraits, ne sera en librairie que le 19 mai (Stock), mais son contenu suscite déjà la curiosité du Tout-Paris politique et judiciaire. De l’inquiétude aussi, car les auteurs, Fabrice Lhomme et Fabrice Arfi, journalistes au site Mediapart, abordent ici deux affaires complexes, mais d’une richesse exceptionnelle.

La première, la plus dramatique, concerne l’attentat meurtrier du 8 mai 2002 à Karachi (Pakistan). Cette opération contre un bus de la Direction des constructions navales (DCN) n’a pas livré tous ses secrets. Un juge parisien, Marc Trévidic, tente de résoudre l’énigme. L’autre affaire est d’un genre différent. Il y est question d’argent, de politique et d’un contrat baptisé Agosta : l’achat par le Pakistan, le 21 septembre 1994, de trois sous-marins de fabrication française. Montant de la transaction : 826 millions d’euros.

Rétrocommissions

A ce jour, rien ne prouve qu’il existe un lien quelconque entre le contrat Agosta et la mort, sept ans plus tard, des employés de la DCN. L’hypothèse selon laquelle cet attentat serait une vengeance contre la France à la suite d’un litige financier ne repose sur aucune preuve irréfutable. Mais cette  » affaire dans l’affaire  » embarrasse les autorités françaises.

Pour en mesurer les enjeux, il suffit d’ouvrir ce livre. Les auteurs y détaillent la mise en place, en marge d’Agosta, d’un système de  » rétrocommissions  » visant à financer la campagne présidentielle d’Edouard Balladur en 1995. Des  » intermédiaires « , rémunérés en toute légalité pour faciliter l’obtention du marché, rétrocédaient – en toute illégalité, cette fois – une partie de ces sommes à des  » politiques  » français. Sitôt élu à l’Elysée, au printemps 1995, Jacques Chirac a ordonné de briser ces circuits de financement.

En 1994-1995, au plus fort du duel Chirac-Balladur, deux balladuriens de premier plan avaient accès aux informations sur les négociations en matière d’armement : François Léotard, ministre de la Défense, et Nicolas Sarkozy, alors chargé du Budget, dont les autorisations étaient indispensables pour valider les plans de trésorerie. En 1995, Sarkozy était aussi le porte-parole de campagne d’Edouard Balladur.

Pour mener leur enquête, les journalistes ont rencontré une centaine de personnes. Plusieurs politiques – Charles Millon, Dominique de Villepin, Charles Pasqua – accusent clairement les balladuriens d’hier – pour la plupart sarkozystes d’aujourd’hui – d’avoir bénéficié de fonds d’origine douteuse et/ou d’avoir entretenu des relations équivoques avec des intermédiaires libanais.

Un chapitre retient particulièrement l’attention : il est consacré à une société luxembourgeoise, Heine, dont la création, validée en toute légalité par Nicolas Sarkozy, en 1994, avait pour but de faciliter les paiements d’intermédiaires liés au contrat Agosta. Selon les auteurs, un conflit d’ordre financier aurait opposé cette société à l’Etat français. Pour éviter le scandale, ce litige aurait été résolu en toute discrétion, avec l’aval de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, comme le laisse soupçonner un document signé  » NS « . C’était le 20 novembre 2006, quelques mois avant l’élection présidentielle de 2007.

« Les  » intermédiaires « 

Son nom complet est Abdul Rahman Salaheddine El-Assir. Né le 26 avril 1950 à Beyrouth, il fait partie d’une caste très fermée : celle des vendeurs d’armes. Par commodité, on dit plutôt  » intermédiaires « , c’est moins péjoratif. [à] Sous le gouvernement d’Edouard Balladur (1993-1995), Abdul Rahman El-Assir réussit une prouesse. Il est choisi par les autorités françaises pour être l’intermédiaire dans les deux plus gros marchés d’armement du moment. Le premier est le contrat des sous-marins Agosta destinés au Pakistan, signé le 21 septembre 1994. Le second, dit  » Sawari II « , porte sur les frégates Lafayette vendues à l’Arabie saoudite, et signé le 19 novembre 1994. La DCN, constructeur des sous-marins et des frégates, est en première ligne sur les deux opérations, qui dépassent au total les 3,7 milliards d’euros.

Que ce soit pour le Pakistan ou pour l’Arabie saoudite, Abdul Rahman El-Assir est associé à un autre intermédiaire libanais, un ami né la même année que lui : Ziad Takieddine. [à] Interrogé par le juge Trévidic sur les dessous d’Agosta, M. Menayas [Gérard-Philippe Menayas, ancien directeur financier et administratif de DCN International, DCNI] a assuré que  » Ziad Takieddine a été imposé en 1994 à la DCNI par le pouvoir politique ainsi qu’Abdul Rahman El-Assir « .  » Quand je parle de pouvoir politique, c’est le ministre de la Défense [François Léotard] ou son cabinet « , a précisé le haut fonctionnaire. [à]

Celui qui, à la DCN, fut en prise directe pendant les négociations avec le duo d’intermédiaires El-Assir/Takieddine est l’ancien directeur international du groupe, Emmanuel Aris, dont l’un des attributs était précisément la gestion des agents d’influence en marge des grands contrats. Lui aussi confirme que les deux Libanais ont été  » imposés  » par le gouvernement Balladur. L’entremetteur de choc n’est autre que Renaud Donnedieu de Vabres [à l’époque, chargé de mission au cabinet du ministre de la Défense, François Léotard, NDLR] [à].

