La Turquie est-elle européenne ?

A l’heure où l’Europe des 25 doit prendre une décision historique sur l’ouverture de négociations d’adhésion avec Ankara, Le Vif/L’Express a demandé à trois chercheurs, Olivier Roy, Stéphane Yerasimos et Jean-François Bayart, de donner leur point de vue sur la question turque : par sa culture religieuse, politique ou juridique, son histoire et sa géographie, ce pays fait-il ou non partie de l’Europe ?

Décidément, l’Histoire bégaie. Un siècle après, passé l’horreur des guerres balkaniques des années 1990, reprise sanglante des conflits de la Belle Epoque, l’Europe s’interroge à nouveau sur le sort qu’elle doit réserver à la Turquie. Jadis, c’était l’agonie de  » l’homme malade  » du continent qui préoccupait les chancelleries ; aujourd’hui, ce serait plutôt sa vitalité (démographique et économique) qui inquiéterait ou séduirait, c’est selon, une opinion européenne en voie de vieillissement accéléré.

Cette nouvelle question d’Orient û faut-il faire entrer la Turquie comme membre à part entière dans l’Union européenne ? û est pleinement légitime, même si les partisans du oui font remarquer que l’Europe a déjà engagé sa parole voilà quarante ans en reconnaissant la vocation européenne d’Ankara. Parce que l’entrée éventuelle de la Turquie repousserait les frontières orientales de l’Union au voisinage immédiat de l’Irak, de l’Iran, de la Syrie et que son centre de gravité s’en trouverait déplacé vers l’est ; parce que la Turquie serait le pays le plus peuplé du club des 29 ou 30 Etats membres de l’Union de demain, pesant ainsi d’un poids politique respectable ; parce que, enfin et surtout, la large majorité de ses habitants se réclament de l’islam, une religion dont beaucoup d’Occidentaux doutent qu’elle puisse être cantonnée à la sphère privée, le débat d’aujourd’hui trouve sa pleine justification. A l’heure du sommet européen de ce 17 décembre, qui devrait, sauf surprise, voir les chefs d’Etat et de gouvernement des Vingt-Cinq donner leur feu vert à l’ouverture, d’ici à quelques mois, d’un calendrier de négociations, Le Vif/L’Express interroge trois experts, le géographe Jean-François Bayart, le sociologue Olivier Roy et l’historien Stéphane Yerasimos sur l’eurocompatibilité du voisin turc.

L’entrée du Royaume-Uni, en 1973, portait en germe la fin du duopole franco-allemand. L’adhésion de 10 nouveaux membres, en mai 2004, renforce le camp des partisans de la réforme libérale. Nul doute que l’entrée de la Turquie modifierait également les traits de l’Union de demain. Il serait toutefois bien audacieux de tenter d’en esquisser aujourd’hui le visage. En France, par exemple, chaque élargissement s’est accompagné d’un cortège d’angoisses. Craintes des secteurs économiques : le patronat français implore ainsi de Gaulle, en vain, de surseoir à l’entrée dans le Marché commun, le 1er janvier 1959, alléguant que l’économie de l’Hexagone n’est pas prête à affronter la concurrence. A l’épreuve des faits toutefois, on voit les échanges au sein de la Communauté augmenter de 19 % en 1959 par rapport à 1958 : la dynamique du marché libre est lancée, qui contribuera à la prospérité des années 1960. Dans les années 1970, ce sont les agriculteurs qui prédisent la ruine face aux importations des fruits et légumes des candidats espagnol et portugais. Pourtant, là encore, le rattrapage de la péninsule Ibérique et la concurrence s’avéreront bénéfiques à l’Europe entière. Peurs de la classe politique, aussi : rappelons l’opposition à l’entrée des Britanniques, accusés d’être le cheval de Troie des Etats-Unis. Là encore, toutes les sombres prédictions ne se sont pas vérifiées : Londres n’a empêché ni la mise en place de l’espace Schengen ni celle de l’eurozone, alors qu’elle ne fait partie ni de l’un ni de l’autre.

Les mêmes arguments économiques (la crainte des délocalisations, le coût d’une politique agricole commune [PAC] étendue aux paysans anatoliens) et politiques (Ankara jouet de Washington) sont aujourd’hui brandis par les partisans du non. Sauf que l’union douanière est déjà mise en place depuis 1995, que la PAC sera contrainte à se réformer avant la fin de la décennie et que l’opposition quasi unanime du Parlement turc au passage de troupes américaines sur son sol pour ouvrir un second front en Irak a démenti les tenants de la thèse de la sujétion turque à l’Oncle Sam.

