Malgré les sommes d’argent importantes que son oncle abuseur, évêque de Bruges pendant vingt-cinq ans, lui a versées, la victime l’a finalement dénoncé. Pourquoi ?
C’est Pieter Aspe, l’auteur brugeois de polars à succès, qui a mis les pieds dans le plat dans Le Vif/L’Express du 6 août dernier : » La rumeur dit que l’évêque de Bruges a payé la famille pendant longtemps, jusqu’il y a deux ans. Ce n’est pas pour les justifier, mais on peut comprendre qu’une famille très catholique ait préféré garder le silence pour l’argent, par honte ou intimidée par la position sociale de l’oncle. Pour l’une de ces raisons, ou plusieurs à la fois. » La petite phrase de l’auteur du Carré de la vengeance (publié en français chez Albin Michel) a déclenché une tornade. » Je n’ai jamais pensé que l’évêché allait admettre que c’était vrai, confie Pieter Aspe. Même s’il l’avait nié, la vérité serait sortie un jour et ces gens seraient passés pour des menteurs. Je suis quand même étonné qu’ils aient réagi si vite… »
De fait, le porte-parole de l’évêché de Bruges, Peter Rossel, a confirmé globalement l’information, le jour même. » Oui, a-t-il dit en substance, l’ex-évêque de Bruges, Roger Vangheluwe, a bien versé régulièrement à son neveu – et non à d’autres membres de la famille – des sommes considérables en guise de dédommagement pour le préjudice subi, jusqu’à la fin de l’année 2009. Non, il ne s’agissait pas de zwijggeld, de l’argent du silence, mais d’une tentative de réparation. » Par la voix de son avocat, le neveu, acculé, s’est abstenu de confirmer ou d’infirmer, suggérant qu’il pouvait, à la limite, s’agir d’une » avance sur un dédommagement « . Mais une avance qui se chiffrerait déjà en dizaines de milliers d’euros. Le prix d’une villa…
Depuis la démission de l’évêque de Bruges, le 23 avril dernier, suite à ses aveux d’abus sexuel sur la personne de son neveu, la rumeur courait, sordide, dans les milieux cléricaux flamands autant que dans la rue westflandrienne. » L’oncle a cessé de cracher au bassinet, alors, le neveu l’a dénoncé… «
Insupportable
Techniquement, Roger Vangheluwe était hors de portée des foudres de la justice. Le délai de prescription était déjà dépassé depuis bien longtemps (dix ans après la majorité de la victime, âgée aujourd’hui de 40 ans environ). Restait sa façade sociale, garantie par son emprise sur son neveu et la peur du scandale de la famille. A-t-il cessé de payer parce qu’il avait des soucis d’argent ? En tant qu’évêque, il touchait un traitement de l’Etat d’environ 3 500 euros net, sans avoir de grandes charges annexes. L’évêque puisait dans sa cassette personnelle. Le porte-parole de l’évêché, Peter Rossel, exclut l’utilisation d’autres fonds, émanant, par exemple, de dons ou de legs : » Les dons arrivent sur le compte général de l’évêché, pas sur le compte personnel de l’évêque. «
Quoi qu’il en soit, la situation intrafamiliale s’est dégradée. L’élément déclenchant ? Une adolescente de la famille Vangheluwe a montré au neveu la carte de félicitations reçue de l’évêque pour sa confirmation. Il lui souhaitait une » jeunesse saine « . Le neveu se serait rappelé sa propre jeunesse… Le décalage entre l’image publique de l’abuseur, fêté dignement pour ses vingt-cinq ans à la tête de l’évêché de Bruges, et ce qu’il en savait, lui, dans le privé serait devenu insupportable. Il voulait sa démission. L’anecdote a été rapportée dans l’International Herald Tribune (13 juillet) par le pédopsychiatre Peter Adriaenssens (KULeuven), président de la commission éponyme, chargée de traiter les plaintes pour pédophilie au sein de l’Eglise. En réalité, cette carte était un reliquat de celle distribuée largement à l’occasion du jubilé de l’évêque, en février.
