La N-VA met la majorité fédérale sous pression en multipliant les provocations. Le parti nationaliste doit contenter la part d’électorat qu’il a volée à l’extrême droite. Ce faisant, il impose au Premier ministre de délicates circonvolutions.
La crise des migrants est un drame humanitaire qui confronte notre société à ses propres démons en cette période de grands tumultes internationaux. Politiquement, c’est aussi une nouvelle bombe à retardement pour la coalition fédérale inédite pilotée par un Charles Michel décidément au four et au moulin. La séquence des dix derniers jours est en effet révélatrice des tourments avec lesquels le Premier ministre libéral doit composer. Elle démontre une nouvelle fois combien la suédoise est un théâtre de boulevard, au sein duquel chacun joue sa pièce, au risque d’irriter ses partenaires. Une dramaturgie contrôlée, a priori, mais qui peut déraper à tout moment.
» Charles Michel n’a en réalité pas d’autre choix qu’accepter ces jeux de rôle, décrypte Pierre Vercauteren, politologue à l’UCL-Mons. C’est un capitaine en permanence sous tension, parce qu’il est confronté en même temps à une » participopposition » permanente du CD&V, vous l’avez souligné (NDLR : c’était l’objet d’une analyse dans Le Vif/L’Express du 4 septembre), mais également de la N-VA. Le parti de Bart De Wever doit occuper le devant de la scène pour exister, parce qu’il n’a pas encore l’assise historique du CD&V et de l’Open VLD. Il a cinq ans pour consolider sa position. Une position difficile puisqu’en occupant toutes les fonctions régaliennes, il s’expose à des dossiers délicats au sein de la majorité. C’est flagrant dans le cas de Theo Francken avec cet afflux de réfugiés. Voilà pourquoi les nationalistes sont continuellement obligés de provoquer médiatiquement… » Dans les médias et sur les réseaux sociaux.
» Des idées d’extrême droite »
Au 16, rue de la Loi, siège du Premier ministre, il faut faire preuve d’un sang-froid à toute épreuve, tant le sujet est délicat. En ce vendredi 4 septembre, ce n’est guère évident et il y a de l’exaspération dans l’air. Les jours précédents ont été dantesques : les migrants campent désormais face au bâtiment de l’Office des étrangers, au centre de Bruxelles, et l’image d’Aylan, ce petit enfant retrouvé mort sur une plage de Bodrum, a choqué le monde entier. L’opposition francophone, très puissante, s’est emparée du dossier en dénonçant le manque de réaction des autorités fédérales. Pressé de questions par les journalistes à l’issue du conseil des ministres, le Premier annonce l’ouverture de 500 places dans un bâtiment situé à deux pas de là. Interrogé sur le quota maximum de 250 dossiers d’asile traités chaque jour, un trophée de chasse brandi par le secrétaire d’Etat N-VA Theo Francken, Charles Michel s’agace : » Je confirme ce chiffre. Mais nous monitorons la situation en permanence. » Traduction : cette limite n’est pas un dogme, c’est encore moi qui décide… Pour l’envolée lyrique, il faudra attendre.
Tandis qu’Angela Merkel a généreusement ouvert les portes de l’Allemagne à 800 000 réfugiés, les provocations à répétition des nationalistes flamands ont suscité chez nous l’indignation. Bart De Wever a tiré le premier en réclamant un » statut particulier » pour les réfugiés, limitant notamment leurs droits sociaux ou leur accès à un logement. Liesbeth Homans, numéro deux du gouvernement flamand et proche du bourgmestre d’Anvers, est allée un cran plus loin en affirmant sa volonté de ne pas octroyer de logement à quiconque… possèderait déjà une maison dans son pays. L’idée suscite la réprobation, sous la forme d’une flambée d’images de maisons bombardées, sur les réseaux sociaux. Le socialiste Paul Magnette, ministre-président wallon, ne peut s’empêcher de lâcher un matin à la radio un retentissant : » Jouer sur les peurs… c’est dégueulasse. »
» Faire des propos de De Wever quelque chose d’abominable, ce n’est pas très correct, commente, prudent, un baron du MR. Allez… Ce qui est vrai, c’est que l’on n’a pas besoin d’un statut spécial, il y en a déjà trois différents. Le président de la N-VA n’avait même pas besoin de lancer ce débat. Ce que le ministre-président socialiste Rudy Demotte a dit au sujet de l’accueil des réfugiés à Tournai était, à mes yeux, bien plus grave que les propos de De Wever, qui ne sont pas stigmatisants. Liesbeth Homans, par contre… Je n’arrive pas à comprendre comment une femme d’une intelligence supérieure puisse tenir des propos aussi sordides que cela. » Karel De Gucht, ancien vice- Premier de l’Open VLD et garde-fou moral du parti contre les extrémismes, est moins réservé : » La N-VA propage des idées d’extrême droite pour conserver ses électeurs « , clame-t-il. Lors des élections de mai 2014, la N-VA a, il est vrai, mangé la moitié des électeurs du Vlaams Belang. Elle leur doit son accession au pouvoir.
