La tête et le singe

L’Enfant bleu, par Henry Bauchau. Actes Sud, 377 p.

Dans sa préface à Epreuves, exorcismes, Henri Michaux livrait la raison d’être de ses textes hallucinés :  » Tenir en échec les puissances environnantes du monde hostile.  » C’est aussi, dans L’Enfant bleu, le roman d’Henry Bauchau (90 ans mais la plume toujours aussi alerte et signifiante), le combat mené par un jeune perturbé, Orion – et par Véronique, l’analyste qui l’a pris en charge – contre les puissances maléfiques qui le hantent. Orion fréquente les cours d’un hôpital de jour où ses camarades s’amusent à le provoquer pour assister au déferlement destructeur de colères qui décuplent ses forces. Véronique, nouvelle venue dans l’établissement, d’abord séduite par un dessin d’Orion représentant une île – son thème favori -, prend Orion sous son aile pour entreprendre un difficile parcours de libération, long de plus de dix ans.

Sans doute n’est-ce pas par hasard qu’Henry Bauchau, grand explorateur des mythes antiques, a choisi ce prénom d’Orion qui rassemble en lui deux êtres légendaires : le chasseur redouté pour son extrême violence et l’oiseau dont le chant magnifique s’élève à l’aube. Parce que Véronique en vient vite à déceler un talent d’artiste et de voir dans les dessins, où Orion exprime ses hantises, une voie doublement favorable. Celle qui pourrait à la fois le libérer de ses démons qui le poursuivent de leurs mauvais rayons (parfois  » renversifiés  » par les 300 chevaux blancs qui galopent la nuit dans les rues de Paris) et structurer, par la reconnaissance de l’artiste, une personnalité erratique qui ignore le  » je  » et se désigne toujours par  » on « . Avec, à chaque blocage sur une question qui sans doute le perturbe, cette phrase butoir :  » On ne sait pas, Madame.  » Du thème de l’île, Véronique l’aiguille vers les labyrinthes qu’il dessine avec une confondante virtuosité et pour y inscrire ensuite la légende du Minotaure où transparaît la complexité du combat qui – violence et compassion conjuguées – se joue en lui entre le  » monstre  » et un Thésée qui a pris son propre visage.

Au fil des années, le chemin de la libération sera ardu et semé de régressions. Et de phases de doute et de découragement pour sa protectrice. Parce que le roman d’Orion est aussi le roman de Véronique, consciente qu’elle appartient, comme lui, au  » peuple du désastre « . Mère morte à sa naissance, premier mari mort dans un accident de moto, où elle-même a perdu l’enfant qu’elle portait : le bilan est lourd et les blessures, toujours ouvertes, même si elle a retrouvé un amour vrai auprès de son second mari Vasco, homme de grande qualité humaine et musicien reconnu. Orion n’est pas seul à manquer d’adéquation avec lui-même et d’accomplissement. Vasco cherche toujours la musique qui pourrait exprimer sa réalité profonde comme Véronique poursuit le même but par le biais de la poésie. On touche ainsi à ce qu’il y a de plus fort et de plus fraternel dans ce roman : la vraie richesse ne relève pas de ce que l’on possède, mais bien des manques à combler que l’on partage, qui font avancer et qui produisent de la vie. Du reste Véronique est bien consciente que son combat acharné pour sortir Orion de sa prison mentale est aussi une condition de son propre équilibre et de sa propre libération. Les manques à combler (non, à tenter de combler)…

Cette aspiration, au sens le plus cinétique, n’est-elle pas le moteur même de l’art comme l’art est la consolation de n’y pas vraiment parvenir ? Plus les failles sont importantes, plus l’art se présente comme un moyen privilégié de surmonter ce qu’elles rendent difficile à vivre, mais c’est dans ces profondeurs mêmes qu’il puise sa force – fût-elle redoutable – et son originalité. C’est sans doute l’un des paradoxes qu’illustre le roman d’Orion qui est en même temps un formidable message d’espérance : il évoque l’opportunité – au prix d’un travail opiniâtre, amical et inspiré – d’utiliser et de canaliser ce  » désordre  » mental pour frayer un chemin possible dans la société à ce  » on  » devenu  » je « , sans pour autant le réduire à une morne normalité. Au cours d’une conversation avec Véronique, à propos d’un de ses dessins, Orion, déjà reconnu comme artiste, dit :  » On ne peut pas toujours distinguer ce qui est dans la tête et ce qui est dans le singe. û Le singe… û Le comme les autres, Madame.  » On apprécie qu’un jeune homme, dont la singularité provoquerait sans doute le malaise, voire les moqueries, d’une assemblée  » normale « , se charge d’un message aussi nécessaire et salubre dans un monde où le singe est roi et où la tête décervelée par les modes les plus ineptes ou les plus insidieuses se satisfait grandement du  » comme les autres « . Faut-il le dire, ce propos d’un artiste des profondeurs frappe aussi de plein fouet les petits faiseurs pour qui l’art est un moyen de vivre sur le dos des niais qu’ils mystifient. A cet égard, Orion n’est pas un sauvetage, c’est une leçon. Une leçon en accord avec l’exergue empruntée à Braque :  » Il faut descendre jusqu’au chaos primordial et s’y sentir chez soi.  » Cela dit, on retrouve dans les multiples  » séquences  » de ce livre ce qui pourrait constituer un condensé de la longue expérience de Bauchau, ce sondeur des abîmes mentaux, sans doute enclin à dire comme son personnage :  » Ah, il est loin le temps où tu pensais que la psychanalyse est une science précise.  » Le serait-elle, elle s’autodétruirait sans doute dans la négation du grand mystère de l’humain.

Ghislain Cotton

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