Mgr Danneels en témoin impuissant
On peut voir, rétrospectivement, dans la déclaration de Mgr Danneels, le 24 avril, une allusion à la problématique du dédommagement. Le 3 avril, il avait été convié à jouer les conciliateurs entre l’évêque et sa famille. » Le but de cette rencontre, expliquait-il, était d’écouter et éventuellement d’arriver à une conclusion qui recueille l’assentiment de tous. Il y a, de fait, différentes solutions pour des abus qui ont eu lieu de nombreuses années plus tôt. Il y a le tribunal civil, sauf que les faits étaient prescrits. Il y a la plainte au tribunal ecclésiastique, et la commission interdiocésaine. Enfin, il y a la réconciliation et le dédommagement mutuellement convenu. On peut insister sur une demande de démission et attendre son acceptation. » Mais rien ne vint. Dans la nuit du 19 au 20 avril, le beau-frère du neveu envoyait un courriel de dénonciation au secrétariat des évêchés, puis un autre partait, le lendemain, vers la commission Adriaenssens.
Pourquoi la nature financière des relations entre l’abuseur et la victime n’a-t-elle jamais été évoquée ? Peter Adriaenssens a assumé immédiatement la responsabilité de ce silence dans le quotidien De Standaard (9 août). C’est lui qui a insisté auprès du porte-parole de l’évêché, Peter Rossel, pour que l’existence de ce » dédommagement » soit passée sous silence. Pour protéger la victime. Et empêcher une cascade de questions embarrassantes. Combien d’argent ? Depuis quand ? De quelle origine ? Pour essayer, aussi, de préserver ce qui pouvait encore l’être de la privacy de la famille Vangheluwe…
Peter Rossel, porte-parole de l’évêché depuis vingt ans et qui a toujours essayé, dit-il, de pratiquer la transparence, était au supplice : » Le ciel m’est tombé sur la tête, le 20 avril, mais je suis heureux de deux choses. Un : que Pieter Aspe ait osé parler dans Le Vif/L’Express. Et deux, que Peter Adriaenssens ait été si honnête dans le Standaard. »
La lettre de l’évêque indigne lue en conférence de presse de l’Eglise de Belgique, le 23 avril, avait donc été expurgée. » Quand je n’étais pas encore évêque et également un certain temps après, j’ai abusé sexuellement d’un jeune de mon entourage proche. La victime en est encore marquée. Durant les dernières décennies, j’ai à plusieurs reprises reconnu ma faute envers lui, ainsi que sa famille et j’ai demandé pardon. Mais ceci ne l’a pas apaisé. Moi, non plus. La tempête médiatique de ces dernières semaines a renforcé le traumatisme. Ce n’est plus tenable. «
Un dédommagement sans incidence
L’attention du public risque maintenant de se retourner contre le malheureux neveu qui – Le Vif/L’Express le tient de bonne source – a été abusé à un âge encore plus tendre qu’on ne le croyait (5 ou 6 ans) et ce, jusqu’après sa majorité où la relation est devenue homosexuelle. L’empressement avec lequel le porte-parole de l’évêché de Bruges a confirmé les paiements peut s’expliquer de diverses manières. En soulignant qu’il ne s’agissait pas de l’argent du silence, Peter Rossel a, certes, disculpé le neveu du reproche de chantage (un délit pénalement répréhensible), mais il a aussi reconnu implicitement à l’ex-évêque le bénéfice d’avoir tenté de réparer sa faute.
Sur le plan judiciaire, les révélations du week-end dernier ne vont rien changer au fond de l’affaire. La prescription est acquise, sauf si une victime plus récente venait à être connue, et que l’ » unité d’intention » puisse être prouvée. Dans l’hypothèse où les faits n’auraient pas été prescrits, le dédommagement n’aurait pas conduit, vu leur gravité, à un classement sans suite. Dans les affaires mineures, un dédommagement, voire des excuses peuvent amener le parquet à classer sans suite. En bout de course, le tribunal correctionnel aurait pu nuancer son jugement en fonction de cet acte présumé de bonne volonté. Mais la justice aurait suivi son cours normal.
MARIE-CÉCILE ROYEN
Le malheureux neveu a été abusé depuis l’âge de 5 ou 6 ans