» L’acteur n’est pas là pour penser ! « 

Brillant comme à l’habitude, le comédien joue les radins pathologiques dans le délicieux Coût de la vie de Philippe Le Guay. Sa parole est, par ailleurs, toujours aussi captivante

Si j’aime tant revenir en Belgique, confie Fabrice Luchini, c’est parce que, chez vous, il y a encore de la curiosité. Dans votre pays, on s’interroge encore, on s’intéresse aux choses. A Paris, les gens ont tout vu, plus rien ne les impressionne. Quelle arrogance ! Quand j’y rencontre des journalistes, ils ne s’intéressent plus du tout à ce que je fais, ni à la manière dont je le fais. Seul les intéresse l’homme, l’homme privé dont ils ont bien sûr compris depuis longtemps qu’il parle du théâtre, de Jouvet, pour se protéger, pour ne pas avoir à se dévoiler dans son intimité. Alors ils m’invitent dans des émissions pour me piéger, pour savoir comment j’aime, où sont mes enfants… Mais ça ne marche pas, je ne tombe pas dans ce piège et je n’y tomberai jamais !  »

Le comédien le plus génialement bavard de sa génération était récemment de passage à Bruxelles. Trois heures d’interviews pour un séjour éclair, en attendant un retour plus confortable en janvier, à Namur, où il jouera Knock sur scène comme il le fait actuellement à Paris.  » Je me donne, sourit-il, je me donne à fond dans ces entretiens comme je le ferai ce soir au théâtre. C’est épuisant, mais c’est bien le moins que je puisse faire ici, dans ce pays où l’on aime encore les acteurs, et les entendre évoquer leur métier…  » Fabrice Luchini est homme de parole, aux deux sens du terme, et il n’aurait pour rien au monde laissé Philippe Le Guay, le réalisateur du Coût de la vie, venir seul défendre son film devant la presse belge. D’ores et déjà un succès en France avec plus d’un million de spectateurs en quelques semaines, cette comédie morale réunit de nombreux personnages autour du thème des rapports avec l’argent. Dans un ensemble excellent où brillent, entre autres, Vincent Lindon, Claude Rich et Géraldine Pailhas, Luchini y joue un cadre supérieur célibataire et radin, mais alors radin jusqu’à la moelle ! Un personnage tout à la fois irritant, pathétique et burlesque, qui suscite les plus nombreux rires d’un public une fois de plus invité à savourer le jeu particulier, inimitable, de celui que lança Eric Rohmer, que révéla La Discrète (en 1990), et qui est devenu aussi indispensable au cinéma français qu’au théâtre, où il sert aujourd’hui Jules Romains après avoir célébré Céline.

Le Vif/L’Express : Le radin, l’avare tel que vous en jouez un dans Le Coût de la vie est depuis longtemps un  » type  » au théâtre. Molière et d’autres lui ont consacré des pièces fameuses. Comment l’avez-vous abordé ?

E Fabrice Luchini : Presque toute la philosophie de Louis Jouvet tourne autour de cette notion :  » Pourquoi le comédien doit-il se faire transparent lorsqu’il a à jouer un ôtype » comme Alceste, Don Juan, Hamlet, L’Avare, Tartuffe ? Parce que le type est plus grand que l’individu !  » Je n’y ai pas pensé au moment d’aborder le rôle de Brett dans Le Coût de la vie. En fait, j’ai trouvé ce personnage pathologique, il ne me parlait pas et j’en ai fait le reproche au réalisateur que je connaissais pour avoir déjà tourné avec lui L’Année Juliette. Moi qui ai vécu une période où j’étais un peu inquiet financièrement, je ne pouvais pas imaginer cet homme qui s’enfuit du taxi où il raccompagne une jeune femme chez elle parce qu’il voit le compteur s’affoler. J’ai cru que je n’allais pas pouvoir le jouer, parce que si, au théâtre, tu peux jouer des choses qui ne te parlent pas (Knock ne me parle pas, mais je le joue tous les soirs), au cinéma, tu n’as pas l’apport d’une partition aussi solide qu’un Molière ou (en un peu moins bien) d’un Jules Romains. Parce que je faisais confiance à Philippe Le Guay, j’ai tout de même dit oui, mais en m’attelant à rendre le personnage jouable, en cherchant des équivalences, en m’efforçant de l’humaniser. Tout le contraire du théâtre où, quand tu joues un grand rôle, ton souci doit être au contraire de le  » déréaliser « .

Pouvez-vous expliquer cette  » déréalisation  » ?

E Oui. Beaucoup d’acteurs croient que c’est eux qui donnent vie à un personnage. Ils disent qu’ils le composent. Jouvet disait qu’on peut composer un menu, mais pas un personnage ! Au théâtre, le personnage existe avant toi. Tu n’as pas à l’incarner, à essayer de lui conférer une pseudo-réalité. Alors qu’au cinéma, c’est le contraire. Si tu veux réussir un personnage, tu dois le prendre à ton compte. C’est ce que j’ai fait avec mon avare du Coût de la vie. Et il semble que ça marche. Les gens rient beaucoup. Je crois qu’on apprécie toujours de voir dévoilée la part ignoble de notre humanité, les sentiments les plus mesquins, les plus ambigus, à rebours de cette pensée unique et correcte dans laquelle nous sommes si nombreux à tomber ces derniers temps et qui voudrait que nous soyons tous en permanence admirables ! On sait très bien que le jeune premier est rasoir, et que le vieux pervers est plus intéressant… Il vaut toujours mieux jouer des gens à défauts…

Comme l’a fait génialement un Bernard Blier, jamais meilleur que quand il jouait des types odieux !

