L’année 2015 est celle de la laïcité. Les assassinats du Musée juif, l’attentat contre Charlie Hebdo, l’arrêt de la Cour constitutionnelle en matière de cours de religion et de morale laïque, sans oublier le nouvel élan soufflé, entre autres, par le président du Centre d’action laïque, poussent les laïques à chercher une plus grande visibilité et de nouvelles ambitions. Ils repartent à l’offensive et s’activent en coulisse. Enquête.
Ça ronronnait… La lassitude commençait parfois à gagner les militants laïques. Un électrochoc les a arrachés à leur torpeur : les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, à Paris. Depuis, le mot » laïcité » est devenu incontournable. Il est de tous les discours et certains aimeraient l’inscrire au fronton des écoles. Beaucoup sont sonnés mais prêts à reprendre l’offensive. D’ordinaire plutôt discrets, les laïques sont désormais bien décidés à faire valoir leurs idées, mûries déjà ces derniers mois par les assassinats commis au Musée juif. D’abord pour montrer, selon les mots de leur président Henri Bartholomeeusen, que » la laïcité n’est pas une option spirituelle parmi d’autres, elle est ce qui rend possible leur coexistence « . Et aussi pour jouer de leur influence, via leurs contacts et leurs réseaux, partout où ils peuvent.
Puis, il y eut le 12 mars 2015, quand la Cour constitutionnelle a énoncé cette phrase : » Les cours de religion ou de morale ne peuvent pas être obligatoires dans l’enseignement public. » Cet arrêt a réveillé leur volonté et les militants ont retrouvé la forme, la grande forme. Car c’est fou l’étendue des espérances qu’il a suscitées, ouvrant ainsi toutes les ambitions. » De plus en plus d’enseignants de l’école libre se rallient à notre vision. La volonté d’entrer dans le mouvement est bien là « , témoigne Yves Kengen, porte-parole du Centre d’action laïque (CAL), qui fédère 7 régionales et 27 associations. » Il n’y aura pas de machine arrière et ce n’est qu’un début « , annonce Henri Bartholomeeusen.
Un an plus tôt, cet avocat succédait à Pierre Galand à la tête de la laïcité organisée. Au terme de son septennat, d’aucuns, au sein du peuple laïque, ont pointé la » faible dimension philosophique » de la présidence, évoquant même une » laïcité intolérante « . » La laïcité s’est muée en institution, avec ses clercs, qui s’expriment au nom de tous les laïques « , souligne ainsi Hervé Hasquin, secrétaire perpétuel de l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique.
Soucieux de casser enfin cette image, le tout jeune président veut profiter de son mandat pour lui rendre une belle visibilité. Elu à ce poste, » Henri Bartholomeeusen en a la carrure ; c’est la bonne personne « , reconnaît Olivier Maingain, président des FDF. » C’est un homme qui n’est ni dogmatique ni sectaire. Il est d’ailleurs un excellent pédagogue et possède une argumentation charpentée. »
Sûr de lui, Henri Bartholomeeusen nous reçoit dans son petit bureau. De sa fenêtre, il a vue sur le campus de l’Université libre de Bruxelles. Tout un symbole : à ses yeux, le libre examen est le second nom de la laïcité, parce qu’elle est aussi une méthode, celle des faits, du goût de la preuve, de l’explication et, par-dessus tout, du respect de la personne. » Jamais la définition de la laïcité n’a été aussi disputée « , note-t-il d’emblée. Et s’interroge sur ce qui aujourd’hui » pose problème » au concept de laïcité. Le sexagénaire pèse ses mots et prend le temps de répondre. Depuis son élection, il multiplie les rencontres, répond aux interviews et aux invitations, mais se sent peu à l’aise tant il veut » développer ses idées » et » nuancer des dossiers sensibles « . Selon lui, aujourd’hui, la laïcité » souffre de handicaps « , parce que d’autres ont repris à leur compte le concept. » L’extrême droite a réussi une véritable OPA sur la laïcité, qu’elle transfigure en arme politiquement correcte contre les musulmans, explique cet avocat. Tandis que les courants fondamentalistes la détournent, pour justifier des atteintes à l’égalité hommes – femmes. » Au fil des débats, ce » concept-valise » a suscité une inflation grammaticale : la laïcité est tour à tour » ouverte « , » positive « , » inclusive « , » fermée « , » restrictive « … Cet enrichissement est la preuve que plus personne ne sait très bien en quoi consiste le » principe de laïcité « . Même dans les esprits les plus disposés à le défendre, une confusion s’est progressivement installée entre diverses notions : laïcité, neutralité, séparation de l’Eglise et de l’Etat, défense de l’égalité hommes – femmes.
