L’abeille castratrice

Les pratiques sexuelles des animaux reflètent nos fantasmes sexuels, du plus banal au plus pervers, tels qu’ils sont décrits par la psychanalyse. A partir de recherches éthologiques et de sa pratique clinique, Tobie Nathan, professeur émérite de psychologie à Paris-VIII et écrivain, reconstitue, à la manière d’un détective, le puzzle de notre inconscient. Et il en éclaire les origines.

Je poursuis ici l’enquête initiée par l’observation de l’accouplement des punaises (voir Le Vif/L’Express du 12 juillet). J’étais parti à la découverte des fantasmes des humains en observant la copulation des invertébrés. Avant de m’avancer, je voudrais préciser une notion. J’appelle  » fantasme  » le scénario par le biais duquel un individu inscrit un autre individu dans sa constellation psychique. Ces scénarios, souvent nébuleux et préconscients, mais parfois parfaitement clairs, sont le ressort de la relation entre deux êtres humains.

Il y a une centaine d’années, le bon père Freud s’était escrimé à décrire, avec le plus de détails possible, le fantasme de castration. Il s’agissait pour lui d’images, bien sûr. Il n’attribuait aucune réalité concrète à ce type de représentations ; sa théorie parlait à l’esprit. Selon lui, certaines personnes vivent totalement sous l’emprise d’une sorte de loi inconsciente, une formule, que l’on peut schématiser ainsi :  » S’il le possède (le Phallus), il est tout et je ne suis rien. Si, au contraire, c’est moi qui le possède, je suis tout et il n’est rien.  » Le monde des invertébrés démontre que cette loi n’est pas si absurde qu’elle pourrait paraître à première vue – du moins chez certains animaux.

Témoignage d’Apis

Je suis âgée de 8 jours. Bien sous tous rapports, de grands yeux brillants et une robe jaune et noire, façon tigresse. J’ai grandi au couvent – où j’étais mélangée au reste du couvain, mais je sais depuis toujours que je ne suis pas comme les autres. J’ai un destin ! Chez nous, sous couvert de démocratie, d’intérêt de la collectivité, on vous serine sans cesse la même rengaine :  » Vous êtes des centaines. Une seule d’entre vous régnera. La plus grande, la plus vive, la plus attirante… Mesdemoiselles, à vous de jouer !  » Je sais bien que ce n’est pas vrai… On ne nous nourrit pas de la même façon. Certaines mangent la même tambouille, la  » soupe populaire « , et d’autres, la gelée royale. Pour cela, il suffit de graisser la patte des ouvrières, de leur offrir quelques massages des antennes, et le tour est joué : une double ration de gelée à chaque tétée… C’est ce que j’ai fait. Du coup, j’ai très vite senti mon ventre se gonfler et dans le bas, tout près de ma vulve, des vibrations qui m’énervaient.

Et puis arrive le grand jour ! On s’agite dans tous les sens. Il fait une chaleur d’étuve. Des ouvrières se tiennent devant l’entrée, en arrêt, comme en suspension, vibrionnant de toutes leurs forces. Elles font la  » danse du ventilateur  » pour rafraîchir l’atmosphère. Et voilà que sortent mes consoeurs, par paquets d’une dizaine. Je les trouve moches, fripées. L’inquiétude les défigure. Elles arrivent sur la plateforme, hésitent un moment, tournent à droite, à gauche, recherchant les phéromones, et s’envolent toutes dans la même direction. J’attends encore. Il sera bien temps d’accomplir mon vol nuptial. J’ai confiance en ma destinée.

Ça y est ! J’ai pris mon envol, un peu hésitante, bien sûr. C’est presque la première fois. Je n’ai accompli que deux vols d’essai de quelques minutes chacun. Je ne suis pas une spécialiste. Je vole en hauteur, à près de 10 mètres. Il fait un peu plus frais, là-haut. Du coup, j’accélère. La vitesse est grisante. Parvenue au-dessus du sapin, j’aperçois devant moi un nuage de lourdauds. Je ne tiens pas à me mélanger à la populace. Je prends de la hauteur.

