« Tous les chemins du globe conduisent à ma ville », écrivait Maurice Carême. Wavre, en Roman Païs de Brabant, chantée avec amour et éloquence par son enfant célèbre et prince des poètes, est une ville multiple à découvrir pour son dynamisme, pour la bonhomie de ses marchés et de ses fêtes folkloriques et pour… son atout gastronomique. Car, selon ses habitants, nulle part ailleurs on ne trouve une aussi bonne tarte au fromage : la tarte au blanc stofé !
Les épicuriens la comparent à un grand cru. Il faut donc faire intervenir ses cinq sens pour apprécier toutes ses facettes. Tout d’abord, on admire sa » robe » : dorée à point et légèrement brillante, elle allume le regard. On coupe un quartier. Se dévoile alors une belle pâte mordorée de couleur jaune pâle, piquée de quelques flocons blancs de fromage et nappée d’une couche appétissante de compote de pommes de reinette. On saisit délicatement un morceau par son bord légèrement boursouflé. On hume avec délectation les fragrances suaves et enveloppantes. Volutes odorantes et fines qui font palpiter les narines. Une fois en bouche, on écoute le crissement des matières qui aiguisent le plaisir de la dégustation. On savoure l’onctuosité de la pâte. C’est un petit bijou de l’art pâtissier, avec cet équilibre entre le fromage au goût bien marqué, les macarons pilés et les amandes amères et douces, accompagnés d’un méli-mélo fondant de sucre fin, de beurre et de crème fraîche. Les blancs d’oeufs battus en neige apportent le velouté qui, mêlé à la compote de pommes, en sublime le plaisir.
Les origines de la tarte au blanc stofé ( » stofé » veut dire » fromage blanc maigre » dans le dialecte local) remontent au Moyen Age. La ville de Wavre se développait alors de part et d’autre de la rivière Dyle, au milieu de prés humides, de collines boisées et de plateaux vallonnés. Dans ce paisible paysage, les vaches laitières étaient légion. Les paysans se sont mis à fabriquer du fromage blanc, du stofé, puis à confectionner une tarte unique. On ne sait pas qui a » inventé » la recette ancestrale, mais elle s’est transmise de bouche à oreille, immuable, depuis des temps fort lointains. Puis, la » tarte du pauvre » a connu une légère éclipse tout en restant bien présente dans la tradition du terroir. Elle a été remise à l’honneur en 1954, lors du grand jeu historique dit de » Jean et Alice « . Depuis lors, sa réputation et sa renommée, bien établies, ne cessent de croître.
Le Jeu de Jean et Alice, toute une histoire
L’initiative prend sa source… dans une spoliation ! Fierté des Wavriens, la magnifique église Saint-Jean Baptiste avait trois imposantes cloches. En 1943, l’armée allemande en a réquisitionné deux, les plus grandes. Seule la plus petite, baptisée Donglebert, a échappé à la refonte. Après la guerre, les Wavriens s’attèlent à la tâche de compléter les cloches manquantes. Ils dépoussièrent alors leur vieux rêve : doter la tour de l’église d’un carillon. Le projet aboutit en 1954. Fondues à Tournai, pas moins de 49 cloches arrivent à Wavre où elles sont bénies, en mars, par Monseigneur Léon-Joseph Suenens, à l’époque évêque auxiliaire du cardinal Joseph-Ernest Van Roey (devenu plus tard le premier archevêque de Malines-Bruxelles) et inaugurées, en grande pompe, à Pâques de la même année.