Pas de doute, la confusion oblige Henri Bartholomeeusen à agir. Sur sa feuille de route figure ainsi » Mieux expliquer la laïcité « . Sur le terrain, son discours est net, clair. Les propos sont simples et ressemblent parfois à La laïcité pour les nuls : la laïcité implique l’impartialité de l’Etat et le régime des libertés des citoyens, c’est-à-dire les libertés de pensée, de conscience et religieuse, soit des différentes religions et philosophies. Ce qui inclut le droit de critiquer les religions et oblige l’Etat à équiper les citoyens d’outils que sont la raison, le libre examen… » Je répète sans cesse que la laïcité n’est évidemment pas la neutralité « , souligne-t-il.
Trop de malentendus, trop d’ambiguïtés. En réalité, l’organe fédérateur de la laïcité s’est piégé tout seul, en mixant sans cesse laïcité politique et athéisme. Il défend ainsi l’athéisme, une conviction philosophique personnelle, mais aussi la laïcité, un dispositif politique garantissant à la fois la liberté de conscience et l’égalité entre citoyens. » Avec le recul, il s’agit d’une erreur politique majeure pour ceux qui se soucient véritablement de laïcité « , déclare Marc Jacquemain, sociologue des identités à l’ULg. » Une erreur politique, parce qu’elle pousse les croyants de toutes obédiences à se méfier de la laïcité. »
A présent, la communauté laïque s’est mobilisée pour dissiper le brouillard. Signe de ralliement : à l’extérieur, seul le président parle, s’exprime, fait office d’ambassadeur. Il tient la machine et trace les objectifs à atteindre. Détail révélateur : le CAL a repris la main sur l’ensemble des émissions radio et télé concédées par la RTBF, récupérant ainsi la communication audiovisuelle laïque. En coulisse, on explique que leur image a vieilli, les sujets ne collaient plus à l’actualité et ils ne représentent plus la diversité de la laïcité. Depuis décembre dernier, l’organe a lancé une nouvelle émission, » Libres, ensemble « , qui aborde l’actualité sous un angle laïque.
Lobbying assumé
La laïcité ne fait donc pas mystère de sa volonté de réinvestir les débats et de peser sur la scène politique quel que soit le sujet, de la loi sur le statut des foetus mort-nés au projet de la mégaprison à Haren en passant par celui du cours de citoyenneté. Elle veut même envoyer des » cahiers de doléances » aux élus. » Concrètement, le CAL marque des points « , constate un membre du centre.
Pour Henri Bartholomeeusen, l’école est le fer de lance de la laïcité. Il a demandé aux militants d’effectuer un retour aux sources : miser encore et encore sur l’enseignement, rappelant qu’il sera l’un des piliers de son mandat. Il souhaite ainsi se faire entendre plus fort sur le combat laïque d’une école gratuite, mixte, accessible à tous et émancipatrice. » Ces dernières années, il y a eu un effacement de l’école officielle et de sa spécificité. Au fil du temps, la concurrence entre les réseaux ne se traduit plus que par une lutte de classes sociales pour l’accès aux écoles qui ont la meilleure réputation. Je veux que l’école officielle redonne de la voix « , détaille le président. Naturellement, l’arrêt de la Cour constitutionnelle a donné aux laïques une nouvelle ardeur. Ils en sont ressortis confiants. » Il s’agit d’une fenêtre, une opportunité inattendue. C’est pourquoi, nous devons nourrir cette réflexion « , poursuit ce membre.
Le président peut compter sur le lobbying du Cedep, le Centre d’étude et de défense de l’école publique, qui regroupe douze associations dont, entre autres, la CGSP, la Ligue de l’enseignement et la Fédération des associations de parents de l’enseignement officiel (Fapeo). En ordre de marche et revigorés, ceux-là ont d’abord conseillé explicitement aux parents d’opter pour la dispense : un moyen pour eux de forcer la création d’un véritable cours de citoyenneté. Ils multiplient aussi les contacts tous azimuts auprès des cabinets ministériels, des partis et des parlementaires. Une campagne comme on n’en avait plus vue depuis la fin des années 1950 et le Pacte scolaire, probablement aussi en compensation d’un grand changement qui n’aura pas lieu, celui de l’abolition des réseaux d’enseignement pour l’avènement d’une seule grande école publique.
