Depuis que la Tunisie est sur la liste noire des voyagistes à la suite de deux attentats, la fréquentation touristique est en chute libre. La Belgique continue de » déconseiller » la destination, au grand dam des Tunisiens.
Les plages des quelques hôtels jouxtant Port El Kantaoui, près de Sousse, sont aujourd’hui désertes. Les touristes ne viennent plus. Trônant en bord de mer, le Riu Imperial Marhaba a tragiquement fait la une de l’actualité, le 26 juin dernier, quand un étudiant massacrait à la kalachnikov 38 vacanciers (dont 30 Britanniques et 1 Belge) allongés sur des transats, et jusque dans l’hôtel. Gérant de la petite base nautique de l’hôtel, Sehbi est lui-même un rescapé : » Nous avons poussé les clients vers une cave derrière la thalasso. C’était terrible. Je suis resté dix jours sans dormir. »
Le Riu Imperial Marhaba est paradoxalement un des rares hôtels à rester ouvert, envers et contre tout. Au bord de sa piscine, nous n’y avons rencontré qu’un seul client… Sur la plage, une poignée de touristes allemands jouent aux cartes sous les parasols. Ils sont discrètement protégés par des membres de la police touristique, pieds nus et mitraillette à l’épaule, par d’autres en quad, mais aussi par la garde nationale depuis un de ses Zodiac aux puissants moteurs. » Jamais vu autant de sécurité que maintenant ! » observe Sehbi. Comme les autres plagistes et animateurs, il passe le temps à converser sur Facebook avec d’anciens clients qui, à distance, leur témoignent un soutien indéfectible.
» Aujourd’hui, nous n’avons que 50 clients, pour 365 chambres. Principalement des Allemands, des Français, des Russes « , témoigne Zohra Driss, propriétaire du Riu Imperial Marhaba et héritière du fondateur de la chaîne tunisienne Marhaba. Mais pas de Belges. Or, avant l’attentat de Sousse, la Tunisie était la quatrième destination préférée des clients de Jetair. Peu de chances qu’ils y retournent d’ici peu : les tour-opérateurs de notre pays ont prolongé de plusieurs mois la suspension de leurs charters vers la Tunisie. Ils s’abritent derrière l’avis de voyage négatif émis par le ministère des Affaires étrangères, qui » déconseille » la destination. » Même si je n’ai plus que quelques dizaines de touristes dans mon hôtel, je me refuse à le fermer « , embraie Zohra Driss, qui est aussi parlementaire du parti Nidaa Tounes (au pouvoir). » Autant me demander de m’agenouiller devant les terroristes ! » clame cette femme à poigne.
Précarisation brutale
Le tourisme constitue 7 % du PIB tunisien, mais aujourd’hui, plus de 60 % de l’activité hôtelière (80 % dans le sud) serait à l’arrêt. Les fermetures impactent directement les familles. Fatima (prénom d’emprunt), femme de chambre au Sahara Beach de Mahdia, nous raconte : » Je gagnais 420 dinars (190 euros) par mois, sans compter les pourboires des clients. Quand l’hôtel a fermé, je me suis retrouvée du jour au lendemain sans la moindre ressource financière. De plus, mon mari m’a quittée, j’ai trois enfants à nourrir et l’un d’eux souffre d’une maladie de la peau. Nous vivons à présent dans la cave d’un vieil immeuble, traversée par des tuyaux d’égout qui fuient. Le soupirail est notre seule source de lumière et d’air. » Pour survivre, elle mendie chaque jour devant la mosquée.
Au siège de Sousse de l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), on croule sous ce genre de témoignages. Ce puissant syndicat dénonce l’inertie des pouvoirs publics et des hôteliers face à la brutale précarisation de nombreuses familles vivant directement ou indirectement de l’activité touristique : » Ici en Tunisie, nous ne connaissons pas votre régime de chômage économique « , pointe un responsable syndical. » Des négociations sont cependant en cours pour attribuer à charge du budget national une allocation mensuelle de 150 dinars (68 euros) aux travailleurs saisonniers et de 200 dinars (91 euros) aux travailleurs sous statut CDI « , souligne Foued Eloued, commissaire régional au tourisme. Reste que les négociations piétinent. Pour Salma Elloumi Rekik, ministre du Tourisme et de l’Artisanat, il ne faut pas se focaliser seulement sur la fermeture des hôtels. C’est une économie bien plus large qui tourne autour des vacanciers. » Plus de 360 000 personnes vivent de l’artisanat en Tunisie, dont 80 % de femmes « , nous indique-t-elle.
La Belgique interpellée
Le malheur de la Tunisie, c’est d’avoir connu deux attentats en six mois. L’attaque djihadiste au musée du Bardo, le 18 mars dernier, a coûté la vie à 21 étrangers, dont une Belge. Il avait déjà fait chuter les réservations à destination de la Tunisie, mais comme les faits se sont produits loin des stations balnéaires, les hôteliers de la côte et de Djerba avaient réussi à contenir les annulations pour la saison estivale. L’attentat du 26 juin leur a porté un coup fatal. D’abord parce que les tour-opérateurs ont rapatrié directement leurs clients présents en Tunisie. Ensuite parce que ces mêmes voyagistes ont, dans la foulée, annulé tous leurs vols et réservations des semaines suivantes. Enfin, parce que l’incertitude autour d’une reprise pour l’automne a hypothéqué toute l’arrière-saison.