» Consolider son noyau dur »
» La stratégie de la N-VA dans ce gouvernement, c’est de consolider son noyau dur pour remporter de manière majeure les élections communales de 2018 et législatives de 2019, décode Pierre Vercauteren. Le communautaire ne suffisant pas, il a élargi le côté droitier sur le plan sociétal et libéral sur le plan socio-économique. C’est un parti qui aiguise la concurrence électorale très dure qui prévaut en Flandre depuis dix ou quinze ans. La N-VA est particide : elle veut manger les partis avec lesquels elle est en concurrence. C’est pratiquement déjà le cas avec le Vlaams Belang, mais les autres partis sentent eux aussi qu’il y a un danger mortel. » N’en déplaise à Karel De Gucht, il voit, dans le dossier migratoire, une » alliance objective » N-VA – Open VLD, les deux partis se montrant bien plus intransigeants que l’axe MR-CD&V.
Ce matraquage de la N-VA, qui a ensuite envoyé ses députés européens au combat pour réclamer le retour des contrôles aux frontières, a incité le MR à déléguer en retour les fidèles lieutenants de Charles Michel dans tous les médias pour rectifier le ton donné. » Ouvrons davantage les frontières, on peut accueillir plus de réfugiés « , provoque l’eurodéputé Louis Michel à La Libre. » Je regrette et je condamne les propos de la N-VA, tacle son collègue Gérard Deprez au Soir. Cela contribue à rendre plus difficile, pour une partie de l’opinion publique, l’acceptation de mesures nécessaires. » » Si Bart De Wever était ministre, cela nous poserait problème « , résume à la RTBF Denis Ducarme, chef de groupe MR à la Chambre en parlant de » populisme « . » Mais est-ce que des déclarations de Bart De Wever ont fait changer des décisions de Charles Michel et de son gouvernement ? Non. »
» Sur l’immigration, il y a un fond idéologique très différent entre la N-VA et le MR, note Pierre Vercauteren. D’où la nécessité pour Charles Michel de laisser les différentes opinions s’exprimer pour calmer le jeu. Avec Olivier Chastel, Louis Michel ou Gérard Deprez qui jouent la carte d’un libéralisme plus libéral. Il y aura toujours bien Didier Reynders pour garder les choses plus à droite en cas de nécessité. Voilà le repositionnement du MR dans cette coalition. »
Charles Michel doit en effet jongler en permanence entre ces opinions contradictoires. Au risque d’être parfois gêné aux entournures. C’est finalement aux Estivales du MR, dimanche 6 septembre, qu’il a tenu des propos davantage courageux. Devant les siens. » Certains voudraient reconstruire des murs et miser sur le repli sur soi ou sur la peur de l’autre, martèle-t-il devant des milliers de militants libéraux réunis à Pairi Daiza. Certains veulent agiter le poison du racisme et de la xénophobie. Mais ce ne sera jamais notre choix. Nous décidons, nous, d’accueillir ceux qui fuient la mort et l’enfer. C’est une question d’humanité, de dignité. » L’allusion aux » murs » fait écho à la politique intransigeante menée par le Premier ministre hongrois Viktor Orban, qui érige une barrière à la frontière avec la Serbie. La N-VA balaie : au Parlement européen, Orban fait partie du même groupe qu’Angela Merkel… L’allusion à » la tentation du simplisme ou du populisme » aura davantage résonné aux oreilles nationalistes. » Pour ne pas, par exemple, opposer les pauvres en Belgique ou les demandeurs d’asile « , souligne le Premier ministre. Le résumé parfait de la stratégie N-VA.