Dès septembre 2016, tous les élèves de l’école publique suivront durant une heure, ensemble, un cours de citoyenneté, à côté des cours de religion et de morale laïque – la formule » 1 heure + 1 heure « . Evidemment, les militants se dépensent en faveur de deux heures dans l’enseignement primaire et secondaire officiel. Ce qui nécessite d’aller bien plus loin que la déclaration de politique communautaire (l’accord de majorité PS – CDH de juillet 2014). Mais, en coulisse, l’objectif ultime est d’obtenir la relégation de l’enseignement religieux dans la grille des cours à options – des cours facultatifs donc et non obligatoires – et ce dans tous les réseaux. Avec un mot d’ordre : ne pas faire de surenchère.
Mais le combat s’organise sur un autre front : celui de la conquête des jeunes. Comment rallier les adolescents à la défense de la laïcité ? Le mouvement laïque demeure confronté à une crise de recrutement liée à la crise du militantisme en général. » Elle a du mal à attirer les plus jeunes, car elle leur apparaît rigide, éloignée et désincarnée « , pointe Hervé Hasquin. » On les bassine avec de vieilles luttes qu’ils n’ont pas connues. Dans ces conditions, la laïcité ne leur parle pas. Mais quand on décortique les fondements de la laïcité avec les jeunes, on s’aperçoit qu’ils adhèrent pleinement aux valeurs laïques « , explique Yves Kengen, porte-parole du CAL.
» L’enjeu du mouvement laïque est de s’ouvrir à la modernité, reconnaît un membre. On ne peut plus offrir aux jeunes une laïcité vieillissante. » L’organe ne ménage pas ses efforts pour attirer de jeunes pousses. Depuis deux ans, les laïques tentent de booster leur pouvoir d’attraction. A l’exemple d’un camp de vacances, » Laïcitad « , pour les adolescents de 13 à 18 ans. L’idée : développer leur sens critique en adhérant aux valeurs du libre examen. Dans le même esprit, depuis 2014, à Bruxelles, la fête de la jeunesse laïque a été sérieusement modernisée. La mise en scène est confiée au jeune comédien Fabrice Murgia : du grand spectacle participatif qui mêle théâtre, musique, chant, danse, projections de vidéos et de photos, avec des invités de marque, comme Zaz et Arno. Résultat : les chiffres d’affluence ont doublé. Ailleurs, en Wallonie, depuis peu, on tente également de mettre en place des spectacles qui ont un peu plus d’allure. Et pour l’an prochain, le CAL planche sur un » méga-événement » à destination de la jeunesse, sorte de Journées mondiales de la jeunesse (JMJ), version laïque.
Il s’agit aussi (surtout ?) de se réconcilier avec les jeunes issus de l’immigration. » Il faut tout faire pour les convaincre que la laïcité n’est pas leur ennemi, mais que l’avenir de leur religion repose sur la laïcité « , affirme Henri Bartholomeeusen. » Mais soyons lucides : il faudra encore certainement beaucoup de temps pour que ces jeunes abordent la laïcité sans a priori « , ajoute un membre de Bruxelles Laïque.
Sans relais politiques forts
Mais la bataille principale reste la constitutionnalisation. L’organe repart donc au combat pour inscrire le principe de laïcité dans la Constitution – qui n’est pas explicitement reconnue dans le texte. Ce ne serait pas la première offensive. Les sénateurs Philippe Mahoux (PS) et Christine Defraigne (MR), largement inspirés par les travaux du CAL, ou l’ex-sénateur socialiste PS Pierre Galand ont déposé, en 2007 puis en 2009, des propositions de loi en ce sens. Recalées. Tout comme celle déposée par le député fédéral Olivier Maingain (FDF), en 2012.
