La Rose-Croix : du canular à l’idéal humaniste

L’une des plus célèbres sociétés secrètes de l’histoire n’est-elle qu’un simple mythe ? Si l’histoire de ce mystérieux réseau de savants se disant détenteurs de secrets antiques a longtemps relevé de la légende, celle-ci a toutefois fini par devenir en partie réalité. Ou comment une supercherie a inspiré des générations de penseurs.

Lorsque, de 1614 à 1616, par une série de trois manifestes publiés en Allemagne, la  » Fraternité de la Rose-Croix  » révèle son existence au monde, une bonne partie de l’Europe cultivée se prend de passion pour les idées de cet ordre jusqu’alors inconnu. Le premier de ces fascicules, la Fama Fraternitatis, d’abord paru à Cassel, en 1614, doit ainsi être réimprimé à de nombreuses reprises en quelques années. Depuis trois générations, y apprend-on, les frères de la Rose-Croix se transmettent en secret les arcanes de l’alchimie antique – comprendre, précise le texte, l’alchimie au sens noble, l’étude des lois de la nature, et non sa vision étriquée, celle des vils  » faiseurs d’or  » à la recherche de la pierre philosophale. Or, après cent-vingt ans d’existence, l’Ordre a décidé, en publiant ces écrits anonymes, de se dévoiler à l’humanité, à laquelle elle promet, en lui révélant ses secrets, un  » remède suprême « , clé de sa libération et de sa régénération spirituelle…

Une supercherie due à de brillants théologiens

La ficelle semble un peu grosse ? Peu réputé pour sa crédulité, Descartes lui-même, qui se trouve alors en Allemagne, cherche pourtant à entrer en contact avec ces  » rosicruciens « . En vain. Et pour cause… Tous les historiens un peu sérieux en conviennent aujourd’hui : les manifestes rosicruciens ne sont que des fictions, des supercheries montées de toutes pièces. Aucune trace, à cette époque, d’une société secrète de la Rose-Croix. Les auteurs de ces textes n’ont pourtant pas des profils de plaisantins : réunis autour du théologien luthérien Johann Valentin Andreae (1585-1654), ce petit groupe d’amis, juristes et théologiens, auquel on a donné le nom de Cercle de Tübingen (une ville universitaire près de Stuttgart), se signale par l’éclectisme et la qualité de son érudition. Ils figurent parmi les meilleurs  » alchimistes  » de cette Allemagne du début du XVIIe siècle : des savants, généralement protestants, qui, devant l’essoufflement de la Réforme et le déclin du dogme catholique, se prennent de passion pour les traditions ésotériques ayant traversé le Moyen Age en provenance directe de l’Antiquité. Le canular du Cercle de Tübingen n’est d’ailleurs une plaisanterie qu’en apparence. Dans son autobiographie, Andreae écrira ainsi :  » C’est l’affaire du christianisme qui me tenait à coeur et je voulais le faire progresser par tous les moyens ; et comme je ne pouvais le faire par des chemins rectilignes, je tentai de le faire par des détours et des pitreries.  »

Les idées rosicruciennes conquièrent l’Europe

La stratégie de communication, misant sur le goût universel pour le secret et le mystère, est parfaite : aussitôt, donc, la Rose-Croix fascine. Son idéal de  » Réformation universelle  » va occuper bien des beaux esprits. Plutôt que Descartes, ou Leibniz, qu’on a longtemps voulu faire passer, à tort, pour un rosicrucien, son premier porte-parole d’influence est Michael Maier, médecin et conseiller de l’empereur Rodolphe II, qui publie plusieurs commentaires enthousiastes des manifestes rosicruciens. Après un voyage en Allemagne, le médecin anglais Robert Fludd joue pour sa part un rôle essentiel dans la propagation de ces idées dans les îles britanniques : elles influenceront beaucoup Francis Bacon au moment de rédiger son roman utopiste La Nouvelle Atlantide (1622), best-seller de l’époque. Et elles investissent même quelques têtes couronnées, comme celles de l’empereur Rodolphe II, de Frédéric V du Palatinat et de Gustave II Adolphe de Suède. Mais si l’idéal rosicrucien conquiert une partie de l’Europe humaniste, désespérée par les guerres de religion et en quête d’un nouveau souffle intellectuel, on ne compte toujours pas, en ce milieu du XVIIe siècle, la moindre société secrète de la Rose-Croix. La fable d’Andreae et de ses compagnons va pourtant finir par prendre vie. Au début du XVIIIe siècle, après un léger essoufflement au cours des décennies précédentes, le phénomène rosicrucien renaît de plus belle. Et, pour la première fois, en 1710, est créé en Allemagne un authentique ordre rosicrucien, celui de la Rose-Croix d’or, qui essaime dans les grandes villes, puis dans toute l’Europe centrale et jusqu’en Russie. C’est dans ces groupements, à l’organisation toutefois assez lâche, que prend vie la légende du rôle des Rose-Croix dans la naissance de la franc-maçonnerie (lire l’encadré).

Un mythe encore vivace

Mais le canular des origines resurgit, en 1777, quand deux francs-maçons berlinois, Bischoffswerder et Wöllner, fondent la  » Rose-Croix d’or d’ancien système  » pour attirer à eux des princes allemands passionnés d’ésotérisme et un brin crédules. Les deux hommes initient notamment l’héritier très mystique de la couronne de Prusse, ravi d’apprendre qu’il intègre une société secrète dont la filiation remonte à Adam lui-même, et impatient de découvrir les secrets qu’on lui promet sur la transmutation des métaux et l’allongement de la vie… Devenu roi de Prusse sous le nom de Frédéric-Guillaume II, en 1786, il fera de Wöllner son Premier ministre et de Bischoffswerder son ministre de la Guerre. Les deux hommes, après avoir dicté au roi une politique obscurantiste contre les partisans prussiens des Lumières, seront finalement contraints de révéler leur supercherie et de dissoudre leur ordre.

Les avatars contemporains de la Rose-Croix sont tout aussi anecdotiques. La Societa Rosicruciana in Anglia, créée en 1865 à Londres, par deux francs-maçons, et dont l’accès est réservé à des frères de la Grande loge unie d’Angleterre, est un groupe chrétien travaillant sur les traditions kabbaliste et hermétique, qui, s’il existe toujours aujourd’hui, est plus que confidentiel. Carrément fantaisiste est pour sa part l' » Antique et mystique ordre rose-croix « , créé aux Etats-Unis en 1915 par le docteur Harvey Spencer Lewis : selon lui, la Rose-Croix est une société millénaire ayant des origines égyptiennes, voire atlantes… Cette société n’en est pas moins la seule à revendiquer aujourd’hui le titre d’ordre  » authentique  » de la Rose-Croix. Sa doctrine, désormais très new age, préconise l’accès au divin par la méditation et la prière. A cent lieues du message humaniste délivré en des temps troublés par Andreae et ses compagnons.

Par Charles Giol

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