» Des tentes douillettes »
» L’Europe forteresse, cela n’a pas de sens, estime Louis Michel dans un entretien au Vif/ L’Express. D’ailleurs, on n’empêchera jamais les réfugiés de venir par tous les moyens. Et on n’a encore rien vu : moi qui connais bien l’Afrique subsaharienne, je peux vous dire que ceci va avoir un effet d’appel sur cela. Ce qui m’effraie, c’est le taux de jeunes qu’il y a dans toute une série de pays. En Algérie, par exemple, 60 % de la population a moins de 25 ans : je ne sais pas si l’on mesure ce que cela représente. Quel est le gouvernement, même avec une croissance à deux chiffres, qui peut donner de l’emploi à une masse de gens comme ça ? Alors qu’en Belgique, nous avons beaucoup de mal à trouver quelqu’un pour un emploi de manoeuvre… Il y a de quoi s’interroger. Les dirigeants allemands affrontent cette question avec plus de vigueur, mais aussi avec plus de réalisme. Ils font d’une pierre deux coups : ils apparaissent comme étant en pointe sur le plan humaniste et, en même temps, ils servent leur économie. »
Charles Michel est conscient du fait que cette crise aiguë de la migration peut durer de longs mois. » Cela risque de créer des tensions entre pays européens et à l’intérieur de nos frontières « , dit-il. Le Premier ministre espère une solution pour l’accueil au niveau européen, qui contraindrait la N-VA à accepter un effort supplémentaire. Son parti, en parallèle, insiste sur des enjeux à plus long terme : le parcours d’intégration en Wallonie et à Bruxelles, mis en oeuvre tardivement par le PS, ou la mise en place d’une capacité militaire opérationnelle permettant à l’Europe de stabiliser ses frontières… Mais cette thématique est un piège permanent pour la cohésion de la suédoise.
Ce n’est pas le tact des nationalistes qui risque d’apaiser les choses. Adepte des messages à la hussarde sur les réseaux sociaux, le secrétaire d’Etat Theo Francken n’a pu s’empêcher de commenter le fait que seuls quatorze migrants ont passé la nuit dans le bâtiment mis à disposition face à l’Office des étrangers. » Il faut croire que les tentes des réfugiés sont trop douillettes « , a-t-il ironiquement lancé sur Twitter, mardi 8 septembre, en réclamant des » excuses » à ceux qui avaient critiqué la réponse des autorités. » Excusez-moi, mais là je suis révolté ! » s’est empressé de réagir Yves Goldstein, chef de cabinet du ministre-président bruxellois, Rudi Vervoort. Tandis que d’autres voix socialistes s’élevaient pour que le Premier ministre reprenne ses compétences, » le temps que ce monsieur retrouve son sang-froid « , Karine Lalieux, chef de groupe à la Chambre, résumait en deux mots : cette réaction est » cynique et abjecte « . » Karel De Gucht a raison : la N-VA flirte toujours avec l’extrême droite, s’indigne Kristof Calvo, chef de groupe Groen à la Chambre. Combien de temps le Premier ministre va-t-il encore tolérer cela ? » Même un député de la majorité, Roel Deseyn (aile gauche du CD&V) s’emportait : » Empathie : quelqu’un peut-il donner un cours de rattrapage à ce sujet à notre secrétaire d’Etat ? » Au sommet d’un des partis de la coalition, on estime la sortie de Francken » ni intelligente, ni nécessaire « , d’autres alliés précisant que les ministres de De Wever font beaucoup de bruit en public mais profil bas à la table du gouvernement. Charles Michel lui maintient sa confiance en lui intimant d’être plus prudent à l’avenir.
En tout cas, ce dossier migratoire, dont la N-VA a fait un douteux fonds de commerce, risque de provoquer durablement de vives tensions politiques. Jusqu’au sein de la majorité.
Par Olivier Mouton
De ce dossier migratoire, la N-VA a fait un douteux fonds de commerce