En réalité, le CAL semble avoir compris mezza voce qu’il ne fallait rien espérer de concret dans ce domaine avant longtemps. Il sait qu’il n’y aura pas de sitôt une majorité des deux tiers dans les chambres fédérales. L’organe se heurte au moins à un obstacle politique : le CD&V. » Il faudrait aider les élus à comprendre que l’on peut contourner les obstacles « , plaide un laïque. Ainsi, il serait possible de trouver un plan B en insérant le principe de la laïcité dans un certain nombre d’articles de la Constitution. Olivier Maingain partage cette ligne avec le CAL. Ces mesures permettraient, selon le député fédéral, de renforcer la laïcité : elles rendraient de fait la suprématie de la loi civile sur la loi morale. » La loi commune s’impose à tous. Il ne pourrait donc y avoir d’exception, notamment en ce qui concerne le statut individuel. En clair, cela interdit de régler les relations familiales sous l’angle religieux, et cela ferme la porte à des accommodements raisonnables « , explique Olivier Maingain. Autre conséquence : l’insertion de la laïcité dans plusieurs articles de la Constitution permettrait aux laïques de contester le financement des cultes. » Cela obligerait à examiner la finalité des financements des cultes « , déclare un laïque. De fait, le CAL milite toujours pour un financement juste, équilibré (c’est-à-dire qui tient compte de l’évolution sociétale et du recul du poids de la religion catholique) et transparent (il ne repose actuellement sur aucun cadre légal fixant des critères objectifs). Il ne s’agit donc pas d’une révolution, mais d’un lissage du système, Henri Bartholomeeusen reconnaissant lui-même » l’utilité sociale des cultes, notamment en matière d’éducation permanente « .
Cependant, si la laïcité a des alliés, elle n’a pas de pouvoirs. En tête-à-tête, ses représentants recueillent des approbations, mais le gain n’est pas à la mesure de leurs espérances. En dépit de ces encouragements de coulisse, la défense de la laïcité serait, pour nombre de politiques, un casse-tête. Il y a bien des députés libéraux qui promeuvent le principe de laïcité dans la gestion de l’Etat, alors que leur formation, le MR, semble elle-même plutôt divisée sur le sujet. Mais, dit-on en coulisse, il s’agit d' » épisodes éruptifs « , » clientélistes » et » velléitaires « . Quant au PS, les relations se révèlent plus compliquées, parfois tendues. Dans certains dossiers, les socialistes ont répondu présent. L’an dernier, les députés wallons MR, PS et CDH (les Ecolo se sont abstenus) ont adopté une résolution en matière de port de signes religieux dans l’emploi public. Ils demandaient au gouvernement wallon de modifier sa législation pour interdire aux fonctionnaires régionaux d’afficher » des signes convictionnels ostentatoires « , sauf s’ils ne sont pas en contact avec le public. » La résolution voulue par le MR voulait refiler la patate chaude à l’exécutif « , souligne un militant. Celle-ci doit encore être mise en oeuvre par l’exécutif, ce que Christophe Lacroix, ministre PS de la Fonction publique, a promis, bien qu’absente de l’accord de majorité PS – CDH.
Mais en off, on pointe quand même le manque de courage politique à gauche, à l’exception de quelques députés. C’est un reproche récurrent chez les laïques. Ils se demandent si, à force de » ménager la chèvre et le chou « , le PS n’aurait pas oublié les valeurs de la laïcité, » visiblement plus faciles à brandir face à l’Eglise catholique que face à l’islamisme « . Chez les laïques, on estime qu’à gauche, on ne sait pas comment s’y prendre. » Aux yeux de cette gauche compassionnelle, critiquer une pratique religieuse et culturelle, c’est viser une population moins favorisée et augmenter sa souffrance. Mais la laïcité n’est pas raciste « , déclare son président. » Et, quand, pour mieux critiquer l’islam, la droite raciste et l’extrême droite se servent de la laïcité pour maquiller la haine du musulman, personne à gauche ne se réveille, s’énerve un socialiste bruxellois et ex-ministre. » En détournant cette valeur, ils nous ont mis devant nos contradictions. » » Je constate que plus aucun parti politique n’évoque le terme laïcité. On parle d’un Etat neutre, de tolérance, mais le mot » laïcité « , apparemment, est sorti du vocabulaire et des programmes. C’est le projet dont le monde politique a peur ; il craint en tout cas de l’aborder « , poursuit Henri Bartholomeeusen. C’est dire la puissance du tabou. Bref : les batailles en cours sont loin d’être gagnées. Mais le mouvement laïque continue d’y croire, urbi et orbi.
Par Soraya Ghali
» Henri Bartholomeeusen est la bonne personne. C’est un homme qui n’est ni dogmatique ni sectaire »
Si la laïcité a des alliés, elle n’a pas de pouvoirs. En tête-à-tête, ses représentants recueillent des approbations, mais le gain n’est pas à la mesure de leurs espérances