Loin des polémiques du monde politique, les historiens flamands et francophones tordent le cou aux idées reçues : ils dévoilent les vraies motivations des collabos flamands, ou encore le profil inattendu de la collaboration armée francophone.
Frustrant pour les historiens : le thème de la collaboration en Belgique pendant la Seconde Guerre mondiale refait régulièrement surface dans le jeu politique sous forme de déclarations, d’incidents ou de polémiques qui ne font pas, déplorent-ils, avancer la connaissance de cette période sombre de l’Histoire dans l’opinion publique. En septembre 2010, Bart De Wever qualifiait de » mythe wallon » l’idée selon laquelle la collaboration serait un phénomène essentiellement flamand. En pleine négociation politique, cette sortie du patron de la N-VA avait rajouté de l’huile sur le feu communautaire. De même, la semaine dernière, le nouveau ministre de l’Intérieur, Jan Jambon (N-VA), déclenche la première polémique du gouvernement Michel en affirmant que ceux qui ont collaboré avec les Allemands » avaient leurs raisons « .
Tollé dans l’opposition, demandes de clarification, nouvelles étincelles à propos de la présence, en 2001, du même Jambon au 50e anniversaire du Sint Maartensfonds, association fondée par d’anciens combattants du front de l’Est. Dans la foulée, le secrétaire d’Etat à l’Asile et aux Migrations, Theo Francken (N-VA), polarise les foudres pour avoir assisté, le week-end précédent, au 90e anniversaire de Bob Maes, ancien collaborateur condamné après la guerre. En marge du psychodrame parlementaire, au cours duquel on a vu un président du CDH traiter un député MR de » collabo « , les réactions politiques et médiatiques révèlent à quel point Flamands et francophones portent toujours un regard divergent sur la collaboration entre 1940 et 1944.
Au-delà des manipulations et diabolisations
Si l’amnistie des collaborateurs n’est plus revendiquée dans les grandes formations politiques flamandes, N-VA comprise, le débat reste passionnel et émotionnel, au détriment d’une vision historique des faits. Mais si le nord et le sud du pays n’ont pas forgé une mémoire commune de la collaboration, les historiens francophones et flamands, eux, s’accordent désormais sur l’essentiel. » Depuis une vingtaine d’années, il y a un très large consensus parmi nous, marqué par la publication de plusieurs travaux de référence « , confirme Chantal Kesteloot, historienne au Centre d’études et de documentation guerre et sociétés contemporaines (Ceges). De quoi espérer qu’au-delà des manipulations et diabolisations, le résultat de ces recherches serve le débat public.
Quelques chiffres pour fixer l’enjeu : à l’issue de la guerre, entre septembre 1944 et fin 1949, 405 000 dossiers sont ouverts pour faits de collaboration. On en a immédiatement retiré les quelque 58 000 travailleurs volontaires, qui n’ont pas été poursuivis. Sept dossiers sur dix (228 000) sont classés sans suite, 15 % (59 500) débouchent sur un non-lieu et 14 % (57 000) entraînent des poursuites pénales. Finalement, 53 000 citoyens belges sont condamnés pour collaboration : 1 247 sont condamnés à mort (et 1 693 par contumace), dont 242 seront effectivement exécutés (238 hommes et 4 femmes) ; et 1 839 sont condamnés à la perpétuité (et 501 par contumace). Parmi les exécutés, la célèbre Irma Laplasse, symbole des excès de l’épuration pour une partie de la Flandre ; ou encore Victor Matthijs, patron en titre de Rex pendant l’Occupation, et José Streel, idéologue du mouvement. Plus de 43 000 Belges perdent leurs droits civiques et politiques dans le cadre de l’épuration, tandis que des milliers d’ex-collaborateurs fuient en Allemagne, en France, en Espagne, en Afrique du Sud, en Amérique latine…
