Les premières élections présidentielles au suffrage universel en Turquie se dérouleront en août. Fort de la victoire de son parti aux municipales de mars, le Premier ministre islamiste Recep Tayyip Erdogan devrait briguer le poste suprême. Malgré des récriminations croissantes contre son autoritarisme. » La Turquie n’est pas un Etat totalitaire. Mais elle ne cultive pas la liberté d’expression « , résume le prix Nobel de littérature Orhan Pamuk, lui qui, malgré la répression, est resté fidèle à la terre qui l’a vu naître. Invité aux Assises internationales du roman à Lyon, il nous fait partager sa passion pour l’écriture et le pays l’ayant construit. Un double ancrage qui trouve tout son sens dans la publication française de son premier roman, Cevdet Bey et ses fils. Une saga familiale inspirée par son histoire, véritable condensé de ses thèmes privilégiés : la pression sociopolitique et historique sur la collectivité, y compris sur les sphères les plus intimes. Une soif d’ascension, d’amour, de modernité et de liberté.
Le Vif/L’Express : Si » l’art est une forme de savoir « , qu’avez-vous appris en écrivant ?
Orhan Pamuk : La patience. Mot par mot, on peut construire une cathédrale à la hauteur de sa spiritualité. Aussi les artistes sont-ils souvent assimilés à des artisans médiévaux. Ma vie en compagnie de l’imagination est délicieuse, mais elle ne m’apprend pas qu’à voir de belles choses en moi. La religion, la culture, les histoires et les coeurs humains ont beau être différents, grâce à la littérature on peut communiquer notre humanité, qui est la même partout. Lorsque je prends la plume, je ne pense pas en termes de postérité ou de sens de l’existence car je me dois de rester modeste.
Tout comme votre héros Cevdet, vous sentez-vous profondément ancré dans vos racines ?
Dans l’enfance oui, car j’imaginais déjà une vie solitaire. Tout le monde me prédisait un avenir d’artiste ou de peintre, mais je suis finalement passé à la littérature. Cela ne m’empêche pas d’avoir vécu toute mon existence dans la même rue. J’y vois une métaphore de mes racines bien taillées, tout en étant comblé de pouvoir passer annuellement un semestre à l’université de Columbia, à New York. Peu de livres ont été écrits sur la bourgeoisie laïque stambouliote, dont je suis issu. Les racines sont mon sujet de prédilection, mais je n’en étais pas conscient avant. Bien que toutes mes histoires se situent dans ma ville natale, elles se veulent avant tout humanistes.
Le terme » ziya » signifie lumière. Que cherchez-vous à éclairer à travers vos livres ?
Le terme » éclairer » me paraît trop fort et moralisateur. Je tente plutôt de portraiturer des êtres. L’éclairement, que vous évoquez, n’est pas sans rappeler celui qui sévit dans mon roman, au sein de cette bourgeoisie laïque et républicaine turque. Sa vision éclairée est liée à Voltaire et Rousseau, mais il s’agit d’une notion fétichiste tant leur société ne s’avère ni libérale ni égalitaire. La version turque des Lumières s’apparente aussi à la puissance de l’armée, pas aux lumières démocratiques. Inspirés par ma famille, mes personnages y aspirent sans vraiment y parvenir. Mon éthique d’écrivain consiste à explorer la complexité de ce genre de thématique.
Vous écrivez que » le travail d’un poète est silencieux « , est-ce à l’écrivain de » crier, de dire aux gens de se réveiller et d’éliminer le despotisme » ?
Je me suis plutôt préparé à écrire en silence… Mes auteurs de référence sont d’ailleurs Kafka et Cesare Pavese, qui n’ont pas été découverts tôt. A l’époque de mes premiers écrits, la Turquie n’était pas prometteuse pour la littérature. J’ai eu du mal à publier ce roman initial, qui paraît désormais en français. Puis sont venus les lecteurs, le succès et la reconnaissance du Nobel. Même si j’adore Le cri de Munch, je ne songe pas à l’imiter en écrivant (rires).
Qu’est-ce qui a changé en vous et dans votre écriture depuis la sortie de ce premier roman en 1982 ?