Mécontent de ce bannissement, le Comité de vigilance pour la démocratie en Tunisie (CVDT), basé à Liège et composé de Belges et de Belgo-Tunisiens, a interpellé le ministre des Affaires étrangères Didier Reynders afin qu’il » revoie sa position dissuadant les touristes belges d’aller en Tunisie « . Cette position, précise-t-il, » est perçue par les Tunisiens comme hostile. Aujourd’hui, la sécurité est revenue en Tunisie, même si le risque zéro n’existe pas « . A la mi-septembre, le comité s’est rendu à Sousse et au Bardo avec une délégation de 38 personnes afin de rendre hommage aux victimes et témoigner de la solidarité avec les Tunisiens victimes de la chute du nombre de visiteurs.
» La position belge prend appui sur une représentation apocalyptique de la situation sécuritaire en Tunisie « , soutient Mohamed Ellouze, ex-prisonnier politique sous Bourguiba et Ben Ali, aujourd’hui avocat au barreau de Liège. La note du SPF Affaires étrangères avait quelque peu forcé la dose. Dans sa version initiale, on pouvait y lire que des attentats terroristes ont eu lieu dans » plusieurs hôtels » de Sousse, et non au seul Riu Imperial Marhaba, et que vu la proclamation de l’état d’urgence, les citoyens risquent d’être placés sous mandat d’arrêt de longue durée » sans que la personne doive en être avertie « . » Si nous comprenons l’appel à la prudence des autorités belges, nous considérons que cette position de quasi interdiction faite aux touristes belges de se rendre en Tunisie est excessive. » Philippe Moureaux (PS), qui accompagnait la délégation, enchaîne : » Au lieu de déconseiller, la Belgique pourrait simplement inciter à la prudence, ce serait déjà un premier pas, notamment envers les compagnies d’assurance. »
En Tunisie, les acteurs du tourisme comprennent mal pourquoi notre pays se distancie à ce point de nos voisins allemand, français ou luxembourgeois. » Je trouve la position belge choquante, n’hésite pas à déclarer au Vif/L’Express Mahmoud Ben Romdhane, ministre tunisien des Transports. A la limite, ce qui nous arrive aujourd’hui va au-delà de ce que voulaient les terroristes… Après les attaques en France, il n’y a pas eu d’avis négatif pour les touristes. Si la Belgique reste un pays ami, c’est tout de même une compagnie aérienne belge qui a donné le ton à la suite de l’attentat de Sousse, à savoir Jetairfly. Le demi-tour qu’elle a ordonné à un de ses avions a singulièrement marqué les esprits ! » Or, dit-il, la Tunisie est aujourd’hui un pays démocratique » et s’il tombe, le seul modèle qui adviendra sera Daech « , déjà bien implanté dans la Libye voisine.
» Bannir la Tunisie pour des raisons de risque terroriste, martèle Me Ellouze, pourrait avoir comme effet pervers d’aggraver celui-ci, car les jeunes Tunisiens qui n’ont plus de travail et sombrent dans le désoeuvrement peuvent devenir des proies faciles pour des recruteurs djihadistes. » Précisons ici que le meurtrier de Sousse, abattu par la police, n’était pas un chômeur, mais un étudiant de l’université de Kairouan décrit comme » sans histoire « . Son père a témoigné : » Il adorait rencontrer des touristes et rêvait de finir ses études en France. » Pour sa mère, il a été victime d’un » lavage de cerveau « .
Relancer la destination
En l’absence de modification de l’avis de voyage, la véritable relance de la destination se fera au mieux au printemps 2016. Après un aussi long break, les voyagistes pourraient à nouveau demander aux autorités et aux exploitants d’offrir des conditions alléchantes. » Si la Tunisie est par nature une destination au rapport qualité-prix extrêmement compétitif, la pratique du all inclusive laissera malheureusement peu de marge aux hôteliers pour se refaire et, surtout, pour investir dans la modernisation de leurs infrastructures, commente Alain Voisot de Travel Magazine. Ce pays aurait cependant beaucoup à gagner en développant en sus le tourisme culturel, une activité génératrice de bien plus de valeur ajoutée. »
Encore faut-il qu’il dépoussière ses pratiques : » La politique d’investissement touristique fait défaut depuis des années, écrit Le Temps de Tunis. Sous Ben Ali, la complaisance et le relationnel étaient les principaux critères de financement des projets. Et peu importe leur fiabilité. Ce qui explique clairement le faible niveau de rentabilité et surtout le taux d’endettement alarmant (on parle de plus de 3,4 milliards de dollars). » Mais pour la ministre du Tourisme Salma Elloumi Rekik, l’absence des touristes est une question plus conjoncturelle que structurelle. » Outre le fait d’avoir pris d’importantes mesures de sécurisation des infrastructures, nous avons également développé une pratique d’échange d’informations avec nos partenaires étrangers, assure-t-elle. Au-delà, je suis convaincue que la population européenne a beaucoup d’admiration pour le processus démocratique de la Tunisie. Les gens reviendront ! » Un premier signe encourageant est intervenu le 2 octobre : le gouvernement tunisien a décrété la levée de l’état d’urgence, estimant que le » danger imminent » avait disparu.
Reportage en Tunisie par Jean-Marc Damry et François Janne d’Othée
» Bannir la Tunisie pour des raisons de risque terroriste risque d’aggraver celui-ci »