La religion du Gilles
Populaire, incontournable et même » classé » par l’Unesco, le Gilles de Binche et d’ailleurs incarne l’espoir du renouveau. Tout un symbole pour la région du Centre, dans le Hainaut, qui chérit cette tradition comme un joyau royal
Son chapeau en plumes d’autruche, spectaculaire comme un feu d’artifice, son costume bariolé et bossu, sa ceinture de grelots tintinnabulants, ses gros sabots en peuplier martelant le pavé au rythme des tambours, son panier d’oranges qui sont généreusement lancées dans la foule… Le Gilles de Binche est sans doute la figure la plus connue et la plus mondialement réputée du folklore wallon. Surtout depuis que l’Unesco l’a élevé au rang de » chef-d’£uvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité « , en novembre 2003.
En Wallonie, vu le nombre grandissant de défilés carnavalesques auxquels le Gilles participe, sa popularité ne cesse de se propager, comme un joyeux virus, même au-delà de la région du Centre, sa terre natale. Autre signe qui, en Belgique, ne trompe pas : une nouvelle bière, baptisée l’Autruche, lui a été dédiée il y a tout juste trois ans, avec une étiquette à son effigie. Bref, le Gilles a encore de beaux siècles devant lui.
Binche se fait d’ailleurs la gardienne farouche, presque fanatique, de la tradition, interdisant, par exemple, à ses propres Gilles de danser en dehors du carnaval et en dehors de la ville ! L’orthodoxie est telle que, le jour du Mardi gras, les dizaines de milliers de non-Binchois qui participent au célèbre carnaval de l’ancienne cité fortifiée sont appelés les » étrangers « , dans le jargon local.
La coutume n’en est pas moins respectée en dehors de la Mecque des Gilles. Originaire de Buvrinnes, un petit village situé à quatre kilomètres de Binche, Frédéric Dughin se considère comme un Gilles de tradition. Suivant l’exemple de son grand-père et de ses oncles maternels, il » fait » le Gilles, avec son frère, depuis qu’il sait lever les pieds. Il n’avait même pas 2 ans. Son fils de 5 ans a commencé au même âge. La société de Gilles à laquelle il appartient, » Les Amis réunis « , a été fondée en 1921. Il n’y a qu’à Binche qu’on trouve des sociétés plus anciennes encore : les illustres Récalcitrants ont, eux, déjà fêté leur centenaire.
Excepté le masque de cire, décoré de favoris, de lunettes vertes et d’une mouche à la Napoléon III, qui ne peut être porté qu’à Binche, Buvrinnes suit à la lettre le rituel original. Son carnaval, qui a lieu le deuxième dimanche après le Mardi gras, est d’ailleurs appelé le » petit Binche « . Frédéric Dughin et les cinquante membres des Amis réunis considèrent, eux aussi, qu’un Gilles ne peut sortir de son village. » Quelques sociétés le permettent et monnaient même leurs services, regrette-t-il. En faisant cela, elles dénaturent leurs Gilles. »
Il est également inconcevable pour Frédéric de défiler sans sabots, même si les danseurs terminent souvent la fête les pieds endoloris, voire en sang : le bruit des sabots comme celui des grelots, censés chasser l’hiver, sont l’essence même de la mission du Gilles. Buvrinnes ne s’adonne pas non plus au brûlage de bosse, contrairement aux carnavals renommés de Morlanwelz ou de La Louvière.
A Buvrinnes comme à Binche, aucune femme ne peut endosser le costume du Gilles. Ce serait une hérésie ! Dans l’ouvrage qu’il a consacré, en 1975, au carnaval de Binche (éd. Duculot), le folkloriste binchois Samuel Glotz explique : » Ce monopole masculin est révélateur du caractère rituel et magique que la danse et les usages revêtaient à l’origine. La plupart des religions primitives sont axées sur la prééminence masculine. »
La femme du Gilles
Une religion, la tradition paganiste du Gilles ? » Ce personnage folklorique, souvent surnommé le » grand prêtre » du carnaval, joue un rôle quasi divin en venant réveiller les esprits engourdis par l’hiver et en annonçant de bonnes récoltes, sourit fièrement Frédéric Dughin. Il distribue aussi des denrées. C’était du pain et des pommes, avant qu’on ne connaisse les oranges dans nos contrées. Il porte également un ramon, c’est-à-dire un petit fagot servant à faire du feu. A une époque où beaucoup de gens étaient pauvres, ces offrandes avaient un autre sens qu’aujourd’hui. »
Si la femme Gilles est prohibée à Buvrinnes, la femme du Gilles, par contre, est indispensable. Surtout pour le cérémonial de l’habillage. Le matin du carnaval, avant que le tambour vienne le chercher vers 5 h 30, Frédéric ne pourrait se costumer sans l’aide de son épouse. C’est elle qui attache la barrette blanche sur sa tête, le mouchoir de cou, la pèlerine sur ses épaules et l’apertintaille (la lourde ceinture de clochettes) sur ses hanches, après que le bourreur a fourré ses bosses avec de la paille fraîche. La femme accompagne aussi le Gilles durant le défilé, remplit son panier d’oranges et porte son chapeau à plumes lorsque celui-ci, qui pèse trois kilos, prend trop le vent du haut de ses 90 centimètres.
Contrairement au moine, c’est l’habit qui fait le Gilles, surtout depuis qu’un bourgmestre binchois en a fixé les normes au début du siècle passé. Le costume de toile de jute, sur lequel sont cousus des lions couronnés de Belgique, des lions sans couronne du Hainaut et des étoiles, sont loués à un » louageur « , selon la terminologie binchoise. Et cela représente un vrai budget ! Lors du dernier carnaval, Frédéric a déboursé 110 euros. Il n’avait pas pris le chapeau qu’il ne loue que certaines années : la dernière fois, c’était avant l’apparition de l’euro, il a payé 6 500 anciens francs pour les plumes d’autruche. A cela, il faut ajouter les oranges. Chaque Gilles se fournit individuellement, sauf dans certaines sociétés qui se laissent sponsoriser et, donc, accompagner par une voiture publicitaire à la queue du défilé…
Enfin, un Gilles n’est rien sans musique. Il ne peut d’ailleurs sortir sans être accompagné au moins d’un tambour qui rythme son pas cadencé. Selon la coutume, seuls les tambours et la grosse caisse jouent le matin du carnaval. L’après-midi, la batterie est rejointe par les cuivres (trompettes, tubas, trombone, » souzaphone « …). Il existe 26 airs traditionnels, auxquels se sont ajoutés des airs de fantaisie, c’est-à-dire non binchois. » Certains sont franchement enivrants, reconnaît Frédéric. Ils nous prennent aux tripes. C’est parfois comme une transe. » Pour s’assurer de l’unité indispensable de la batterie, les musiciens sortent leurs instruments dès le début du mois de janvier, avant même les soumonces, soit les répétitions générales en musique et en costume qui s’étalent sur les quatre dimanches précédant le carnaval.
Cette tradition, profondément enracinée en terre hennuyère depuis des siècles, occupe les esprits fêtards pendant plus de trois mois sur l’année. Une occasion de boire du champagne, la boisson traditionnelle du Gilles, mais aussi, inévitablement, de la bière. Avec une relative modération pour les Gilles. » Car quand on a trop bu on ne peut plus danser « , prévient Frédéric Dughin. Or un Gilles qui ne danse pas a perdu sa fierté.
Thierry Denoël
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