Pour la ville, c’est un événement de taille qui doit s’inscrire durablement, et de manière festive, dans la mémoire collective. Le » comité du carillon » décide donc de mettre sur pied un mégaspectacle, une grande fresque moyenâgeuse dont le scénario s’appuie sur les événements historiques du XIIIe siècle et, plus particulièrement, sur l’octroi à la ville de Wavre, en 1222, de la charte de franchise permettant de commercer librement. A l’époque, Wavre dépend d’Henri Ier, duc de Brabant, le Guerroyeur. La ville vit de profonds changements, sa population s’accroît, le commerce extra-muros explose et les bourgeois, avides de libertés, bataillent pour une charte de franchise. Le 23 avril 1222, le duc Henri Ier leur octroie, par l’entremise de Godefroid de Wavre, les » mêmes libertés qu’à Louvain « . Devenue une entité politique et juridique à part entière, Wavre peut enfin construire » sa » Maison de ville qui abritera également la Halle aux blés. Les bourgeois impriment à la cité une dynamique et une prospérité extraordinaires et elle ne ralentira plus jamais son tempo.
Cet événement important se trouve au coeur même du Jeu de Jean et Alice. L’écriture du scénario est confiée au docteur Auguste Brasseur-Capart, Wavrien de souche, pédiatre (on l’appelle » le bon docteur « ) et amoureux de sa ville. Titillé par la poésie, le » scénariste » prend toutefois quelques latitudes par rapport aux événements historiques. Dans le Jeu, un personnage nommé Maca, se fait avocat des bourgeois auprès des seigneurs Jean et Alice et c’est donc lui qui obtient pour Wavre la charte de franchise du duc de Brabant. Or, la charte en question ne mentionne nulle part » Jean, seigneur de Wavre » et son épouse, » Dame Alice « . Mais Jean et Alice sont les derniers descendants de Godefroid de Wavre. La ville a gardé un souvenir de seigneurs, » bons, actifs et charitables « , et donc c’est à eux qu’on a attribué la remise de la charte. L’autre latitude par rapport aux faits historiques ? Selon certains historiens, ce ne serait pas Maca, non plus, qui se serait démené pour l’obtention des libertés car, selon eux, le terme » Maca » n’apparaît qu’au XVIIIe siècle. Il s’agirait d’un certain Maca (sobriquet donné au Wavrien Martin Facq) qui, à la tête de volontaires wavriens, se serait battu à Bruxelles contre les Autrichiens, lors de la révolution brabançonne en 1789. Bref, il est bien connu que l’histoire et la légende divergent parfois quelque peu, ce qui fait le charme des légendes.
Aujourd’hui, Maca incarne toujours l’esprit primesautier et moqueur des Wavriens. Sa statue, représentant un adolescent escaladant la balustrade du perron municipal se trouve au pied de l’hôtel de ville. On ne manquera pas de lui caresser les fesses : il paraît que cela porte bonheur.
Revenons au Jeu de Jean et Alice. On demande à Auguste Du Pont Del Sart, professeur de musique à l’Athénée royal, d’en composer la musique. Il écrit des airs simples, faciles à retenir, » pleins de fraîcheur et de dynamisme, avec une pointe de caractère « populaire » « . Leur succès sera tel, qu’ils donneront l’impulsion à la création de l’Académie de musique de Wavre dont Auguste Du Pont Del Sart tiendra les rênes pendant vingt-deux ans. La première mise en scène est de Norbert Patiny. Elle est tellement spectaculaire que ce dernier sera sollicité par la suite à trois reprises, en 1958, en 1972 et en 1987, car le Jeu de Jean et Alice s’inscrira dans la durée.