Cevdet Bey et ses fils a remporté un franc succès dans mon pays, lors de sa parution, mais je le trouve trop balzacien et stendhalien. Ultra-classique, il s’avère démodé dans sa façon de raconter des histoires (rires). Ce roman, concernant trois générations d’une même famille, est assez autobiographique. Or il témoigne d’une certaine naïveté. Celle de la bourgeoisie républicaine turque, désireuse de bâtir un paradis européen, qui n’existe toujours pas en dépit de l’évolution économique. Utopistes, mes personnages écrivent des livres et font fructifier le marché. Ils combinent une vie traditionnelle à la modernité occidentale. Ma plume d’antan leur ressemble, puisqu’elle reflète une naïveté que je ne possède plus. Si je devais réécrire ce livre dans une rhétorique contemporaine, je parlerais de la cruauté, l’intimidation et l’individualisme des classes supérieures face à la pauvreté de la région.
A l’image de vos protagonistes, incarnez-vous toujours » un pont entre deux mondes » ?
Les classes moyennes et supérieures turques constituent un petit monde à part entière, cher à mes yeux car je suis l’un des leurs. Ce roman ne parle pas de l’opposition entre deux univers, mais de gens qui tentent d’imiter l’Occident, tout en demeurant ottomans à l’intérieur de leur âme. Leur prétention à devenir occidentaux les pousse à rejeter la religion, l’art, la musique et l’architecture ottomans. Ils ouvrent ainsi la voie aux islamistes… A force de tout vouloir oublier, y compris le passé, on ne transforme pas cette société en quelque chose de neuf.
Vous vous définissez vous-même de culture musulmane, en quoi vous nourrit et vous désole-t-elle ?
J’appartiens incontestablement à cette civilisation. Ce lien ne comprend pas une croyance religieuse, mais tous mes livres parlent de la richesse de cette culture. L’islamisme a été inventé par la presse internationale, mais ce n’est qu’un mouvement provisoire. C’est une manipulation de l’islam à des fins politiques !
Depuis le Printemps arabe, nous assistons aux désillusions du monde arabe. Demeurez-vous positif par rapport à ce mouvement ?
J’ai observé le Printemps arabe avec beaucoup d’enthousiasme et j’y crois toujours. Cela ne m’empêche pas de critiquer le coup d’Etat de Sissi (NDLR : le président égyptien élu fin mai à la faveur d’un scrutin controversé consécutif à un coup d’Etat militaire). En Egypte, le gouvernement musulman a commis beaucoup d’erreurs. Pour autant, je ne suis pas favorable à un renversement militaire. L’Europe devrait s’opposer aux armes. Or elle se tait. La laïcité est une réalité au Moyen-Orient, mais elle se combine difficilement avec le soutien de l’armée. Seule la Turquie est proche de ce type d’union.
Prémonitoire, votre roman soutient que » nous vivons une époque étrange, où chacun prétend être révolutionnaire « . De quelle révolution a besoin la Turquie d’aujourd’hui ?
Mes héros se réfèrent aux réformes d’Atatürk (NDLR : premier président de la République de Turquie, en 1923, il fait entrer son pays dans l’ère moderne, laïque et égalitaire). Certes, la démocratie existe dans mon pays, mais il a actuellement besoin d’encourager la liberté d’expression, la transparence, le respect des droits de l’homme et d’autrui. Prenez l’accident récent dans la mine de Soma (NDLR : en mai dernier, plus de 300 personnes périssent, provoquant ainsi la colère envers le Premier ministre Erdogan) : il signifie que les classes dites » inférieures » ne comptent pas et que la corruption gouvernementale est omniprésente. Alors que les élections approchent, YouTube et Twitter ont été interdits. Internet permet toutefois d’avoir accès à davantage d’infos et de communiquer plus facilement avec les autres. Conséquence politique ? Chacun raconte sa propre histoire. Or il existe tant de filtres. La révolution digitale fera tout exploser, parce qu’elle nous pousse vers plus de liberté. La Turquie n’est pas un Etat totalitaire, mais elle ne cultive pas la liberté d’expression.
Trouvez-vous qu’elle a néanmoins fait des progrès envers la reconnaissance du génocide arménien et le respect des droits des Kurdes ?