Précision utile : quand le duo El-Assir/Takieddine s’immisce avec l’appui (voire à la demande) du pouvoir balladurien dans les négociations du marché des sous-marins pakistanais, le contrat est déjà en passe d’être signé. C’est donc à la dernière minute, alors que les négociations ont déjà abouti, que les deux hommes réclament 4 % de commissions supplémentaires, soit 33 millions d’euros ! [à]

Officiellement, Takieddine et El-Assir affirment que l’argent doit servir à verser des pots-de-vin au pouvoir politique pakistanais, condition sine qua non pour être certain d’empocher le contrat. Cela fait pourtant deux ans que d’autres agents s’emploient à  » convaincre  » les décideurs pakistanais de choisir la France avec, en poche, une enveloppe de commissions représentant 6,25 % du montant du contrat (soit 51 millions d’euros) prévue à cet effet. Mais l’arrivée surprise de Ziad Takieddine et Abdul Rahman El-Assir dans le contrat Agosta, déjà dérogatoire aux règles en vigueur dans le milieu de l’armement, va prendre une tournure exceptionnelle quand les deux hommes vont imposer de toucher 100 % de leurs commissions à la signature de leur mission de consultance. [à] Quand il est interrogé en novembre 2009 par le juge Trévidic sur cette extravagance, Menayas répond de son côté :  » Ils m’ont dit que c’étaient les exigences de leurs donneurs d’ordres.  » [à]

Le  » trésor de Balladur « 

Sitôt élu président de la République, Jacques Chirac n’a qu’une idée en tête. Couper les vivres à Edouard Balladur. [à] [Il] en parle dès son premier rendez-vous en tête à tête, dans son bureau de l’Élysée, avec le nouveau ministre de la Défense, Charles Millon. Ce dernier repart avec un  » ordre de mission  » on ne peut plus clair : faire le ménage dans les contrats d’armement et empêcher que les intermédiaires jugés trop proches du camp Balladur ne touchent leur dû. [à]

Rencontré à plusieurs reprises dans le cadre de cette enquête, M. Millon, initialement très réservé, a consenti à livrer certains secrets dont il est le détenteur. […]  » Ce sont des histoires dangereuses, je n’ai pas envie de prendre une balle « , confiera-t-il un jour. Alors, Charles Millon a choisi de distiller ses confidences, comme autant de petits cailloux dont il nous incitait parfois explicitement à suivre la trace.  » Le financement des balladuriens ? Mais tout est public ! Les faits sont là, il suffit d’ouvrir les yeux. Reprenez les coupures de presse de l’époque, tous ces déplacements en Arabie saoudite, par exempleà  » [à]

 » Quand je me rendrai plus tard en Arabie saoudite, l’un des dignitaires du royaume me lancera, excédé : « Vous vous rendez compte, vos amis sont beaucoup trop gourmands sur les contrats, avec les commissions : ils me donnent 8 % et gardent pour eux les 10 % restants. C’est n’importe quoi ! Qu’ils ne reviennent jamais ici ou je leur coupe la langue. » Cette phrase m’avait particulièrement marquéà  » [à] La deuxième phase de l’opération de  » nettoyage  » des contrats Agosta et Sawari II n’a jamais été révélée jusqu’ici. Il s’avère que les services secrets français ont été chargés par le ministère de la Défense de pister les fonds issus des rétrocommissions. Ce que Charles Millon nous a confirmé :  » J’ai demandé à la DGSE de mener une mission pour retrouver la trace de l’argent des rétrocommissions. Elle y est parvenue et des traces ont bien été retrouvées dans les établissements bancaires de cinq pays : l’Espagne, la Suisse, Malte, Chypre et le Luxembourg. Les rapports des services m’étaient faits à l’oral. Quant aux documents, ils ont été détruits, à ma connaissance. Et honnêtement, cela ne me choque pas que les services secrets gardent les chosesà secrètes.  » [à]

[à] Lors de son audition devant le juge Trévidic, le 23 novembre 2009, l’ancien directeur international de la DCN, Emmanuel Aris, a détaillé quant à lui la complexité des circuits de paiement des intermédiaires du contrat Agosta, faisant apparaître le rôle central joué par une société luxembourgeoise du nom de Heine, gérée par un certain Jean-Marie Boivin. Peut-être le personnage central du dossier, ce Boivin. Celui qui sait tout. Or une perquisition réalisée début 2007 au siège de la DCN, dans le cadre de l’enquête financière confiée aux juges Jean-Christophe Hullin et Françoise Desset, a permis aux policiers de la Division nationale des investigations financières (DNIF) de mettre la main sur plusieurs documents internes à l’entreprise d’armement montrant que la société Heine avait été créée en 1994 avec l’aval de Nicolas Sarkozy, au moment même où il validait le plan de financement peu orthodoxe du contrat Agosta. Parmi ces documents figure notamment une chronologie détaillée retraçant les principales dates de l’existence de Heine, entre 1994 et 2004.