Soudain, je sens l’un deux qui m’agrippe par-derrière. Je me retourne assez pour apercevoir son pénis, gigantesque, presque aussi grand que lui. Je ressens à nouveau ces mêmes vibrations près de ma vulve. Je m’ouvre en grand. L’idiot me pénètre. Je n’ai pas eu le temps de voir sa tête. Collé à moi, il ne bouge plus. Me voici obligée de battre des ailes comme une folle pour conserver la hauteur. Je le sens qui éjacule. Son sperme est fort. Il me réchauffe. Il recommence à bouger et éjacule une nouvelle fois. Je ne sais combien de fois il l’a fait. Il ne bouge plus. Epuisée, je me pose en bourdonnant de plaisir sur une fleur jaune d’or. Il est toujours collé à moi. Quelle glu, ce type ! Avec les pattes arrière, je le repousse de toutes mes forces, tout en battant des ailes pour m’éloigner. L’idiot se détache. Il m’a laissé son sexe. Bof ! Il ne pourra plus rien en faire…

L’avis de l’enquêteur

Chez l’abeille mellifère (apis mellifera), il existe trois  » genres « . Les ouvrières, femelles non sexuées, les femelles sexuées et les mâles, que l’on appelle faux-bourdons. Le jour de l’accouplement, les sexuées, candidates à la royauté, s’envolent rejoindre la congrégation de faux-bourdons, qui se réunissent en grand nombre, en bourdonnant dans les airs. Il semble bien que cet attroupement produise une concentration de phéromones, qui tout à la fois attirent les femelles et déclenchent leur comportement sexuel. Lorsqu’un faux-bourdon a repéré une femelle sexuée, il s’agrippe à elle de toutes ses forces et la pénètre. Après l’accouplement, la femelle se détache violemment de lui, entraînant généralement sa castration. Déchiré, éviscéré, le mâle ne peut survivre au coït. On peut reconnaître une femelle fécondée au filament blanc qui pend sous son abdomen, sa  » traîne « , et qui est une partie de l’appareil digestif du mâle, arraché au moment de la séparation.

Nous retrouvons ici le fantasme de castration postulé par Freud, réalisé dans toute sa perfection. Le mâle ne l’a plus et n’est plus rien, puisqu’il est mort. La femelle, elle, conserve tout le sperme, dans sa spermathèque. Mais un seul accouplement ne suffit pas à la remplir. Elle accomplit d’autres vols nuptiaux – jusqu’à une dizaine – pour faire son plein de spermatozoïdes. Après cela, elle rentre à la ruche, sans doute épuisée. Si elle a la chance de devenir reine, elle utilise le sperme obtenu pour féconder elle-même ses oeufs durant toute sa vie. Elle peut vivre jusqu’à 4 ans et pondre plusieurs millions d’oeufs. Ainsi, la reine est tout : elle a obtenu le Phallus, devient mâle et femelle, car elle dispose à la fois des ovules et des spermatozoïdes.

On ne peut s’empêcher de penser aux récits de vagin denté tels qu’on en trouve en quantité dans les mythologies de l’Inde. Pour exemple, ce mythe rapporté par Verrier Elwin, auteur d’un merveilleux livre (1) publié en 1947.  » Il y avait une fille de Rakshasa qui avait des dents dans son vagin. Elle vivait le plus souvent comme une tigresse, et gardait toujours avec elle dix ou douze tigres. Quand elle voyait un homme, elle se changeait en une jolie fille, le séduisait, lui tranchait le pénis, le mangeait elle-même et donnait le reste du corps aux tigres.  »

Les habitants de l’Inde, inventeurs de ces récits, connaissaient-ils la sexualité des abeilles ?

(1) Maisons des jeunes chez les Muria. Gallimard (1959).

POUR ALLER PLUS LOIN

Tobie Nathan, Tous nos fantasmes sexuels sont

dans la nature.

Fayard, 2013, 140 p.

Sur les abeilles, on ne peut rater

le classique Vie et moeurs

des abeilles, par Karl von Frisch, dans la nouvelle traduction parue en 2011 chez Albin Michel, qui contient une excellente préface de François Bouvier.

Sans oublier les fameuses vidéos d’Isabella Rossellini que l’on trouve dans Green Porno (coffret en anglais, It Books, 2009), où on la voit incarner différents insectes, dont des abeilles des trois genres.

par Tobie Nathan

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