» La musique peut faire des miracles « 

Elle a joué avec les plus grands chefs d’orchestre, dont Daniel Barenboim, a donné des concerts partout dans le monde et a enregistré une quinzaine de disques. Elle a tout d’une grande pianiste concertiste. Mais Claire-Marie Le Guay possède quelque chose en plus : depuis longtemps, elle consacre une part importante de son temps à l’enseignement de la musique et à la transmission de son art aux plus jeunes. Avec son enthousiasme coutumier.

Le Vif/L’Express : Jusqu’en mai 2015, vous donnez, à Paris, à la salle Gaveau, une série de concerts sur le thème des  » chefs-d’oeuvres du piano racontés et interpretés « . Pour le premier, vous avez choisi Chopin, pourquoi ?

Claire-Marie Le Guay : Qui dit Chopin dit piano, qui dit piano dit… Chopin ! J’ai envie que ces concerts, dont la première partie est commentée, soient une façon d’ouvrir grand la porte de la musique au public. La porte, les bras et le coeur. Chopin est idéal pour cela. C’est le compositeur de l’intimité. Et au sein de son oeuvre, les Nocturnes forment un cycle à part, où le rapport à la voix humaine est constant. D’où, sans doute, l’émotion singulière qu’ils transmettent à l’auditeur. A ce propos, j’ai fait une expérience particulièrement enrichissante au cours de ma résidence au théâtre de l’Athénée, à Paris, entre 2009 et 2011. J’ai joué un Nocturne de Chopin devant les enfants d’une classe de primaire, puis je leur ai demandé de mettre des paroles sur le morceau. Ils se sont approprié la musique au point d’avoir envie d’écrire une lettre à Chopin. C’était magnifique, parce que cela s’est construit dans l’instant et que toute distance entre l’oeuvre et leur culture quotidienne fut abrogée.

Pour ce programme de préparation au concert intitulé  » Les apprentis mélomanes « , vous avez joué devant 5 000 enfants. Comment cela se passait-il ?

J’allais au-devant d’eux, dans leur école, avec un piano droit et je passais une demi-journée avec eux, dans leur classe, de manière assez informelle. Ils rencontraient simplement une musicienne et un dialogue s’instaurait. Je jouais, on parlait, on s’amusait. Et les enfants intégraient la musique. Pour cela, il est indispensable de faire écouter plusieurs fois un même morceau… Ensuite, tout peut arriver. J’ai le souvenir d’une petite fille qui, partant d’un élément entendu, une musique assez lente et triste, a imaginé un château sombre et toute une histoire autour. Cela avait visiblement des liens avec sa propre vie et on l’a laissé parler : c’était bouleversant. Après mon passage, l’enseignant poursuivait le travail d’écoute des oeuvres. Enfin venait le jour du concert, dans ce magnifique théâtre de l’Athénée, où je recommandais aux élèves de rester ouverts, de se laisser surprendre…

Comment réagissent les enfants ?

J’ai pu percevoir que chacun puise dans la musique des choses très différentes et personnelles. Certains semblent y chercher de la douceur, comme s’ils avaient besoin de s’abandonner au son d’une musique calme. D’autres, au contraire, aiment la pulsation vitale, l’énergie contenue dans certaines pages.

Vous avez également participé à l’écriture et à la réalisation d’un conte musical pour enfants : Timouk. Pourquoi vous investir autant pour ce jeune public ?

J’ai un rapport naturel à lui, peut-être parce que j’ai moi-même des enfants et que j’aime leur univers. Cela étant, je ne fais pas de différence entre les publics. Seule change la façon de présenter la musique. Il faut trouver les mots appropriés à chacun, l’important étant de ne pas donner à entendre des oeuvres simples sous prétexte que l’on s’adresse aux plus jeunes. Je me méfie aussi des pièces réputées  » pour  » les enfants. Un chef-d’oeuvre comme Le Petit Prince se lit à 7, puis à 15 ans et à l’âge adulte avec, à chaque fois, une compréhension bien différente.

Votre passion de la transmission se poursuit-elle au conservatoire de Paris, où vous enseignez ?

