Dans L’Exercice de l’Etat, Olivier Gourmet incarne un ministre des Transports aspiré par la machine du pouvoir. Pour Le Vif/L’Express, Catherine Fonck (CDH) et Stefaan De Clerck (CD&V) ont vu le film. Ils s’y sont reconnus, en partie. Entretien croisé.
Qu’a dit Didier Reynders, ministre des Finances en 2007, à son chef de cabinet, juste avant la vente de Fortis banque à BNP Paribas ? Elio Di Rupo, ministre des Télécommunications en 1995, a-t-il douté avant de décider la privatisation partielle de Belgacom ? Après quelles tractations Yves Leterme, Premier ministre en 2011, a-t-il appuyé l’intervention militaire en Libye ? Vous ne le saurez jamais. D’où l’intérêt d’un film comme L’Exercice de l’Etat, qui s’attache à montrer la part occulte du pouvoir politique, cette mécanique secrète qu’on ne voit jamais au journal télévisé. A l’écran, Olivier Gourmet incarne de façon saisissante un ministre prisonnier de son mandat, tandis que Michel Blanc excelle dans le rôle du chef de cabinet, dévoué par devoir, machiavélique par nécessité.
Le Vif/L’Express : Ce que donne à voir L’Exercice de l’Etat vous paraît-il conforme à la réalité ?
Stefaan De Clerck : C’est très français, un peu excessif. Mais cela reste de la politique, et les éléments du film, pour 70 % d’entre eux, je les ai vécus. Des périodes de grande émotion publique, des moments de doutes, des conversations intenses avec son chef de cabinet, des guerres de clans… Le film concentre en deux heures ce qu’on vit au cours d’une carrière politique. Mais tout est vrai, d’une certaine manière.
Catherine Fonck : En tout cas, cela a fait écho en moi. J’y ai retrouvé des choses qui m’ont étonnée quand je suis entrée en politique, il y a huit ans. Stefaan a parlé de l’émotion. C’est vrai qu’on est souvent dans une démocratie de l’irrationnel et de l’immédiateté. Quand un fait divers tragique a lieu, on est soumis à cette obligation de sortir une réponse simple, voire simpliste. Alors qu’on sait très bien que les dossiers sont complexes, et qu’ils ne demandent pas une seule réponse, mais plusieurs réponses qui se complètent. Aujourd’hui, il est urgent de redonner de la crédibilité à la politique, et cela dépend en partie de l’attitude des politiques eux-mêmes.
De Clerck : J’ai vécu plusieurs crises et je trouve intéressant qu’un film s’attache à reconstituer la vie d’un ministre dans ces moments-là, où tout devient excessif, où les médias vous courent après et vous poussent à agir, peu importe comment. En politique, on vit à haut débit. On a des opportunités que d’autres n’ont pas, c’est vrai. Mais le revers, c’est la fragilité, la vulnérabilité, l’agressivité. Pour encaisser ça, il faut de l’habileté, mais plus encore, de la santé. Car le stress est constant, que ce soit face aux ouvriers grévistes ou face au président de la République.
Fonck : En Belgique, on n’a pas de président, mais on a des présidents de parti. Et d’une certaine manière, j’ai reconnu des situations que je connaissais. J’ai notamment été frappée par cette scène où le ministre veut conserver son chef de cabinet, alors que le président lui en impose un autre. J’ai vécu ça. Mon président de parti voulait m’imposer un chef de cabinet. J’ai dit non.
En l’occurrence, il s’agissait d’une présidente, Joëlle Milquet…
J’ai choisi mon chef de cabinet, parce que c’était pour moi vital d’avoir une confiance totale en lui. Je ne l’ai pas du tout regretté. Par contre, je ne sais pas si ma présidente de parti a apprécié… Je crois qu’elle a oublié, car Joëlle sait rebondir assez vite.
De Clerck : Ce petit cercle autour du ministre est essentiel. Vous sortez du studio radio, vous revenez du Parlement ou du Conseil des ministres, et juste après, vous retrouvez trois, quatre collaborateurs de confiance. Des personnes qui peuvent dire : oui, non, arrêtez, foncez. Ce sont des petits mots, qui permettent d’activer aussitôt le réseau. Tout à coup, on doit prendre un virage, on change d’idée parce qu’il y a tel ou tel élément neuf, puis on est récompensé pour avoir suivi le plan. La politique, c’est un jeu de survie. Il faut gérer au mieux son département, bien sûr, mais il faut aussi survivre, éviter les crashs.
