Entre Monaco et Menton, dans un site époustouflant de beauté, la créatrice irlandaise a conçu un joyau de l’architecture des années 1920. Une maison d’avant-garde à la décoration chaleureuse qui n’a cessé d’aimanter le regard de Le Corbusier.
Dans les eaux transparentes de la Méditerranée, quelques yachts de belle taille somnolent devant la plage du Buse, tournée vers le soleil levant. Même le passage du TER Nice-Vintimille, qui dessert la petite gare de Roquebrune-Cap-Martin (Alpes-Maritimes), ne parvient pas à troubler le calme de ce paradis sur mer. C’est pourtant là que, le 27 août 1965, se noya Charles Edouard Jeanneret, dit » Le Corbusier « , lors d’un bain tragique. Le génial architecte d’origine suisse repose dans le cimetière marin de la station.
Trente ans plus tôt, le créateur de la Cité radieuse de Marseille était tombé amoureux d’une villa aux lignes futuristes, un navire blanc dont le balcon coursive et le toit-terrasse, surmonté d’une vigie vitrée, dominent les flots. Achevée en 1929, cette » maison en bord de mer » porte le nom d’une lady irlandaise, Eileen Gray. Née en 1878 près d’Enniscorthy, dans le comté de Wexford, la jeune aristocrate fréquente au tournant du xxe siècle la Slade School of Fine Art, à Londres, mais aussi l’Académie Julian, à Paris, qui forme la nouvelle élite de la peinture. Eileen se passionne pour les techniques de laque orientale et travaille avec l’artiste japonais Seizo Sugawara. En 1914, elle vend une première pièce, un paravent rouge, Le Destin, au marchand Jacques Doucet, découvreur de nombreux décorateurs de l’époque. Durant la guerre, elle devient ambulancière à Paris, avant de repartir pour Londres.
La paix revenue, la très réservée Eileen Gray s’impose à Paris comme l’une des designers phares du mouvement Art déco. En 2009, lors de la fameuse vente Saint Laurent-Bergé, son fauteuil aux deux dragons atteindra la somme de 21,9 millions d’euros. Située rue du Faubourg-Saint-Honoré, en face de la salle Pleyel, sa boutique dénommée » Jean Désert » attire les célébrités, comme le mécène Charles de Noailles ou le couturier Paul Poiret. Délaissant son allure sage, elle porte les manteaux du créateur et adopte une coupe garçonne. Dans le Paris des Années folles, elle pioche ses maîtresses dans une bande d' » amazones » anglo-saxonnes.
Mais Eileen Gray a déjà les yeux sur de nouveaux défis. Dès 1923, elle s’intéresse à l’architecture, découvre l’avant-garde autour du mouvement néerlandais De Stijl. De quinze ans son cadet, l’architecte et critique d’art d’origine roumaine Jean Badovici lui sert de guide. Après quelques projets dessinés mais non réalisés, la créatrice se met en quête d’un terrain sur le littoral méditerranéen. Son choix s’arrête, en 1924, sur le site du cap Martin, où elle achète quelques arpents au nom de Jean Badovici.
Conseillée par son amant, elle conçoit un projet très inspiré du mouvement moderne, dont Le Corbusier est l’un des hérauts : une demeure de deux niveaux sur pilotis, avec fenêtres en bandeau et formes compactes, dont la blancheur immaculée tranche sur l’azur du ciel. Des éléments méridionaux sont toutefois intégrés, comme la terrasse couverte ou les jalousies de bois, que l’on peut relever pour ventiler les chambres. Au total, un séjour, deux chambres, deux salles de bains, une cuisine d’hiver et une d’été, distribués autour d’un escalier en colimaçon. Pour ses concepteurs, la villa E-1027 – » E » pour Eileen, » 10 » pour le » J » de Jean, » 2 » pour le » B » de Badovici et » 7 » pour le » G » de Gray – doit être le logement de » l’homme moderne pouvant accueillir ses amis « .
