L’histoire de la Vesdre, c’est aussi un peu celle de l’homme. L’aventure d’une rivière devenue source de travail et de développement industriel. Et pourtant, loin de s’enfermer dans un passé peu bucolique, la bruissante ouvrière a su garder des coins sauvages. Une balade entre nature et labeur
(1) Victor Hugo, Le Rhin, Lettre huitième, 4 août 1842, éd. Jean Gaudon, p.143.
(2) Le contrat de rivière de la Vesdre n’est pas encore signé, mais le sera le 10 octobre, à Verviers.
L a plus ravissante vallée qu’il y ait au monde… C’est quelquefois un ravin, souvent un jardin, toujours un paradis. » Les guides touristiques de la région de la Vesdre se gaussent tous de ces mots élogieux. C’est que toutes les rivières n’ont pas eu la chance d’être louées de la sorte par Victor Hugo en personne (1). C’est peut-être aussi que la Vesdre, moins touristique que certaines de ses cons£urs wallonnes, a besoin de ce petit bout de prose pour se hisser au rang des belles rivières belges. Car la muse d’Hugo a, durant plus d’un siècle, agonisé sous le poids de l’industrie. Eaux polluées, berges souillées, plus un seul poisson à l’horizon. L’homme semblait avoir balafré le cours d’eau pour toujours. Mais, petit à petit, la rivière esclave a été partiellement assainie. Des collecteurs ont permis de rassembler les eaux usées, et des centrales, de les purifier. L’industrie a peu à peu décliné. Les eaux de la Vesdre ont entamé une lente résurrection. Et curieusement, aujourd’hui, ce sont ces traces de l’histoire industrielle du cru û squelettes rouillés de l’industrie métallurgique, quartiers d’ouvriers lainiers et autres barrages et ouvrages hydrauliques û qui donnent à la vallée cette personnalité unique : une rivière que l’homme a exploitée jusqu’à la lie et sur laquelle la nature reprend peu à peu quelques droits.
Pourtant, ce cours d’eau soumis par l’homme entame son périple dans une zone totalement inhabitée. Un filet d’eau sort de terre entre les touffes chevelues des Fagnes de Steinley, à l’extrême est de la Belgique. Dans cette lande humide et marécageuse, la Vesdre, ou plutôt » die Weser « , car nous sommes en région germanophone, se faufile sereinement. L’eau, de type fagnard, est limpide. Mais, trop acide, elle ne permet pas à la faune de s’y développer. Par contre, les sphaignes, une variété de mousses, y prolifèrent. Plus loin, au-delà d’Eupen, l’eau s’adoucira et deviendra ardennaise. Elle se chargera par la suite de calcaire, pour devenir finalement une eau de type condruzien.
Un bassin » électrisé »
A la sortie des terres sauvages des Fagnes, la rivière fait une petite incursion en Allemagne avant de prendre la direction d’Eupen. A l’entrée de la cité, un premier bief vient se greffer à la rivière, celui de l’usine Peeters. Première marque tangible de l’homme sur le parcours… Longs de quelques dizaines à plus d’une centaine de mètres, les biefs sont très nombreux sur la Vesdre. Et, ici, on vous parle de ça comme si tout le monde savait ce que c’est. Ces petits canaux de dérivation, généralement rectilignes, recoupent en fait des méandres de la rivière. Le débit y est régulé par une vanne et, à la fin du bief, l’énergie hydraulique créée par la chute d’eau est récupérée pour alimenter les entreprises riveraines. Si la plupart des biefs sont aujourd’hui hors service, certains sont encore utilisés, notamment par des microcentrales électriques ( lire l’encadré p. 28). La rivière est d’ailleurs très » électrisée « . Car, hormis ces infrastructures à très petite échelle, les barrages de la Vesdre à Eupen et de la Gileppe, un peu plus loin, sur l’un des affluents de la Vesdre, jouent les ténors en la matière. Ces deux monuments sont à eux seuls impressionnants : vastes murs fichés dans le paysage comme s’ils avaient toujours existé. Les lacs formés en amont servent de réserve d’eau pour toute la région. Sans parler du majestueux lion, composé de plus de 180 blocs de grès, qui surplombe la Gileppe de ses treize mètres de hauteur.
Passé ces deux géants, la Vesdre reprend son chemin sinueux et torrentueux en pleine nature. Une route suit, presque trait pour trait, le parcours de la rivière, si bien qu’il est aisé et agréable de suivre son cours. Par contre, il est impossible de parcourir le cours d’eau en bateau ou kayak. Trop peu profonde et encombrée de barrages et de déversoirs, la rivière est, d’un bout à l’autre, non navigable.
Quelques méandres plus loin, à Goé, passe l’un des principaux collecteurs d’eaux usées de la vallée de la Vesdre, celui qui relie Eupen à Verviers. » C’est une grande caractéristique de ce cours d’eau, explique Jacques Tonneau, coordinateur du contrat de rivière (2). Les collecteurs sont placés dans le lit de la rivière. On peut même les voir affleurer en période d’étiage. Cela pose parfois des problèmes d’étanchéité. De plus, à l’époque où il n’y avait pas de centrales d’épuration, toutes les eaux sales étaient rejetées en un seul point, à l’extrémité de l’ouvrage. Ce qui occasionnait de graves pollutions. Aujourd’hui, cela va déjà mieux… Même si ce n’est pas parfait. »
A proximité du barrage de la Gileppe, sur les hauteurs de la vallée, se trouve également le village fortifié de Limbourg. Sur sa pittoresque place Saint-Georges, couverte de galets issus du lit de la Vesdre, règne une ambiance toute particulière, qui se ressent également dans les ruelles avoisinantes bordées de maisons anciennes. La balade le long des remparts offre de magnifiques vues sur la vallée.