Les données qui figurent notamment dans le livre de Luc Huyse et Steven Dhondt (La répression des collaborations 1942-1952 : un passé toujours présent, Crisp, 1993) et dans celui dirigé par José Gotovitch et Chantal Kesteloot (Collaboration, répression, un passé qui résiste, Labor, 2002) confirment que l’intensité de la répression a été la plus forte dans les premiers mois qui ont suivi la Libération. » Plus on a été condamné tôt, plus la sanction de la Justice risquait d’être lourde, en raison du climat populaire, constate Chantal Kesteloot. Les industriels, eux, ont été sanctionnés tardivement, vu la complexité des dossiers. Leur contribution était jugée nécessaire au redressement du pays. » La sortie de la version originale néerlandaise du livre de Huyse et Dhondt n’est pas passée inaperçue dans les milieux nationalistes flamands : » On nous a reproché d’occulter, derrière les chiffres, la réalité de milliers de drames personnels, se souvient le sociologue Luc Huyse. Cela dit, il n’y a pas de gestion idéale de l’épuration. Chasse aux sorcières ou répression »contenue », amnistie ou pas, certains aspects de la collaboration remontent épisodiquement à la surface. »
62 % des condamnés sont des Flamands
Les travaux des historiens permettent néanmoins de tordre le cou à certaines idées reçues. Parmi elles, celle selon laquelle les poursuites ont été beaucoup plus systématiques en Flandre qu’en Wallonie. L’étude des extraits de jugements et d’arrêts révèle l’inégalité des poursuites et des peines d’un arrondissement judiciaire à un autre, mais pas d’une communauté linguistique à une autre. » Quelque 62 % des condamnés sont des néerlandophones, indique Chantal Kesteloot. Or les Flamands représentent, à l’époque, 56 % de la population du pays. La surreprésentation flamande dans les condamnations n’est donc pas énorme. »
Le déséquilibre nord-sud est toutefois nettement plus flagrant si l’on ne prend en considération que la seule collaboration politique. Dans ce cas, qui exclut les collaborations militaire et économique, 72 % des condamnés sont néerlandophones. Et pour cause : une part considérable de l’élite politique et intellectuelle flamande est mêlée à la collaboration ; côté francophone, le phénomène est marginal. Pendant l’Occupation, le poids du Vlaams Nationaal Verbond (VNV), le mouvement nationaliste de Staf De Clercq, qui a absorbé le Verdinaso et le Rex flamand, est énorme. Fort de ses 50 000 membres, c’est un parti de masse, enraciné dans la société. Un bourgmestre de guerre sur deux, dans les communes flamandes, est un VNV. Côté francophone, Rex, le parti de Léon Degrelle, électoralement plus puissant que le VNV en 1936 (21 sièges à la Chambre contre 16), a perdu, dès 1939, la plupart de ses élus.
L’occupation allemande est vue par les dirigeants du VNV comme l’occasion de sortir la Flandre du cadre belge et d’en faire un Etat indépendant sous la protection du Troisième Reich. Pendant la guerre, le VNV s’enfonce de plus en plus dans la collaboration, mais sera débordé par des groupes flamands plus extrémistes et plus appréciés par l’occupant, en particulier la DeVlag, de Jef van de Wiele, gauleiter de Flandre par la volonté de Hitler. Après la Libération, Hendrik Elias, chef du VNV depuis la fin 1942, écrira en prison divers travaux historiques sur le mouvement flamand, dans lesquels la Volksunie puisera ses visions fédéralistes.
Un engagement idéologique
L’historien Bruno De Wever, frère du président de la N-VA, a consacré, il y a vingt ans, sa thèse de doctorat à l’histoire du VNV (Greep naar de macht. Vlaams-nationalisme en Nieuwe Orde. Het VNV 1933-1945). Il a établi clairement que ce parti nationaliste a opté dès ses origines pour le fascisme. Cette conclusion a contribué à remettre en cause l’approche » romantique » développée par les milieux nationalistes flamands dans les années 1950 à 1980. » A l’époque, l’histoire de la collaboration en Flandre était écrite par ces milieux, rappelle Chantal Kesteloot. Ils propageaient l’idée d’un engagement dans la collaboration par idéal nationaliste, par souci d’obtenir ce que l’Etat belge n’avait pas accordé au mouvement flamand. En réalité, cette image de l’idéaliste flamand égaré cache souvent un engagement antidémocratique. »
En 2012, la thèse de doctorat d’Aline Sax, à l’université d’Anvers (publiée chez Manteau sous le titre Voor Vlaanderen, Volk en Führer) a éclairé les motivations des collaborateurs flamands. L’historienne a épluché les dossiers pénaux de la justice militaire. Dans leurs témoignages, les détenus pour faits de collaboration ne se cachent pas derrière leur identité flamande pour mettre en oeuvre leur stratégie de défense. Certains évoquent des motivations personnelles, mais dans les deux tiers des cas, leur discours révèle un engagement idéologique profond : la fidélité à l’Allemagne nazie et au führer.