E Ou alors, des cocus… Une pure merveille ! Quel grand, quel immense acteur que Blier ! Peut-être le plus grand acteur français !

Si l’avare du film est un cas pathologique, la générosité n’est pas forcément plus naturelle, non ?

E Evidemment ! Nous avons tous connus de sinistres radins, mais aussi des gens qui ont la générosité névrotique, qui se montrent généreux parce que c’est l’image d’eux-mêmes qu’ils aiment donner. Je préfère la sincérité de la saloperie à la bonté hypocrite. Même si je ne suis pas comme le gars que je joue dans le film. Je n’ai jamais été radin, même si je ne suis pas non plus d’une nature généreuse. J’ai été très anxieux dans ma vie, et très économe, pas du tout fou, parce que je n’aime pas ce qui est irrationnel. Maintenant, pour définir le talent de quelqu’un, le lieu commun c’est souvent :  » Il vit sans compter, il délire… « , bref le mythe à la Philippe Léotard, qu’il a incarné dans la tragédie. Les artistes, par définition, ne compteraient jamais. On oublierait donc Hugo qui mesurait tous les soirs ce qui lui restait de bougie, Céline (odieux là-dedans comme dans le reste) et ses lingots d’or au Danemark, Marcel Pagnol qui ne pensait qu’au pognon. C’est vraiment une connerie moderne de penser que l’approximation généreuse et délirante serait le signe du talent. Rien de moins vrai. Les artistes sont ignobles par rapport à l’argent, ils ne parlent que de ça ! Van Gogh écrit à son frère et c’est toujours pour des problèmes de pognon… Ceci dit, l’avarice est un grave défaut, car il revient à nier l’autre. L’avare casse la relation. Il supprime toute possibilité d’échange. C’est une névrose vraiment très antipathique ! C’est très gai à jouer, mais très pénible à rencontrer dans la vie. Je peux rompre avec quelqu’un à cause de ça. L’avare se retrouve tôt ou tard seul, et c’est bien fait ! Qu’il reste dans sa merde…

Etes-vous parfois tenté d’analyser la psychologie des personnages que vous jouez ?

E Un acteur ne peut jamais rentrer dans la séduction de la glose psychologique ou psychanalytique. C’est un drame des années 1960 que de considérer que les acteurs doivent penser, réfléchir, analyser ce qu’ils jouent. Il n’y avait jamais une seule indication psychologique à l’époque précédente, que ce soit chez Jouvet, chez Dullin, chez Pitoëff. La psychologie est la poubelle ignoble de notre époque. Les metteurs en scène d’aujourd’hui ne cessent de donner des indications psychologiques, jusqu’à la nausée. Penser l’avarice, lire des tonnes de bouquins sur l’avarice ne permet pas de savoir jouer L’Avare. Jouvet disait (il parlait des grands textes) qu’il fallait  » savoir abdiquer l’intelligence « . L’acteur n’est pas là pour penser mais pour exécuter. Mes réflexions personnelles ne sauraient rien apporter à la manière dont je vais dire un vers d’une pièce classique. C’est – pari presque pascalien ! – en étant vide que l’on y parvient le mieux… Je joue Knock depuis un an, et je suis toujours en train d’épurer, d’enlever, pour atteindre l’humeur énigmatique de cet homme monstrueux, diabolique. J’ai eu de bons papiers dans la presse, mais je sais que je ne suis pas encore très loin, qu’il y a beaucoup à faire pour atteindre, par des moyens non intellectuels, ce  » moment fulgurant  » dont parle Jouvet et qui met en jeu une sorte de sixième sens, relevant de l’intuition. Ce n’est que par la pratique, pas par la réflexion, que l’on peut parvenir jusque-là.

Si on y parvient jamais ! Le grand peintre surréaliste Max Ernst disait que l’artiste qui trouve est perdu…

E Jouvet disait  » Tu ne rencontreras jamais Alceste « . Si l’on pouvait le rencontrer, on mourrait immédiatement. Le plaisir est sur le chemin, pas à l’arrivée, que l’on n’atteint de toute façon jamais. D’autant que l’on ne travaille pas tout le temps, on est feignant ! Heureusement, le simple fait de jouer tous les soirs au théâtre t’entraîne à une dynamique menant à l’amélioration. C’est là le côté  » sacré  » du théâtre.

Peut-on s’améliorer tout en gardant une certaine innocence devant un nouveau texte, un nouveau rôle que l’on va pouvoir désirer ?

E Cette sorte de virginité est possible, oui. Elle est inconscience, ignorance, et fait partie du sublime mystère du comédien, au-delà de tout réflexe culturel ou intellectuel. Le théâtre est mystère, il reste mystère. Il faut des mois, des années, pour avoir une idée de ce que tu fais sur scène, pour arriver à jouer au-delà de ton ego ! Le cinéma, en regard, est quelque chose de ludique. Ton muscle, tendu à l’extrême par le travail du théâtre, se relâche et la caméra qui s’approche vient te voler des choses qui t’échappent, dans une jubilation du quotidien, de la réalité. Le cinéma te demande de t’offrir, d’être passif. Et cette passivité a quelque chose d’agréable. Cela repose le muscle. C’est une autre forme de jouissance. Dans l’abandon au corps et aux sens. Et, comme disait si justement Artaud,  » tout est suspect sauf le corps et ses sensations « .

Entretien : Louis Danvers

ôLes artistes sont ignobles par rapport à l’argent, ils ne parlent que de ça ! »

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