Succès triomphal
Le jour de la première, jour de Pâques 1954, on met le paquet. La ville de Wavre prend un aspect moyenâgeux. Des hommes en pourpoint ou en costumes de paysans, des femmes en robes longues de hautes teintes chapeautées de coiffes immaculées se mêlent aux adolescents en cottes de mailles et en armures, aux couples de Pierrot et Pierrette, aux chevaux et aux choeurs. Jean et Alice, entourés des seigneurs du voisinage, dialoguent avec la foule colorée de manants et annoncent la remise de la charte de la franchise. On pousse des vivats et des cris de joie. Tout le monde chante, boit, mange et danse la » Danse de la tarte au fromage « , encouragé par les bonnes paroles de Dame Alice : » Car, la fête est pour tous, du plus fou au plus sage. Je vous ferai servir de la tarte au fromage, de celle qui, plus tard, nous fera un renom. Qui plaît tant que, sans faim même, on ne dit pas non « . Et le choeur répond : » Mais, vous voulez ma recette, n’en saurez rien ! Toujours la tiendrai secrète, vous pensez bien. »
Le succès du Jeu de Jean et Alice est phénoménal. On le rejoue deux fois en septembre de la même année puis, en 1958, dans le cadre des festivités officielles de l’Exposition universelle. En 1972, Wavre s’apprête à commémorer le 750e anniversaire de l’octroi de la charte. Le clou du programme ? Le Jeu de Jean et Alice, bien entendu ! L’autre temps fort des nombreuses manifestations est la création de la Confrérie du stofé qui se donne pour objectif la promotion de la recette ancestrale de la tarte. Le 16 septembre 1972 est proclamée » la journée du stofé « . Les premiers membres de la Confrérie sont installés à l’hôtel de ville. On remet à Maurice Carême un collier d’honneur. Curieusement, le poète qui a chanté avec tant d’émotion sa ville natale et le » Brabant aimé des Dieux « , n’a jamais consacré une seule ligne à la tarte au stofé !
Ambassadeur de la région
Créée en 1972 dans l’euphorie du Jeu de Jean et Alice, la Confrérie du stofé a fédéré rapidement des dizaines de membres. Au fil des années, l’enthousiasme est un peu retombé, comme… un soufflé. » Quand je suis arrivé, il y a dix ans, il n’y avait plus que huit membres, raconte Daniel Haulotte, grand maître de la Confrérie. On est en train de la relancer, en essayant de recruter des jeunes. Il y a dix ans, un seul pâtissier fabriquait de la tarte au blanc stofé suivant la recette ancestrale. Nous avons donc réuni les boulangers-pâtissiers de la région. Trois d’entre eux se sont engagés à reprendre le flambeau. Aujourd’hui, ils sont très contents et font de la tarte tous les jours. Nous avons créé pour eux un label en céramique » Confrérie du stofé – Wavre « . Précisons qu’il n’y a qu’une seule et unique tarte élaborée selon la recette ancestrale. On l’appelle la » tarte au blanc stofé « . Des copies existent : la » tarte au stofé de Wavre » ou la » tarte au stofé « . Excellentes, certes, elles ne sont pas auréolées du même prestige…
» Notre Confrérie fait trois sorties par an, en Brabant wallon et à l’étranger, poursuit Daniel Haulotte. Nous voulons être des ambassadeurs de la région. Nous assistons aux chapitres des confréries amies, nous sommes présents dans des marchés. La tarte est servie dans toutes les manifestations officielles de la ville. Aujourd’hui, les gens reviennent aux traditions. Les supermarchés surfent sur cette tendance et proposent des produits du terroir. La Confrérie a été approchée par une grande enseigne, mais nous avons décliné la proposition. La tarte au blanc stofé ne peut être vendue que dans les trois points de vente et dans leurs succursales. On ne peut pas toucher à la recette. C’est un produit de tradition et nous tenons à ce qu’elle soit respectée. »
Les bonnes adresses
– Pâtisserie Demaret, 25, chaussée de Bruxelles, à 1300 Wavre. Tél. : 010 24 47 37 (maison mère à Rixensart. Tél. : 02 653 68 98. www.patisseriedemaret.be
– Pâtisserie Mohimont, 36, rue Charles Jaumotte, à 1300 Limal. Tél. : 010 41 01 91
– Pâtisserie Delcorps, 44, rue des Fontaines, à 1300 Wavre. Tél. : 010 40 00 35 (maison mère à Grez-Doiceau. Tél. : 010 84 03 40), www.delcorps-gillot.com
La prochaine édition du Jeu de Jean et Alice aura lieu en 2017.
Dans notre numéro du 14 août : le maitrank.
Par Barbara Witkowska – Photos : Frédéric Raevens pour Le Vif/L’Express