Encore quelques kilomètres et la rivière entre dans Verviers, théâtre des plus grandes heures industrielles de la Vesdre. La ville est en effet réputée pour son industrie lainière et drapière depuis le xiiie siècle ( lire l’encadré p. 29). De nombreux lieux rappellent cette activité, très prospère à l’époque. Comme les » grandes rames « , un imposant bâtiment en briques rouges qui jouxte la rivière et fut, probablement, la première cité ouvrière d’Europe occidentale. A l’entrée de la ville, l’usine Simonis, appartenant à l’une des deux grandes familles de la capitale lainière, rappelle également ces jours glorieux. Aujourd’hui réhabilité en logements sociaux, c’est un des plus anciens et des plus remarquables bâtiments de Verviers. Le volume haut et long de l’usine traduit la tradition textile de l’époque : les chaînes de travail s’étendaient sur la longueur et les différents stades de transformation de la laine occupaient les étages. Les Verviétois sont très fiers de ce passé, comme en témoignent les vieilles machines, rénovées avec soin et disposées tout au long des berges. Des rives qui sont d’ailleurs, çà et là, recouvertes de balsamine de l’Himalaya, une plante exotique ressemblant aux orchidées. » Des essences du bout du monde sont arrivées à Verviers, car les graines s’accrochaient à la laine importée. En plus, lorsque les lainiers partaient dans des contrées lointaines, un de leurs hobbys était d’en rapporter des plantes » , explique Régine Pauquet, guide à la Maison du tourisme du pays de Vesdre.
A la sortie de Verviers, la rivière croise encore Dison et Pepinster, autres cités lainières. L’occasion de nouvelles friches, rivalisant à la fois de désolation et de poésie : vieilles carcasses émouvantes qui se mirent dans l’eau turbulente. Sur les hauteurs, au creux d’un vallon, se terre le ravissant village de Soiron, réputé l’un des plus beaux de Belgique. Une occasion de quitter quelques instants le lit de la rivière ouvrière.
Dur comme fer
Plus loin, le cours d’eau enjambe le gué de Becoen, à Goffontaine, et traverse Nessonvaux. Progressivement, au fil de l’eau, l’industrie drapière laisse place à l’exploitation des métaux : métallurgie, sidérurgie, zinguerie… La rivière arrive à Trooz sur le superbe site de la Fenderie, une sorte de laminoir. Le long d’un bief, au détour d’un méandre, s’y dresse une haute et mystérieuse maison de pierre, à flanc de colline : la demeure des fabricants qui surplombe l’atelier. Le lieu vaut vraiment la peine qu’on s’y attarde, d’autant qu’on y déguste aujourd’hui, dans une guinguette, des goûters comme chez grand-mère. C’est aussi dans les environs de Trooz que l’on peut visiter les sites calaminaires. Vastes landes herbeuses ressemblant à des savanes, ces zones naturelles témoignent du passé industriel de la région. Les sols, appauvris par les retombées de poussières métalliques des usines voisines, sont devenus hostiles à la colonisation végétale. Ces terrains n’accueillent plus que de rares espèces très résistantes : arbres malingres malgré leur grand âge, pensées… Certaines de ces plantes résistent d’ailleurs au feu.
L’une de ces collines pelées, le Bois-les-Dames, se trouve sur les hauteurs de Chaudfontaine. Elle domine la cité thermale, avec son casino, ses hôtels de luxe… Un peu triste en l’absence de curistes. En réalité, l’eau minérale qui a rendu le site célèbre ne vient pas de la Vesdre ou d’un de ses affluents. » Les eaux de Chaudfontaine sont des eaux de pluie. L’eau tombe et pénètre dans le sol. Puis elle est pompée après au moins soixante ans, parfois davantage. Les eaux font donc un trajet très profond pour se purifier et une zone de protection de captage a été définie « , précise Jacques Tonneau, du contrat de rivière.
Dans ses derniers méandres, entre berges bétonnées, rives sauvages et façades de maisons tombant à pic dans son lit, la Vesdre s’élargit encore, saute encore quelques barrages et rejoint Chênée, sa destination finale, dans la banlieue liégeoise. Là, la rivière chantée par Hugo se jette dans l’Ourthe, à l’ombre de l’hôtel de ville.
Il reste du travail pour réhabiliter, comme elle le mérite, cette belle vallée lourdement marquée par son industrialisation précoce, une forte pression démographique et les pollutions qui en ont résulté. Mais l’enjeu en vaut la peine et les premiers efforts sont encourageants : au terme de son parcours de 72 kilomètres, la Vesdre d’aujourd’hui n’est déjà plus, comme elle l’était naguère, une rivière morte.l
Fanny Bouvry et photos : Marc Fasol