Dans le film, rien n’indique si le ministre est de gauche ou de droite. Les valeurs qu’il défend sont très floues. On perçoit néanmoins chez lui une forme d’idéal : gérer, assumer au mieux l’exercice de l’Etat. Le sens de l’Etat, ça existe, dans la réalité ?
De Clerck : On en douterait, quand on voit tout ce qui se passe en Belgique. Mais en principe, oui, ça existe. C’est un devoir et une responsabilité, en tant qu’homme politique, de faire fonctionner les choses. Personnellement, je pense que l’exercice de l’Etat, c’est une valeur en soi. Mais cela devrait être l’évidence même. Faire fonctionner la justice, c’est le minimum. La vraie question, c’est : comment l’améliorer ?
» Un politique qui n’aime pas les élections n’a rien à faire en politique, du moins en démocratie « , a déclaré la ministre française de l’Ecologie, Nathalie Kosciusko-Morizet, dans le magazine Télérama. L’ex-Premier ministre Michel Rocard, lui, ne cache pas son aversion pour les élections. » Je suis entré en politique pour agir. Or toute période électorale est une période d’indécision politique « , dit-il. Et vous, vous aimez les élections ?
Fonck : Non. Pour plein de raisons. Et d’abord pour celle-ci : entre 2003 et 2010, on a voté six fois. A peine sorti d’une élection, vous avez déjà les yeux rivés sur la suivante. Cela nuit au travail de fond. Mais il y a une deuxième raison : à travers les élections, c’est trop souvent un vote irrationnel qui s’exprime. Au fil des ans, j’ai vu la communication prendre de plus en plus de place et, avec elle, la forme s’imposer au détriment du fond.
De Clerck : Moi, j’ai toujours aimé les élections. Parce que ce sont des moments existentiels. Dans le film, le ministre repose trois fois la question à l’épouse de son chauffeur : est-ce que vous votez ? Cela correspond à la psychologie de tout politicien. Je vous regarde, je vous parle, mais, en même temps, j’ai en face de moi un électeur potentiel. Se présenter à une élection, c’est se mettre à nu. On se déshabille sur la grand-place et on dit à la foule : voulez-vous voter pour moi ? Mais d’une certaine manière, on est impuissant. Qu’est-ce qui pousse les gens à voter pour vous plutôt que pour un autre ? On ne sait pas. En même temps, une campagne offre de beaux moments de rencontre. J’aime ça.
Au début du film, le ministre est réveillé en pleine nuit : un car scolaire est sorti de route dans les Ardennes, il y a des morts…
De Clerck : C’est ce que j’ai vécu presque sans interruption au cours de mon premier mandat. L’arrestation de Dutroux, la Marche blanche, le contact avec les parents, la commission parlementaire… Le contexte était hyper-émotionnel. La gendarmerie débarquait parfois dans ma maison au milieu de la nuit, parce qu’il y avait une alerte à la bombe. A d’autres moments, des manifestants se regroupaient sous ma fenêtre. Après coup, j’ai constaté que j’avais la force mentale pour traverser ça. Mais sur le moment, il faut avancer. Et survivre.
Et le coup de téléphone annonçant l’évasion de Marc Dutroux, vous vous en souvenez ?
C’était le 23 avril 1998, vers 14 h 15. Un jeudi, jour de la séance plénière au Parlement. Les questions orales venaient de commencer quand on m’a appelé. J’ai aussitôt prévenu Johan Vande Lanotte, ministre de l’Intérieur. Il a rigolé, il ne me croyait pas. Cinq minutes plus tard, on a eu la confirmation. On a tout de suite organisé une réunion chez le Premier ministre Jean-Luc Dehaene. Tous les travaux étaient interrompus au Parlement. C’était la crise. Mais nous autres, que devions-nous faire ? On a attendu un peu. Vers 17 heures, on a pris la décision de démissionner. Jean-Luc a rédigé lui-même un petit texte sur son ordinateur, puis il a imprimé et il est parti au Parlement. J’étais encore chez lui, au 16, rue de la Loi, quand on m’a téléphoné pour me dire : on l’a trouvé. J’ai tout de suite appelé Jean-Luc. Mais il m’a répondu : non, maintenant, on ne peut plus faire marche arrière. Trois minutes plus tard, il lisait sa déclaration, et donc c’était ma démission. Ce sont des jeux de pouvoir, mais c’est aussi gérer l’Etat car, à ce moment-là, il s’agissait de calmer un Etat tout entier.