Il est bien sûr loisible de poser toutes les questions au candidat turc û c’est le principe même de l’examen d’entrée. Mais gare aux fantasmes ! Difficile d’agiter le spectre, comme le font les élus de la CDU allemande ou de l’UMP française, de  » 100 millions de Turcs  » quand la population actuelle de 70 millions devrait, selon les démographes, se stabiliser à 85 millions au maximum. Et que penser de cette pétition adressée au président français par des dizaines de députés UMP invoquant la  » conflictualité  » (sic) de la Turquie ?…

Il est, en revanche, des interrogations plus fondées, trop souvent reléguées au second plan. Sur la capacité de l’administration turque à adopter, dans la pratique, les paquets de réformes visant à la démocratisation et votées à la volée par les législateurs d’Ankara depuis deux ans maintenant. Sur la perte de souveraineté que l’opinion turque, façonnée, à travers l’école ou les médias, par un farouche nationalisme, est prête à consentir à l’Europe. Sur le regard critique que les Turcs peuvent porter sur une histoire tourmentée dont des épisodes entiers, comme les massacres d’Arméniens, étaient jusqu’à peu tabous. Sur l’occasion donnée aux Européens d’obtenir un droit de regard quant au contrôle des routes de l’immigration clandestine et de la drogue. Sur l’irréversibilité du processus de laïcisation de la société voulu par Atatürk et soutenu par les classes moyennes. Sur les risques, face au monde musulman, que comporterait, à l’extérieur comme à l’intérieur de l’Europe, une rebuffade fondée sur des arguments culturels et religieux supposant l’impossibilité quasi ontologique d’un peuple d’origine islamique à rendre, à son tour, à Dieu ce qui est à Dieu et aux hommes ce qui leur appartient.

A ces doutes et ces interrogations personne n’échappe, pas même les partisans du oui, au premier rang desquels la Commission européenne et les élites libérales turques. C’est dire s’il y a matière à alimenter un débat qui durera au moins une décennie avant que les Parlements (ou les peuples) choisissent ou non d’avaliser la candidature turque.

Curieusement, pour l’heure, les opinions européennes ne jugent pas celle-ci du même £il. Le Sud û l’Espagne, le Portugal, l’Italie et la Grèce, l’ennemi héréditaire û y sont favorables, comme les Britanniques ou les Scandinaves, ainsi que les populations d’Europe centrale et orientale. Les Belges, eux, sont partagés, mais 50 % d’entre eux se déclarent tout de même favorables à un nouvel élargissement de l’Union, selon un sondage Eurobaromètre publié le 10 décembre. En revanche, les adversaires d’un nouvel élargissement sont majoritaires en Autriche, en Allemagne, au Luxembourg, en Finlande et en France, où le débat sur l’adhésion de la Turquie soulève les passions.

Cet automne, une délégation du Tusiad, l’association patronale turque, en visite à Paris, a tenté de percer les ressorts de ce désamour de la part d’un pays dont la plupart de ses membres connaissaient la langue et la culture. Ils s’étaient préparés à un débat vigoureux : ils n’eurent droit, chez la plupart des élus français qu’ils rencontrèrent, qu’à un mol embarras. Ils furent stupéfiés de voir si peu de députés suivre dans l’hémicycle le débat que tant d’entre eux avaient pourtant exigé. Et ils demandèrent poliment, à la fin du voyage, si le péril turc ne servait pas de bouc émissaire pour les ratés de l’intégration arabe dans l’Hexagone, pour l’affaissement relatif de son rang en Europe, pour l’impuissance de la France à se réformer afin de libérer les forces vives de l’économie, pour le malaise des citoyens face à une classe politique en panne de perspective d’ensemble et empêtrée dans des jeuxà byzantins. C’est peut-être vrai. Quelle que soit la pertinence de ce diagnostic, le nécessaire débat sur la Turquie ne peut que s’enrichir de clefs historiques, géographiques ou politiques, comme celles que Le Vif/ L’Express propose cette semaine à ses lecteurs.

Reportage photo : Lyndsey Addario/Corbis

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Il y a matière à alimenter un débat qui durera au moins une décennie

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