» La papauté, monarchie absolue, était-elle dans le programme de Jésus ? « 

Au premier abord, la quiétude de Maizeret, le village-dortoir entre Namur et Andenne où il a fini par poser ses valises, tranche avec la vie trépidante de bourlingueur que Michael Singleton a menée de Rome à Oxford et de Dakar à Louvain-la-Neuve. Missionnaire des Pères blancs, cela forme assurément. Et notamment à l’anthropologie, compétence que ce Belgo-Britannique a naturellement approfondie quand l’Eglise catholique lui est apparue trop éloignée de ses préoccupations humanistes. Celles-ci, il a pu les confronter à la réalité des WaKonongo de Tanzanie. Choc parfois brutal, toujours interpellant, qui a forgé chez lui une philosophie de vie rebelle, transmise en partie dans son dernier livre Confessions d’un anthropologue (L’Harmattan), qui cadre finalement bien avec l’authenticité d’un village des bords de Meuse.

Le Vif/L’Express : Pour reprendre la formule de votre professeur Sir Edward Evans-Pritchard, dont vous avez été l’assistant à Oxford, l’anthropologie est-elle un art ou une science ?

Michael Singleton : Seul un esprit occidental peut se poser cette question. Parce que dans d’autres cultures, aucun mot ne désigne l’art et parce qu’il n’y a rien de plus occidental que la science. Mieux vaut partir de ce que les anthropologues font. Je me suis toujours efforcé de cheminer avec l’autre, qui fut, dans mon cas, africain, afin de faire connaître et reconnaître en quoi il n’est pas le même que moi en plus petit et en moins performant. Pas mal d’anthropologues d’antan étaient souvent, à l’insu de leur plein gré, non seulement ethnocentriques mais ils identifiaient leur Occident à une apogée aussi décisive que définitive.

L’anthropologie n’a-t-elle pas évolué, s’éloignant de ce diktat d’un Occident référence absolue ?

Si c’est le cas, c’est parce qu’on a fini par accepter qu’on ne peut ni naître ni être partout à la fois. En tant que Belgo-Britannique et professeur émérite d’une université catholique, je suis censé avoir été monogame et vaguement monothéiste plutôt que violemment athée. Chacun a droit à ses acquis tout en actant l’existence de philosophies et de pratiques alternatives. L’anthropologue dresse, justement, l’inventaire de toutes les solutions imaginées et instituées pour résoudre l’énigme de la condition humaine. Longtemps, on a jugé inconcevables des sociétés sans mariage. Et puis, un Chinois a découvert les Na, qui l’ignorent totalement. Le bien-pensant chrétien ou communiste se dit que cela doit représenter l’apocalypse permanente. Eh bien, non ! Ce choix de société fonctionne ni mieux ni moins bien que d’autres. Les enfants sont correctement éduqués par leurs oncles et les adultes ne se sentent pas sexuellement pervertis. Pour autant, cela ne veut pas dire que je prône la fin du couple à la belge !

Vous écrivez :  » J’ai des raisons de croire qu’en matière de libération révolutionnaire, Jésus a fait mieux que Marx.  »

Sur le marché mondial de l’activation de l’énergie humaine, à moins de se sentir capable d’un  » Do it yourself « , l’homme de Nazareth me paraît, jusqu’à nouvel ordre, le maître-achat. Le Bouddha qu’on m’a vendu à la Grégorienne, l’université pontificale de Rome où j’ai fait de la philo, m’a semblé trop compliqué et ésotérique. Le radicalisme du jeune Mahomet me convainc mieux mais, à l’inverse du Jésus crucifié, il a fini par devoir gérer sa religion en vieux jésuite avant la lettre : combien de fois faut-il prier par jour, avec combien de femmes un homme peut-il coucher ? Par contre, le prophète juif nommé Jésus me va toujours puisqu’il a bien compris qu’il ne sert à rien de s’affranchir des imaginaires et des institutions de son contexte sociohistorique si on ne s’est pas déjà libéré au-dedans. Sociologiquement parlant, la distance qui sépare Marx de Lénine, du KGB et du Kremlin avec ses parades militaires et ses fusées intercontinentales n’est pas beaucoup plus courte que celle qui distancie Jésus de Paul, de l’Inquisition et du Vatican avec sa papamobile et ses pédophiles. Mais à choisir, en attendant mieux, Jésus me convient davantage que Marx.