Les Arméniens sont désormais plus libres et les Kurdes bénéficient de bien plus de droits qu’avant. Tout comme mes personnages, bon nombre de mes compatriotes préfèrent vivre en étant ignorants et en fermant les yeux. Il manque une liberté de la presse, tant le gouvernement continue à mettre la pression pour nous empêcher de critiquer les sujets sensibles. Ces six derniers mois, nous assistons à une bataille impitoyable entre Erdogan et son opposant, Fethullah Gülen. N’allez pas jusqu’à me demander mon avis sur le futur scrutin ! Tout cela me rend parfois incrédule…
Qu’en est-il de l’évolution des femmes, qui tiennent une place prépondérante dans vos histoires ?
Ce roman traite à la fois d’amour et d’une cellule familiale, à l’européenne. C’est pourquoi les femmes se montrent plus impliquées et modernes. Si certaines sont rêveuses, la plupart d’entre elles s’avèrent indépendantes et terre à terre. Les femmes turques occupent actuellement une place dans le monde académique, juridique et hospitalier ou dans la presse et la publicité. Atatürk semblait avoir réussi dans sa volonté de prôner l’égalité entre les sexes, mais cette dernière décennie, on assiste à l’émergence de femmes voilées. Avant, c’était réservé à la classe populaire, alors que maintenant cette tendance s’étend aux classes moyennes. Je dirais même que c’est devenu normal, voire démocratique.
L’un des héros clame que » pour nous, l’Europe est un objectif « . En dépit de la crise européenne et de la radicalisation de la politique d’Ankara, cette volonté est-elle toujours d’actualité ?
Ce roman nous tend un miroir des aspirations naïves de mes personnages, qui évoluent dans le silence, l’ignorance, l’autoritarisme et le désir d’occidentalisation. J’ai longtemps oeuvré au sein du lobby visant à rejoindre l’Union européenne. Entre 2003 et 2009, je pensais que c’était pour le bien de la Turquie et de l’Europe elle-même. Or tout le monde a résisté. Je ne pleure plus là-dessus, mais je trouve ça dommage qu’Erdogan soit aussi anti-européen. Pire encore, il soutient que nous n’avons pas besoin de ça. Mon esprit ne s’en préoccupe plus… L’auteur est bon à écrire des livres, pas à faire de la politique, même s’il est conscient de l’enjeu que ça représente. Son rôle ? Montrer des vérités cachées. Les écrivains sont des gens bons, ils ne font pas de fausses promesses comme les politiciens ! Ils ne peuvent pas changer le monde, sauf Vaclav Havel (NDLR : écrivain, opposant au régime communiste, devenu président de Tchécoslovaquie (1989-1992) et de la République tchèque (1993-2003)), que j’ai rencontré et admiré car il est unique en son genre. Grâce à sa plume, il a pu prendre sa place au gouvernement, mais ça reste un cas rare.
Que ce soit dans la société, la famille ou le couple, vos protagonistes essaient de trouver leur place. Pourquoi cette question est-elle centrale dans votre oeuvre ?
J’en suis conscient, mais je préfère le mot » identité « . Ce premier roman parle de l’identité turque, une question qui revient sans cesse en raison de l’Histoire, la géographie, la politique, la civilisation, la religion et la modernité de cette nation. Mes livres ne cherchent pas une réponse parmi toutes ces sources, mais ils nous encouragent à être tolérants. L’une des faiblesses de la Turquie moderne est de croire que tout est linéaire. Nul n’est libre de faire ce qu’il veut car ce pays a été instauré par le pouvoir et l’autorité de l’armée. La censure et l’emprisonnement sont donc une manière de faire taire les gens. A l’instar de mes personnages, j’ai été naïf, mais nous avons tous une responsabilité politique envers la Nation. Il appartient à nous de décider de son destin. J’aime néanmoins le goût candide et patriotique qui se dégage de ce roman-ci. En tant qu’écrivain turc nobélisé, je suis publié dans le monde entier, mais la question politique s’immisce dans tous les livres. On a parfois besoin de la fiction pour comprendre la condition humaine et les autres. La littérature consiste justement à écrire sur soi, tout en faisant croire qu’on parle d’autrui. Le tout est de trouver un équilibre entre les parts inventées et partagées.
Propos recueillis par Kerenn Elkaïm, à Lyon
» L’islamisme est une manipulation de l’islam à des fins politiques »
» Mon pays a besoin de liberté d’expression, de transparence et du respect des droits de l’homme »