 » Sarkozy donne son accord « 

Tenant sur une feuille de format A4, parsemée de phrases sans verbe et d’initiales incompréhensibles pour le néophyte, cette chronologie, jamais évoquée dans son intégralité, fait d’abord apparaître, pour l’année 1994, que  » EAR fait savoir officiellement à DCA que Nicolas Bazire, directeur du cabinet du Premier ministre Balladur est d’accord [pour la constitution de Heine] « . EAR, c’est Emmanuel Aris. DCA est Dominique Castellan, le président de DCN International. A la ligne suivante, il est indiqué :  » Nicolas SARKOZY donne également son accord depuis le ministère des Finances – Bercy.  » Et :  » Accord JMB – SIMKER.  » JMB, c’est bien sûr Jean-Marie Boivin. Et  » SIMKER  » correspond au nom d’un cabinet d’avocats implanté sur l’île de Man et utilisé par la DCN pour ses paiements les plus confidentiels.

[En 2006, Jean-Marie Boivin entre en conflit avec ses anciens partenaires auxquels il réclame une somme de 8 millions d’euros. Le 26 octobre, il reçoit la visite de deux hommes, visite qu’il raconte à Menayas, de la DCN. Ce dernier note ces propos par écrit.]  » Les deux visiteurs du 26/10 étaient bien mandatés par NS (source Lux.). Ils ont été informés que tout devait être réglé avant [la suite est illisible]  » peut-on lire dans son compte rendu qui serait resté secret sans la perquisition policière. L’information n’est pas anecdotique. D’après ce document confidentiel auquel ni la police ni la justice n’ont donné suite à ce jour,  » NS « , c’est-à-dire Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, aurait intercédé auprès de la DCN pour empêcher que soit révélée une potentielle affaire de corruption et/ou de financement politique occulte liée aux ventes d’armes, sept mois avant son élection à la présidence de la République.

L’ami qui dérange

L’air parfaitement détendu, Ziad Takieddine descend les marches d’un immense escalier. Jean, mocassins, polo. Sourire courtois, légèrement crispé tout de même [à]. Il n’a rien à voir avec le contrat Agosta, il est seulement intervenu à cette époque dans le contrat Sawari II.  » On utilise mon nom, on essaie de me mêler dans cette affaire de Karachi alors que je ne suis pas concerné par tout cela. Je n’ai jamais fait de mal à qui que ce soit  » [à] Quant à Frédéric Bauer, cet ancien policier envoyé par la DCN pour lui annoncer qu’il ne toucherait pas son dû dans le contrat Agosta, Ziad Takieddine reconnaît l’avoir rencontré une fois. Mais pour Sawari II, pas Agosta…[à] Ça a duré à peine une heure, et ça ne s’est absolument pas passé comme ce menteur le raconte. Je l’ai renvoyé au bout d’une heure en lui disant : « Dites à votre maître, c’est-à-dire Chirac, qu’il va avoir des répercussions horribles s’il ne tient pas les engagements de la France. » Manifestement, Ziad Takieddine ne mesure pas l’interprétation qui pourrait être faite de ses propos par ceux qui postulent que l’attentat de Karachi fut réalisé en représailles, du fait de commissions non payées… Il reprend :  » Je peux vous dire qu’ils m’ont réglé tout ce qui m’était dû. Oui, ils ont payé. Et jusqu’au dernier centime même, contrairement à ce que l’on raconte !  » assure-t-il. Pourquoi les chiraquiens auraient-ils cédé ?  » Parce que j’ai fait intervenir un personnage haut placé que je connaissais très bien et à qui Chirac ne pouvait rien refuser : Rafic Hariri, alors Premier ministre du Liban.  » [à]

Lorsqu’on lui fait observer qu’aujourd’hui la  » Sarkozie  » semble vouloir prendre ses distances avec lui, son visage s’empourpre. La remarque le blesse. Comme dans un sursaut d’orgueil, il lâche une petite bombe :  » Sarkozy est mon ami, OK ? Et depuis longtemps. Je l’ai rencontré en 1993 lors d’une soirée chez Léotard. Je l’ai aidé pour débloquer le contrat Miksa [un contrat de 7 milliards d’euros pour équiper Riyad de matériel destiné à protéger les frontières du royaume, NDLR], j’ai organisé ses visites en Arabie saoudite. Je l’ai accompagné trois fois là-bas, une fois comme ministre de l’Intérieur, deux comme président de la République.  » Désormais inarrêtable, il renchérit :  » Je le vois toujours, Sarkozy, comme Claude Guéant d’ailleurs.  » Il en veut pour preuve l’affaire des infirmières bulgares.  » C’est moi qui les ai fait libérer en 2007 « , jure-t-il. [à] »

Copyright Editions Stock (les intertitres sont de la rédaction).

Philippe Broussard

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