Imposer des valeurs aux autres, comme George W. Bush a prétendu le faire en tentant d’imposer la démocratie au Moyen-Orient, vous semble-t-il inconcevable ?

Il avait raison mais pour de mauvaises raisons. Notre système occidental est très manichéen : le Bien et le Mal, le bon dieu et le diable. Dans 99 % des autres cultures, les choses ne sont pas aussi claires. Si vous êtes absolutiste, vous êtes dans l’Inquisition. Une inquisition que vous pouvez exercer à l’encontre des  » petites  » cultures mais pas en Inde, par exemple.

Vous écrivez avoir quitté l’Eglise catholique en raison de l’écart entre l’élan libérateur incarné par Jésus et sa confiscation par le clergé catholique au nom d’un très hypothétique absolu. Cet écart est-il en voie de réduction, notamment depuis l’avènement du pape François ?

Une fois n’est pas coutume, pour invoquer Marx, j’aurais préféré voir pire encore que Benoît XVI afin que la monarchie papale disparaisse pour laisser place, comme c’est le cas dans le protestantisme, à des confédérations de congrégations locales. Avant que François ne sorte du lot, certains catholiques anarcho-gauchistes rêvaient d’une papesse noire capable de prendre ses distances critiques à l’égard de ses pairs, chefs d’Etats. Peu importe. La véritable question est : la papauté, c’est-à-dire une monarchie absolue, était-elle prévue dans le programme de Jésus ?

Que reprochez-vous à cette Eglise ? De ne pas être assez à l’écoute des fidèles et des Eglises locales ?

La capacité d’écoute varie en fonction du contexte. Elle est plus aisée dans une petite congrégation méthodiste, baptiste ou presbytérienne parce que le  » gérant  » est nommé par les fidèles. Elle est plus difficile dans un système hiérarchisé. Néanmoins, l’Eglise catholique devrait pouvoir se restructurer radicalement. Mais elle ne le fait pas encore. Ses dignitaires sont toujours convaincus d’être LA vraie Eglise. Raison pour laquelle l’Eglise catholique ne fait pas partie du Conseil mondial des Eglises.

L’avenir appartient, selon vous, aux nomades, à ceux qui sont en permanence en mouvement. Pourquoi ?

Entendez par là, le nomadisme métaphysique. Les WaKonongo m’ont appris que nous n’avons pas besoin de grands récits pour aller de l’avant. Nous sommes en transit et nous devons profiter pleinement du présent. Quand j’ai quitté les Pères blancs pour diriger l’Institut des sciences de l’environnement à Dakar, parmi les professeurs-visiteurs qu’on nous avait envoyés, une brave dame géographe, franc-maçonne comme on n’en fait plus, m’a dit :  » Soyez désormais des nôtres « . Je l’ai vexée en lui rétorquant :  » Je n’ai pas quitté un Charybde clérical pour me retrouver dans un Scylla sectaire « . Le problème n’est pas la dichotomie entre un carcan dogmatique et la libre pensée. Si le libre penseur est sédentaire, s’il croit que les droits de l’homme, la démocratie, l’émancipation des femmes, la médecine scientifique sont indépassables, je ne vois pas de grandes différences entre ce que dit le Pape et ce que dit le président de la Loge. Ils sont tous les deux absolutistes. Doit-on se retrouver dans une seule culture mondialisée ? Non. Il ne faut pas se résigner. Il faut absolument  » permanentiser  » la pluralité fascinante. Tel est l’enjeu de l’interculturel.

 » C’est le pillage de l’identité d’autrui notamment par l’Homme chrétien et le Capitaliste civilisé qui représente la plus littérale des déshumanisations « , écrivez-vous. La colonisation fut-elle globalement négative ?

