Rien ne sera plus jamais comme avant à Molenbeek-Saint-Jean… Le principal foyer de radicalisme en Belgique n’a pas surgi là par hasard. Analyse.
« Au lieu de bombarder Raqqa, la France devrait bombarder Molenbeek. » Le trait du polémiste français Eric Zemmour, auteur du best-seller Le suicide français, ne fait rire personne. La grosse commune de l’ouest de Bruxelles (97 000 habitants) est dorénavant fichée sur la mappemonde comme un foyer virulent de radicalisme, pourvoyeur d’au moins trois des terroristes qui ont semé la mort à Paris (Brahim et Salah Abdeslam, Bilal Hadfi). Fournisseur de leurs voitures et chauffeurs, ainsi que du probable commanditaire (Abdelhamid Abaaoud). La commune a fourni aussi tous les lieux conspiratifs nécessaires à la commission coordonnée d’une telle opération. Sans compter tous les autres qui, originaires ou résidant à » Molem « , se sont illustrés dans ce genre de faits d’armes depuis le début des années 1990 (Algérie, Afghanistan, Tchétchénie, Maroc…), avant le djihad mondialisé. Les événements les plus récents remontent à peine à janvier de cette année, quand les unités spéciales de la police fédérale ont investi la planque verviétoise d’une cellule terroriste composée exclusivement de Molenbeekois, soupçonnés d’avoir voulu commettre un attentat contre des commissariats de police.
Les trois » Belges » de l’attentat de Paris étaient repris dans le fichier foreign fighters de l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace (Ocam), qui comprend un millier de noms. Dont 550-570 pour le seul arrondissement judiciaire de Bruxelles… Pourquoi Molenbeek ? Cette question revient en boucle. Une fois qu’on a épuisé la question sociale et démographique, qui n’est pas propre à cette commune, il faut revenir aux acteurs. Les institutions politico-religieuses et le pouvoir politique local.
L’atmosphère dans la commune commence à changer avec l’arrivée, en 1992, d’Ayachi Bassam, un Franco-Syrien à la réputation sulfureuse (restaurateur failli en France, suspecté d’être un informateur des services secrets français) qui crée le Centre islamique belge (1997). Le CIB est le théâtre d’une propagande incessante en faveur du djihad dans les pays en proie à des rébellions islamistes. Tout ce que Bruxelles compte de radicaux le fréquente, certains seront, plus tard, condamnés et privés de leur nationalité belge, comme Tarek Maaroufi. Le » cheikh « , un homme charismatique pratiquant la roquia (rites de désenvoûtement) et le mariage religieux (illégal), est constamment entouré d’une garde de jeunes hommes en tenue salafiste, beaucoup convertis, qui tâtent d’exercices paramilitaires dans les Ardennes ou s’exercent au tir et au parachutisme. Comme Sharia4Belgium en 2010, Bassam annonce tranquillement ses objectifs : convertir le pays. Malgré ses discours anti-occidentaux, il n’est pas pris au sérieux par les autorités. Ou trop tard… Le cheikh Bassam est reçu aussi bien à la mosquée du Cinquantenaire, siège européen de la Ligue islamique mondiale (wahhabite) qu’à la mosquée Khalil, rue Delaunoy, à Molenbeek. Cette dernière, la plus fréquentée de la Région bruxelloise lors de la prière du vendredi, a été fondée par des réfugiés politiques membres de la branche syrienne des Frères musulmans (Talya) après leur répression, en 1982. Les discours tenus sont radicaux et ne favorisent pas une adaptation en douceur au biotope local. C’est ce dernier qui va changer. On s’y oppose notamment aux évolutions du Code personnel (Moudawana) qui sont destinées à améliorer le statut des femmes marocaines. Dans les rues du bas de la ville, les tenues vestimentaires, de plus en plus longues et sombres, témoignent de la progression de l’emprise islamiste, qui conduit à l’enfermement communautaire. Molenbeek est un » laboratoire social « , mais pas celui de la mixité. Dans le bas de la ville se trouvent les quartiers surpeuplés marocains, qui votent massivement PS, et de l’autre côté de la ligne de chemin de fer, c’est le domaine des classes moyennes votant libéral.
La tonalité » frèriste » et salafisante des nombreux lieux de prière (plus d’une vingtaine) n’empêche pas le bourgmestre socialiste Philippe Moureaux (1992-2012) de nouer des alliances avec les religieux, d’aller sur leur terrain et de dialoguer avec un Conseil consultatif des mosquées de Molenbeek subsidié par la commune. Il est le premier bourgmestre belge à réactiver un règlement communal interdisant le port du masque en dehors des périodes de carnaval pour interdire le voile intégral dans l’espace public. Une mesure qui ne fait pas barrage.
En 2005, une journaliste flamande d’origine marocaine, Hind Fraihi, raconte son séjour undercover à Molenbeek (Infiltrée parmi les radicaux, Broché, 2006) et se fait tailler en pièces par le bourgmestre et son entourage. Pourtant, c’est le même homme, un haut dignitaire de l’appareil PS qui, un an plus tard, a fait le siège de la ministre de la Justice, Laurette Onkelinx (PS), pour qu’elle déclenche une opération très voyante de perquisitions dans les milieux liés au cheikh Bassam. Celles-ci n’ont strictement rien donné. Une condamnation légère affectera les gestionnaires du site du CIB, assabyle.com, pour propos antisémites. Entre-temps, ces hommes ont disparu sur le front syrien, en 2013, et Ayachi Bassam a perdu un de ses avant-bras dans une explosion.
Les Belgo-Marocains, communauté au sein de laquelle se recrutent 90 % des foreign fighters en provenance de Belgique, n’ont, certes, pas eu la vie facile. » En fait, les Italiens et Espagnols sont arrivés au bon moment, et ont pu s’enrichir avant de déménager vers d’autres quartiers, expliquait l’historien Yannick van Praag au site levif.be. Par contre, les Marocains ont débarqué à l’époque du choc pétrolier, au moment où les usines ont commencé à fermer et le chômage à augmenter massivement. Comme ils étaient des ouvriers non qualifiés, ils sont donc restés coincés dans leurs quartiers. Ils n’ont pas pu bénéficier de l’ascenseur social. » Le regroupement familial a continué à faire grossir leurs rangs, sans perspectives ni prise en charge sérieuse. Pas de parcours d’intégration, une éducation de misère. Et, cependant, beaucoup d’ambitions culturelles… Métropole Culture 2014, la Fonderie, des réalisateurs, des humoristes…
La gouvernance molenbeekoise n’a pas peu contribué à l’estompement de la norme. La Capitale (groupe SudPresse) rappelait récemment qu’en 2005, le bourgmestre Moureaux avait fait arrêter, à Molenbeek, une opération de contrôle antifraude en cours dans les night-shops et les phone-shops. Il s’en était justifié en invoquant la règle de proportionnalité : » Des attroupements étaient en train de se former. Créer le désordre dans les quartiers n’est pas le rôle de la police, que je sache. » Un mauvais calcul, très mauvais calcul.
Par Marie-Cécile Royen