Au cours de votre mandat, Catherine Fonck, vous avez aussi connu des moments de crise ?
Il y a eu le meurtre de Joe Van Holsbeeck, puis ce match de foot auquel l’assassin a pu assister. En t’entendant, Stefaan, je repensais à ces moments-là. Des moments où on se retrouve tout seul. Dans le film, le ministre prononce d’ailleurs cette phrase : » Dans la communication de crise, la réalité ne compte pas, il n’y a que la perception. » C’est vrai, il faut bien le reconnaître. Après l’affaire du match de foot, certains voulaient que je crie moi aussi au scandale, que j’accuse les IPPJ (Institutions publiques de protection de la jeunesse). Le ministre de l’Intérieur m’a critiquée. Mais je ne voulais pas renier le travail des acteurs de terrain…
De Clerck : A ce moment-là, vous êtes seul, et ce sont les valeurs personnelles qui ressortent.
Fonck : Exactement. Je trouvais totalement inadéquat qu’on ait emmené ce jeune à un match de foot. Mais ce n’est pas pour autant qu’il fallait rayer d’un coup de crayon tout le travail pédagogique des IPPJ. J’ai alors été rendre visite aux parents de Joe Van Holsbeek, dans leur maison, sans prévenir personne. Ils étaient atterrés. Je suis restée plusieurs heures chez eux, à les écouter.
De Clerck : Ce n’est pas que de la communication. Un responsable politique doit avoir une authenticité, quelque chose qui ne se fabrique pas. Un drame entraîne toujours des réactions émotionnelles, et aussi, souvent, du populisme, des slogans, des solutions simples. D’une certaine manière, le ministre est obligé de suivre, parce que l’opinion publique attend un signal. Mais, de l’autre côté, vous devez avoir la sérénité, la connaissance du dossier, la nuance. Et là, on retombe sur ses valeurs.
Dans L’Exercice de l’Etat, un chef de cabinet prononce ces mots : » L’Etat, c’est devenu une misère, une vieille godasse qui prend l’eau. Il n’y a plus d’argent, donc plus de pouvoir. » En Belgique, le prochain gouvernement devra économiser 11,3 milliards. Quand la marge budgétaire est si étroite, le pouvoir politique a-t-il encore la capacité de fixer un cap ?
Fonck : Oui ! S’il faut boucler le budget, fixer des priorités, ce n’est pas seulement pour faire plaisir aux agences de notation et à l’Union européenne. C’est aussi pour ne pas pénaliser nos enfants et nos petits-enfants. Et ça, ça a du sens, bien sûr.
De Clerck : Aujourd’hui, faire de la politique, c’est faire plus avec moins d’argent. C’est chercher l’efficience, dans tous les départementsà
Fonck : Est-ce que c’est facile ? Bien sûr que non. Sinon, on n’aurait pas mis cinq cents jours pour former un gouvernement.
De Clerck : C’est devenu tellement difficile qu’en un sens cela redevient facile. Parce qu’il n’y a plus de choix.
Rogner les dépenses de l’Etat, traquer de nouvelles recettes : comme projet politique, ce n’est pas très enthousiasmant.
De Clerck : Tous les pays européens doivent procéder à des restrictions budgétaires. Ne pas le faire serait irresponsable. C’est notre richesse et notre avenir qui sont en jeu. Personne n’imagine la Belgique embarquée dans un scénario grec, espagnol, irlandais ou italien. Les gens ne sont pas encore conscients des conséquences. C’est à nous, politiques, d’être à l’avant-garde. Agir maintenant, c’est déjà tard. Je suis très anxieux.
ENTRETIEN : FRANÇOIS BRABANT
» En Belgique, on n’a pas de président, mais on a des présidents de parti «
» La politique, c’est un jeu de survie «