Non ! Pour la simple et bonne raison que LA colonisation, ça n’existe pas. Il y a eu autant de types de colonisation que de colonisateurs qui, de surcroît, ont évolué au cours de l’histoire. Puisque la colonisation ne fait pas bloc, on ne peut pas la condamner en bloc. Les WaKonongo avaient été décimés par la maladie du sommeil dans les années 1920. Les vieux que j’ai rencontrés m’ont dit, les larmes aux yeux, qu’ils devaient leur vie à un brave médecin écossais venu à vélo les soigner au risque de sa vie. Les marxistes diront qu’il était, à l’insu de son plein gré, objectivement complice de l’aliénation capitaliste. Qui a raison ? Les WaKonongo qui appréciaient ce docteur ou ceux qui, dans leur fauteuil académique, projettent leur carcan conceptuel dans l’irréductible complexité du vécu ?

Vous relatez l’anecdote du treuil de ce puits saboté par les jeunes femmes d’un village tanzanien parce que son installation réduisait la convivialité de leurs rencontres. L’aide au développement est-elle une politique dépassée ?

Oui, doublement dépassée. L’aide infantilise. Et le développement contraint produit une certaine occidentalisation. La coopération, elle, est importante. Elle maintient les liens entre les cultures. Même si, dans la coopération, les rapports sont souvent asymétriques mais pas nécessairement dans une relation de domination. Les Noirs veulent souvent devenir Blancs, sans voir les coûts cachés de cette ambition, les enfants et les femmes exploités, l’environnement bousillé…

En quoi pensez-vous que la décroissance puisse être une réponse aux défis du XXIe siècle ?

Le terme n’est pas des plus heureux puisqu’il ne s’agit pas de reculer mais d’avancer vers des alternatives. Les jeunes préfèreraient sans doute la  » simplicité volontaire  » qui implique la sobriété par rapport à la nature. Paradoxalement, l’animisme est plus porteur dans ce domaine. En Afrique, tout peut se discuter. Les Africains traitent les choses comme des personnes. Les Occidentaux traitent les personnes comme des choses. C’est le résultat de la philosophie néolibérale. De grands philosophes comme John Rawls (NDLR : Américain, auteur de la Théorie de la Justice, 1921-2002) ont propagé cette idée que l’homme ne se préoccupe de l’autre que quand son intérêt est en jeu. C’est ce que j’appelle l’égologie, le chacun pour soi.

Cette tendance est-elle confortée par l’essor des outils numériques ?

Je suis absolument analphabète en numérique. Donc je ne ciblerai que le nombrilisme dont le selfie est devenu un symbole éloquent. Les  » primitifs  » ne comptent pas moins de personnalités que nous, les  » civilisés « . Mais ils trouveraient que notre égologie représente un  » pont trop loin « . Lors d’une des premières palabres à laquelle j’ai participé, la fille du chef qui la présidait est venue se plaindre de violence conjugale. Initialement attaché au droit de tout individu d’avoir gain de cause peu importe le prix, j’ai été écoeuré par la décision prise : le père de la plaignante, au nom des aînés, recommandait au mari de frapper moins fort la prochaine fois ! Plus étonnant encore pour moi : la femme battue approuvait la décision. Ce n’est qu’à la suite de plusieurs expériences du même type que je me suis rendu compte que le consensus nécessaire à la survie de tous plaidait pour des compromis contre le luxe d’avoir raison envers et contre tous. Si j’avais encouragé les WaKonongo à revendiquer ce genre de droit, j’aurais fait imploser leur société. Mon prochain livre devrait s’intituler  » Pour une anthropologie libérée et libératrice « , en écho à ce réalisme.

On ne libère pas les gens en général, mais in situ, comme Jésus l’a fait. Les féministes qui prétendent libérer les femmes africaines vont-elles le faire au nom d’un idéal de superwoman américaine libérale et libérée de toutes contraintes sociales ? Cela ne peut pas marcher. C’est du dedans avec les moyens du bord locaux qu’on peut élargir les espaces de liberté. Progressivement. C’est toujours cela de gagné. C’est du réalisme qui n’est pas de la résignation.

Confessions d’un anthropologue, par Michael Singleton, L’Harmattan, 306 p.

Propos recueillis par Gérald Papy – Photo : Denis Vasilov/BelgaImage pour Le Vif/L’Express

 » Anthropologue, c’est faire connaître ou reconnaître en quoi l’autre n’est pas le même que moi en plus petit et en moins performant  »

 » Sur le marché mondial de l’activation de l’énergie humaine, Jésus reste le maître-achat  »

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