» Une femme extraordinaire, une héroïne »
La maison regorge de trouvailles d’aménagement, tels ces tiroirs escamotables ou ce chevalet articulé pour poser son livre lorsqu’on fait la sieste sur la banquette. Surtout, le lieu sert d’écrin aux meubles et tapis créés par Eileen Gray, comme ses fauteuils Bibendum ou Transat ou sa fameuse table d’appoint en métal chromé et à plateau de verre. Si les originaux ont été dispersés avec le temps, des répliques ont été réalisées en 2013 par le fabricant londonien Aram à l’occasion d’un film retraçant la vie de l’artiste. » En échange du droit de tourner dans la villa, la réalisatrice Mary McGuckian s’était engagée à nous laisser les meubles « , explique Robert Rebutato, président de l’association Eileen Gray-l’Etoile de mer-Le Corbusier.
La créatrice irlandaise n’a que peu goûté à la magie du lieu. Elle reprend très vite sa liberté et s’attelle dès 1932 à la construction de sa propre villa, » Tempe a pailla « , dans la commune voisine de Castellar. Resté seul à Roquebrune, où il passe les étés, Jean Badovici accueille régulièrement Le Corbusier et sa femme, Yvonne, à partir de 1938. Très impressionné par la villa E-1027 – jaloux de sa beauté, disent certains -, l’architecte éprouve le besoin d’y ajouter sa patte. En un an, il réalise sept grandes peintures murales, très inspirées de Picasso, dans plusieurs pièces de la maison. Colère d’Eileen Gray devant ce » viol » et protestations écrites de Jean Badovici…
A l’été 1949, Le Corbusier planche avec ses amis Josep Lluís Sert, Georges Candilis et Paul Lester Wiener sur le plan directeur de la ville de Bogota, en Colombie, quand s’ouvre une guinguette à quelques mètres au-dessus de la villa. Plombier italien installé à Nice, Thomas Rebutato se reconvertit en aubergiste avec son » Etoile de mer, bistrot casse-croûte « , sans eau ni électricité. Alors âgé de 12 ans, Robert Rebutato, fils de l’artisan, aime regarder Le Corbusier dessiner face à la mer. Plus tard, le gamin deviendra architecte expert.
Définitivement fâché avec Jean Badovici, Le Corbusier demande en 1952 aux Rebutato la permission de construire contre leur guinguette un » cabanon » de 3,66 mètres de côtés. Son » château sur la Côte d’Azur » est un prototype d’habitat modulaire et minimaliste, où chaque élément est pensé en termes de fonction et de séparation des espaces. En contrepartie, » Corbu » dessine en 1957 pour les Rebutato cinq » unités de camping « , une rangée d’habitations sur pilotis très colorées, de 8 mètres carrés chacune, dont les fenêtres donnent sur la villa E-1027. Toujours cette attraction magnétique pour la maison d’Eileen Gray… Jusqu’au début des années 1980, les » unités de camping » accueilleront des vacanciers, souvent des habitués qui reviennent chaque été. En 2000, Robert Rebutato et sa femme ont fait donation à l’Etat des différents éléments du domaine familial.
Avant son acquisition, en 1999, pour l’équivalent de 300 000 euros par le Conservatoire du littoral et la Ville de Roquebrune-Cap-Martin, la villa E-1027 a connu des jours moins heureux. A la mort de Jean Badovici, en 1956, la maison est achetée par Marie-Louise Schelbert, une connaissance suisse de Le Corbusier, qui la revend, en 1974, à son médecin, Peter Kaegi. Le praticien brade le mobilier original et meurt, assassiné par son jardinier, dans les années 1990. Des squatters occupent alors le joyau architectural, dont l’état se détériore rapidement. Depuis son classement comme monument historique il y a quinze ans, plus de 1 million d’euros ont déjà été investis dans sa restauration. Et ce n’est pas fini ! » Mais l’endroit est magique « , insiste Michael Likierman, président de l’association Cap moderne, qui gère l’ensemble du site. Ancien président de la chaîne de décoration Habitat en France, ce Britannique, qui a aussi cofondé Grand Optical et Solaris, avoue sa passion pour Eileen Gray, » une femme extraordinaire, une héroïne « . L’intéressée s’est éteinte en 1976, réfugiée depuis longtemps dans son appartement de la rue Bonaparte, à Paris. Loin du paradis qu’elle s’était choisi.
La visite de la villa E-1027 se fait uniquement sur réservation, par e-mail, à contact@capmoderne.com ou par téléphone au +33-06-48-72-90-53 (de 10 h à 17 h).
Dans notre numéro du 31 juillet : le Pays basque.
Par Thierry Dupont