Oui. Travailler sur le long terme avec les étudiants demande un engagement particulier, car je cherche à nourrir leur pensée intellectuelle et artistique, à leur apprendre surtout à s’écouter. C’est une période essentielle dans le développement de la personnalité de ces élèves qui ont quitté l’adolescence et se construisent en tant qu’adultes. Ils mettent en place leurs propres repères et sortent du conservatoire autour de 20 ans. L’enseignement est individuel : on passe une heure par semaine en tête-à-tête avec chaque élève et on bâtit son parcours, au fil de son évolution. Le professeur se livre, guide, met parfois des barrières, en ouvre d’autres, repousse les limites… C’est d’une richesse incroyable.

Qu’est-ce que la musique a, selon vous, à offrir ?

Je crois que la musique, en général, par son univers sonore, nous renvoie à un monde intérieur, à l’impalpable et à l’éphémère.  » La musique, écrit Victor Hugo, exprime ce qui ne peut pas être dit et ce sur quoi il est impossible de rester silencieux.  » C’est très juste. Elle nous enrichit, mais nous déstabilise aussi parfois, car elle nous touche au plus profond. La musique entre en nous et révèle des choses. Souvent très belles, parfois douloureuses. Et si elle nous impressionne dans un premier temps, c’est aussi parce que la musique classique s’inscrit dans une très longue tradition, riche de plusieurs siècles d’expérience.

Quelle est sa place dans l’Histoire ?

De l’Antiquité au XVIIe siècle, la musique est considérée comme une représentation de l’ordre universel. On en a une vision à la fois métaphysique et mathématique. Ensuite, cela change. Avec le romantisme, la musique devient un moyen d’exprimer des sentiments, une subjectivité. Aujourd’hui, il nous reste cette idée d’un patrimoine culturel et humain à la richesse infinie. La pop, elle, se place différemment sur l’échelle du temps.

Tout cela a-t-il une importance quand on écoute un morceau de musique ?

Oui ! Je regrette que la musique n’ait plus la place essentielle qu’elle a pu avoir dans le passé. J’aimerais qu’elle soit toujours reliée à une présence active dans la société. Prenons le concert : c’est l’aboutissement d’une expérience menée entre le musicien et son public. C’est aussi un partage de connaissances. Pour que le concert ait tout son sens, les éditeurs ont tout à gagner à avoir conscience de l’importance de ce patrimoine humain et culturel. La musique est certes un loisir et un plaisir, mais il ne faut pas oublier que c’est aussi un art élevé, qui enrichit l’être humain.

Comment ?

Pour apprécier la musique, il faut accepter de  » se poser « . De prendre son temps. Et se retrouver face à soi-même. Dans le monde d’aujourd’hui, ce n’est pas toujours facile. A la fin de sa vie, le grand violoncelliste Pablo Casals a dit :  » Depuis quatre-vingts ans, je commence chaque journée de la même façon. Je m’assois au piano et je joue des préludes et des fugues de Bach. Je n’imagine pas faire autre chose : c’est une bénédiction pour toute la maison. Et, pour moi, c’est aussi une redécouverte de ce monde, dont j’ai la joie de faire partie. Cela me remplit de la conscience que la vie est merveilleuse et du sentiment du bonheur inouï que j’ai d’être un être humain.  » Voilà. Tout est dit !

Casals n’était pas seulement auditeur, il était aussi musicien. Cela change-t-il quelque chose ?

Bien sûr. Le fait de jouer d’un instrument est un précieux moyen d’expression, car, comme dans tous les arts qui sont des pratiques, on peut faire sortir de nous-même une part d’inconscient. Cela fait du bien. C’est salvateur, même.

Pourquoi les enfants devraient-ils faire de la musique ?

Parce qu’elle développe le corps et l’esprit. Il y a d’abord la relation physique à l’instrument, avec des réflexes de coordination : entre la lecture d’une partition et le geste, entre ce que l’on entend et ce que l’on souhaite entendre (il faut toujours ajuster l’écoute intérieure et l’écoute extérieure). Elle développe aussi la concentration et la mémoire. Cela apporte énormément aux enfants. La musique permet le calme et la préparation à l’effort.