En Wallonie, les anciens collaborateurs et combattants du front de l’Est n’ont pas disposé, comme en Flandre, d’une structure d’accueil ou d’une écoute qui prenne en compte leurs intérêts et justifie leur engagement. » Pas d’équivalent francophone du Sint Maartensfonds, note Chantal Kesteloot. Mis au banc de la société, les rexistes et autres collaborateurs se sont cachés, ont quitté leurs villages. Beaucoup de condamnés ont éprouvé des difficultés à se réinsérer dans la société. En revanche, Hergé, Henry Bauchau ou encore Henri Storck, le père du cinéma documentaire belge, personnalités dont l’attitude pendant la guerre n’était pas dénuée d’ambiguïtés, ont surnagé et ont bénéficié d’une forme de compréhension dans le monde francophone. »
De plus en plus d’ouvriers
La perception francophone d’une Wallonie plutôt résistante et d’une Flandre largement tournée vers la collaboration doit être nuancée. Certes, les historiens ont montré que la Résistance et la presse clandestine sont des phénomènes essentiellement francophones. Mais en 2008, une jeune historienne, Flore Plisnier, a publié une étude scientifique qui révèle à quel point aucune sphère socio-culturelle belge n’a été à l’abri de la tentation collaborationniste. Dans son livre, Ils ont pris les armes pour Hitler (Cegesoma), l’historienne signale que la collaboration armée a attiré d’abord des idéalistes issus de la bourgeoisie catholique anticommuniste, puis, à partir de 1942, de plus en plus d’ouvriers des régions industrielles du sud du pays, en particulier du Hainaut. » Jeunes ouvriers et marginaux sont poussés à la collaboration militaire, paramilitaire et policière par la misère, le lucre, l’opportunisme, mais aussi les réquisitions de l’occupant pour le travail obligatoire « , explique Flore Plisnier. Le déclin des motivations politiques va de pair avec le caractère de plus en plus criminel et crapuleux des menées rexistes en 1943-1944, quand de véritables bandes se mettent à piller et à tuer dans certaines communes.
Voilà qui explique, selon Bruno De Wever, » pourquoi si peu d’historiens travaillent sur la collaboration en Belgique francophone « . D’après le professeur d’Histoire à l’université de Gand, » la collaboration en Flandre présente un beaucoup plus grand intérêt, car elle se situe au coeur du nationalisme flamand, qui reste une force vive après la Seconde Guerre mondiale. A l’époque, le mouvement flamand au sens large a fait sienne la défense de la collaboration, via la justification et la dissimulation. En revanche, l’histoire du rexisme s’achève, en Belgique, en septembre 1944, et aucune force politique ne s’est revendiquée de cette filiation « .
L’une des clés d’explication de la timidité des scientifiques francophones à propos de la collaboration en Wallonie réside sans doute aussi dans la dimension hypertrophiée prise par Degrelle dans l’imaginaire populaire. Les historiens du sud du pays ne se sont pas pour autant désintéressés du rexisme, même si les synthèses produites sont de valeur inégale. Toutefois, il est vrai que l’étude de référence majeure sur le rexisme de guerre est due à un chercheur britannique, Martin Conway. Dans Degrelle, les années de collaboration (Quorum, 1994), Conway met en relief l’isolement progressif dans lequel s’enfonce le rexisme, qui perd son pouvoir d’attraction d’avant-guerre. Degrelle lui-même délaissera son mouvement au profit de l’option militaire.
Par Olivier Rogeau
Un bourgmestre de guerre sur deux, en Flandre, est VNV, parti enraciné dans la société