La télépathie au centre de l’art ?

Cosa Mentale, la nouvelle exposition du Centre Pompidou-Metz révèle combien la question de la télépathie fut et demeure le sujet et le moteur de l’art moderne.

Etre moderne. Le mot d’ordre lancé par Charles Baudelaire détermine l’histoire  » officielle  » des arts du XXe siècle. Il s’agit d’être créatif et de multiplier les audaces. Les cubistes dématérialisent les volumes, les abstraits se détournent du réalisme, les surréalistes multiplient les images improbables. Tout se passe sur le plan visuel. Sauf pour Marcel Duchamp, qui privilégie la démarche conceptuelle. Si les premiers définissent l’art moderne, le second est le père des avant-gardes apparues dans les années 1960. Cette césure en deux clans inconciliables paraît admise.

Et voilà que Pascal Rousseau, le commissaire de la nouvelle exposition du Centre Pompidou-Metz, propose une nouvelle lecture, inédite, audacieuse, traversant le temps en impliquant le développement des sciences et des techniques autour d’une question particulière dont les artistes suivaient l’évolution : les phénomènes de télépathie. En réalité, la mise en évidence des ondes électromagnétiques par Thomas Young en 1801 coïncide avec l’apparition du romantisme. Autrement dit, d’une forme d’art qui s’adresse au spectateur sur le mode de la suggestion. Quelques décennies plus tard, à l’heure du symbolisme, d’autres recherches menées en laboratoire et leurs applications pratiques vont bouleverser l’ancien mode de communication entre les êtres : le télégraphe, le téléphone et même, déjà, avec le pantélégraphe de Giovanni Caselli, la transmission d’images.

Voilà donc que, machines à l’appui, on découvre que le vide (l’air, l’éther), loin d’être cet espace stable et cristallin dans lequel les peintres anciens disposaient figures et décors, est traversé par des fluides invisibles. On connaît la passion pour le spiritisme qui, dans les années 1870, avait multiplié les photographies de fantômes et autres apparitions venues de l’au-delà. A l’intérieur de ces cercles de parapsychologues, mais aussi désormais chez les psychiatres, les physiciens et les chimistes, on interroge les capacités de l’esprit à communiquer en dehors de toute conscience. Dès 1882, l’objectif se resserre donc autour d’un nouveau mot, la télépathie. Le terme désigne un émetteur, le cerveau et un mode de communication qui ne recourt pas au langage.

L’invention des rayons X par Wilhelm Röntgen, en 1895, enfonce le clou. En effet, désormais, le corps, en perdant son opacité, se révèle, à son tour, habité par des ondes. En va-t-il de même pour le cerveau, suggère le chimiste et physicien William Crookes ? Pourrait-on dès lors photographier la pensée ? Visualiser les énergies qui s’en échappent ? Une véritable révolution. Pour les uns, un monde nouveau, enrichi par des échanges immatériels entre les êtres. Plus de mensonges, plus de secrets. Pour les autres, un risque, l’atteinte à la vie privée. Oscar Wilde, Henri Bergson, Mark Twain, Jean Jaurès, Sigmund Freud, Sandor Ferenczi et tant d’autres, toutes disciplines confondues, se penchent sur la question. Les artistes ne sont pas en reste. Dans leur bibliothèque, on retrouve les ouvrages édités sur le sujet. Leurs annotations sont révélatrices autant que, vues sous cet angle neuf, leurs oeuvres. L’art allait-il, comme l’écrivait en 1897 l’occultiste Charles Barlet,  » aspirer à reproduire la plasticité de l’esprit qui souffle à travers la matière  » ? Pour Pascal Rousseau, la réponse est affirmative et réunit à la fois l’art moderne et les arts contemporains.

Parcours extrasensoriel

Le parcours de l’exposition est inédit, Il relève parfois du cabinet de curiosités mais revisite, ce faisant, la lecture des oeuvres et ce jusqu’à celle de Robert Morris, un des papes du minimalisme. On y croise les expériences menées dans les laboratoires mais également, celles que proposent les cinéastes, les musiciens, voire les architectes ou encore les compositeurs. On y rencontre de bien étranges machines et des procédures tout aussi étonnantes. Ainsi, par exemple, à l’heure d’Odilon Redon et d’Edvard Munch, les premières empreintes de la pensée prises par Louis Darget et Hippolyte Baraduc grâce à une plaquette photosensible directement posée sur le front du sujet.

Avec le même procédé, Ingles Rogers parvient à fixer l’image d’une pièce de monnaie que le sujet observait depuis 43 minutes. De là à projeter des images de rêves, il n’y avait qu’un pas, aussitôt franchi, comme celui de visualiser les émanations colorées produites par les personnes elles-mêmes. En 1905, les théosophes Charles Leadbeater et Annie Besant dressent un catalogue des formes pensées associant cette fois émotions et couleurs. L’ouvrage souligne que peu de gens peuvent voir ces  » auras  » mais Kandinsky comme Kupka seront du lot. Les tableaux noirs de l’anthroposophe Rudolph Seiner trouvent écho dans les tableaux guérisseurs de Hilma Af Klint.

En réalité, les recherches sur la télépathie ne faiblissent pas au fil des ans et accompagnent les découvertes de la science physique. Le Manifeste du surréalisme, une forme d’art qui est le fruit d’une dictée automatique de la pensée, est publié quelques mois à peine après l’invention par le neurologue Hans Berger du premier encéphalogramme. Or, André Breton est au fait des découvertes de ce type comme le fut , avant lui, Guillaume Apollinaire, le chantre d’un cubisme scientifique. Du dessin automatique aux séances médiumniques, en passant par la télépathie à longue distance entre Robert Desnos et Marcel Duchamp par exemple, la section de l’exposition consacrée aux années 1920 ne manque pas de preuves. Et de citer les oeuvres de Miró mais aussi la présence d’un cinéma télépathe avec ici, un film de 1929 signé Len Lye.

Après la Seconde Guerre mondiale, les nouvelles connaissances liées à la cybernétique (et donc bientôt aux robots et à l’informatique) vont suggérer qu’à terme, la machine rivaliserait avec la pensée de l’homme. Sauf, sur un point : la télépathie. Du coup, les artistes se remettent au travail. La Symphonie cérébrale d’Alvin Lucier est, par exemple, obtenue en posant des électrodes sur les deux sphères du cerveau. Dans les années 1960, on retrouve chez Sigmar Polke des photographies de la pensée ainsi que, sous l’influence des psychotropes, un intérêt accru pour la notion d’état de conscience modifié. Pour certains, cet élargissement des pouvoirs de l’esprit passe par l’usage des drogues. Pour d’autres, comme Marina Abramovic, par un apprentissage dont elle tire l’enseignement de celui des moines tibétains. Le sujet est loin d’être épuisé. Il est même, avec le développement des réseaux sociaux, d’une étrange actualité.

Cosa Mentale, au Centre Pompidou-Metz, à Metz. Jusqu’au 28 mars 2016. www.centrepompidou-metz.com

Par Guy Gilsoul

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