N’est-ce pas une perte de temps ? Ne vaut-il pas mieux apprendre le chinois, par exemple ?

Non ! En apprenant la musique, l’enfant aura bien plus de facilités pour se mettre au chinois, justement…

A quel âge faut-il débuter ?

Avant même de commencer à jouer d’un instrument, le développement de l’écoute est essentiel (chant, rythme, découverte des instruments), et le rôle de l’école est important dans ce domaine aussi. Au conservatoire, l’enfant découvre une autre forme d’école, avec d’autres professeurs, et la possibilité d’une relation qui se doit d’être belle, car elle est la clé de l’apprentissage, le travail quotidien étant la clé des progrès. Quant au démarrage de l’instrument, cela dépend du développement de l’enfant et de l’instrument qu’il choisit. Pour le piano, entre 4 et 6 ans semble être l’âge idéal.

N’est-ce pas un effort démesuré ?

Arthur Rubinstein disait :  » Un jour sans piano, ça va. Deux jours sans piano, je l’entends. Trois jours sans piano et le public l’entend.  » Même au plus haut niveau, il faut une grande exigence : jouer d’un instrument demande beaucoup de travail. Or il ne faut jamais forcer un enfant, mais l’aider à travailler. Il doit entretenir avec son instrument une forme particulière d’amitié. Le premier cap est franchi quand il a suffisamment de pratique pour jouer seul quelque chose. Là, c’est gagné…

Tout le monde ne peut pas jouer d’un instrument…

Si ! Il y a la voix, c’est aussi un instrument. Le chant choral apprend à s’exprimer, à faire vibrer son corps en respirant.

A l’école, il y a aussi des cours de musique. Qu’en pensez-vous ?

C’est fondamental, car on y apprend à écouter la musique. Tout part du silence. Il faut le goûter, le savourer, l’aimer comme un espace dans lequel la musique va pouvoir entrer. A partir de là, l’écoute est rendue possible, la musique devient une force créatrice. Il faut promouvoir la joie de l’écoute !

Vous qui avez eu de nombreuses expériences dans le domaine pédagogique, quelles seraient vos recommandations à un ministre de l’Education ?

En ce qui concerne la culture musicale, je suis passionnée par la transversalité, le croisement des savoirs que l’on cherche à développer tout au long de la scolarité, et qui prend plus particulièrement forme avec l’histoire des arts au collège. Il y a une unité des cultures entre elles : par exemple, étudier la poésie romantique et la musique de Chopin, l’architecture d’aujourd’hui et la musique contemporaine. En ce qui concerne la pratique d’un instrument, faire jouer les élèves instrumentistes, c’est leur donner la chance de se produire devant un public de leur âge, et à leurs camarades celle de vivre l’expérience d’une musique vivante. Les chorales et les orchestres à l’école travaillent dans ce sens.

La musique adoucit-elle les moeurs ?

La musique est un langage universel. L’Orchestre du Divan oriental-occidental, de Daniel Barenboim, qui réunit des Israéliens et des Palestiniens, le prouve. Si la musique n’adoucit pas forcément les moeurs, elle peut faire des miracles.

Au coeur d’une oeuvre : les chefs-d’oeuvre du piano racontés et interprétés par Claire-Marie Le Guay. Paris, salle Gaveau, 20 h 30 :

– 10 décembre : Préludes, de Rachmaninov.

– 25 mars 2015 : Partita n° 1, de Bach.

– 20 mai 2015 :  » Marche Turque « , de Mozart.

www.sallegaveau.com – Tél. : +33 1 49 53 05 07.

Propos recueillis par Bertrand Dermoncourt Photo : Jean-Paul Guilloteau pour Le Vif/L’Express

 » La musique est certes un loisir et un plaisir, mais il ne faut pas oublier que c’est aussi un art élevé, qui enrichit l’être humain  »

 » On doit apprendre à écouter. Tout part du silence. Il faut le goûter, l’aimer comme un espace dans lequel la musique va pouvoir entrer  »

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