Pour toute une génération inspirée par l’idée de progrès, la Scandinavie fut un objet d’attirance ou d’admiration. Du modèle social-démocrate suédois, dont le rayonnement a longtemps intimidé le PS français, à la réussite danoise, mélange de performances et de tolérance, en passant par le dynamisme un rien autarcique de la Norvège, qui a refusé à deux reprises d’adhérer à l’Union européenne, les terres du Nord opposaient leur calme et leur spécificité au reste du continent, qui expérimentait la recherche éperdue d’une dynamique commune. Seule la Finlande, qui ne fait pas partie de la Scandinavie proprement dite, a fait le choix du rêve communautaire, tant par son appartenance à l’Union qu’à celle de la zone euro. Une position, également adoptée par les Etats baltes, qui s’explique en filigrane par l’Histoire et la crainte qu’inspire toujours à Helsinki le voisinage avec la Russie.
Or, au fil des ans, sans que la richesse de ces pays dévolus à la croissance propre soit menacée, l’aiguille qui indique le nord s’est détraquée. Tandis que se confirmait l’approche originale qui mêle le libéralisme économique et l’Etat providence, le phénomène identitaire s’est imperceptiblement emparé du coeur de ces sociétés réputées si policées, au fur et à mesure que les flux migratoires gagnaient les rives de la Baltique. Ce n’est pas que le modèle scandinave soit mort, c’est plutôt que ses bénéficiaires ne veulent pas le voir périr. Les récentes élections législatives au Danemark ont ainsi consacré la percée historique du Parti populaire danois (DF), proche de l’extrême droite, qui est arrivé en première place parmi les droites, lesquelles dépassent la coalition des partis de gauche, soutien du gouvernement sortant. L’alternance plonge le pays dans l’inconnu. Le DF incarne en effet l’émergence d’un courant souterrain, xénophobe, assez ancré dans les classes moyennes danoises et qui ne se cache plus : les amateurs de cinéma scandinave se souviendront aisément du film Festen, un petit chef-d’oeuvre de malaise, révélateur de la face noire d’un Danemark hostile aux étrangers. Or le programme du DF précise que » le Danemark n’est pas un pays d’immigration et qu’il ne l’a jamais été « .
Ce séisme dans la vie parlementaire de Copenhague, pas toujours si tranquille (comme l’a montré la remarquable série Borgen), ouvre une nouvelle phase dans l’histoire politique de l’Europe du Nord. Car l’agenda de l’extrême droite est du genre baroque : le rejet de l’étranger, le durcissement des conditions d’asile, la critique de l’Euroland (dont le Danemark ne fait pas partie) et la volonté de rejoindre le camp britannique dans la fermeté contre l’UE vont de pair avec la défense des principaux acquis de la social-démocratie. C’est un étrange cocktail, plutôt amer, qui a gagné en popularité justement parce qu’il ne remet pas en question fondamentalement l’Etat providence, mais qu’il le réserve exclusivement aux Danois de souche.
Il y a moins d’un an, un parti d’extrême droite, le SD, menaçait de faire tomber le gouvernement de gauche, alors nouvellement nommé en Suède. Loin de l’atroce tuerie à laquelle s’était livré le glacial Norvégien Anders Behring Breivik, en 2011, la patrie d’Ikea paraissait résister à la montée du courant xénophobe en Norvège et en Finlande ; elle s’est pourtant trouvée à son tour gagnée par le phénomène de droitisation, qui a complètement modifié et atomisé l’échiquier politique. Dans les nations scandinaves, l’immigration s’est imposée comme la préoccupation majeure des électeurs : ils redoutent moins le recul de la prospérité que la rupture du lien social. S’il est vrai qu’au sein de populations vieillissantes la proportion d’étrangers, en particulier en Suède, est parfois plus élevée que dans le reste de l’Europe, il n’en reste pas moins que la Scandinavie est en train d’inventer un antimodèle : la sauvegarde de la sociabilité au détriment de l’hospitalité.
par Christian Makarian