Condamnée à lutter contre la montée des eaux, la Flandre voudrait mettre le grappin sur la gestion de la mer du Nord et ses trésors présents et à venir. Plongée en zone tôt ou tard menacée de remous communautaires.
On ne choisit pas ses voisins. La Flandre a appris à s’accommoder des sautes d’humeur de celui qui baigne son territoire depuis la nuit des temps. Mais cette fois, l’affaire est sérieuse. De remuante, la mer du Nord se fait dangereusement envahissante. Le réchauffement de la planète lui fait perdre la boussole. Puisque rien n’arrêtera plus la montée des eaux, il est grand temps de s’organiser pour contenir leurs assauts.
La » Vlaamse Kust » vaincue par les flots ? Nooit ! Jamais ! La perspective a de quoi faire chavirer le ministre-président de Flandre le plus endurci. Rien que d’y songer, le N-VA Geert Bourgeois en a attrapé des haut-le-coeur : » Pour moi, a-t-il confié, il est impensable de voir sous eau la côte ouest, ou même des parties de cette côte. Pour des raisons à la fois humanitaires et économiques. »
Comment oser suggérer cette amputation sacrilège ? La nouvelle, extraite en avril dernier d’une étude prospective baptisée » Metropolitaan Kustlandschap 2100 « , a fait l’effet d’une bombe à l’heure des infos à la télé. Stupeur et effroi dans les chaumières flamandes, brutalement confrontées à des visions cauchemardesques : La Panne, Coxyde, Furnes, Nieuport, Middelkerke sous eau d’ici moins d’un siècle ; la moitié du littoral à l’ouest d’Ostende abandonnée à la mer pour sauver le reste de la côte. Avec, pour dégâts collatéraux, l’évacuation de stations balnéaires, des déplacements forcés de population, la disparition de zones à bâtir. Panique au village.
Il a fallu que le » numero uno » de Flandre monte sur le pont pour rassurer l’équipage parlementaire. Devant un parterre de députés-bourgmestres déboussolés, Geert Bourgeois s’est posé en capitaine, fermement accroché à la barre. Pas d’affolement, ceci n’est encore que pure fiction. Un scénario du pire, parmi d’autres plans B nettement moins dévastateurs. » Aucune décision politique n’est encore prise « , martèle le chef du gouvernement flamand, non sans faire la grimace : » Il ne sera pas facile de mener une discussion sereine après une telle commotion. »
Le mal est fait, la presse en a fait ses choux gras, l’incident laissera des traces : » Je ne voudrais pas être un habitant de la côte ouest qui doit lire ce genre d’histoire dans la presse. J’ai entendu des gens dire qu’ils réfléchiront à deux fois avant d’envisager d’acheter un appartement « , compatit Martine Fournier (CD&V) , députée-bourgmestre de Menin.
Avis de tempête
2100, c’est après-demain. Il faut sauver la » Vlaamse Kust » et mettre à l’abri du danger d’inondations Bruges, Gand, Anvers. Se mettre la tête dans le sable du littoral serait suicidaire. » Un tiers des 67 kilomètres de la côte est insuffisamment protégé contre les supertempêtes. Devons-nous tout de suite paniquer ? Non. La menace est-elle réelle ? Oui « , avertit sans ambages sur Internet la page d’accueil dédiée au » Masterplan » lancé, dès 2011, par la Région flamande pour protéger son littoral et ses ports de la montée prévisible des eaux de 30 centimètres d’ici à 2050.
La Flandre attend de pied ferme la » supertempête du millénaire » qu’on lui prédit tôt ou tard. Mais l’effort déjà consenti ne sera pas suffisant. C’est le message que voulait délivrer l’étude » Metropolitaan Kustlandschap 2100 » qui a fait tant de vagues. Elle recommande d’affronter un horizon fixé à la fin du siècle. Lorsque la hausse du niveau de la mer devrait atteindre la cote d’alerte de 130 centimètres…
Task forces, teams d’experts : tous sur le pont. Ici, il est question de surélever des digues, là de renforcer davantage les remparts de sable, ailleurs de jouer sur l’urbanisation du littoral et les polders voués à l’agriculture pour concevoir une ligne de défense efficace. Ou de s’en remettre aux techniques de protection côtière toujours plus sophistiquées.
Alors que certains envisagent de reconvertir les vilaines barres d’immeubles rendues inhabitables en » un Mur de l’Atlantique » à la flamande, d’autres invitent à positiver la menace. » L’immersion peut enrichir le paysage, le rendre un peu comparable à la baie de Somme, qui offre une diversité de biotopes. Sans nécessairement déboucher sur le scénario d’un mur de l’Atlantique « , souligne Bart Caron, député régional Groen.
Stefan Devoldere, Vlaams Bouwmeester faisant fonction, pose les balises : » La côte telle qu’elle existe aujourd’hui n’est pas tenable à long terme. Nous devons avoir l’ambition de dépasser la posture défensive. Il faut réfléchir à la qualité de l’espace construit, intégrer les dimensions de la mobilité, de la démographie, des infrastructures. La Flandre a besoin de jeter un regard panoramique sur le littoral « , détaille-t-il.Besoin de reconsidérer son rapport à la mer. Et de composer avec sa turbulente voisine.
Drapeau belge sur l’eau
La nature peut être doublement cruelle. C’est du dernier coin authentique de Belgique, perdu en mer, que la terre flamande a tout à craindre. De ces 3 454 km2 de masse liquide sur laquelle ne bat officiellement que le pavillon belge. Au regard du droit maritime international, ce demi pour cent de la superficie totale de la mer du Nord, grand comme la province de Flandre occidentale, n’appartient à personne. Mais c’est la Belgique, en tant qu’Etat côtier, qui est maître à bord de » cette mare aux canards « . Et qui décide en dernier ressort de ce qui peut s’y construire et s’y exploiter. Chacun chez soi : le territoire de la Région flamande vient mourir entre la plage et la laisse moyenne de basse mer.
La Belgique à l’ère fédérale est ainsi faite : le réchauffement climatique est planétaire, ce sont les eaux territoriales » belges » qui montent, mais la protection du littoral est une affaire strictement flamande. Le principe du pollueur-payeur s’arrête à la frontière linguistique. Pas un euro belge pour sécuriser la » Vlaamse Kust « . Non pas que le niveau fédéral reste insensible au sort des riverains de la mer du Nord. Il est toujours prêt à se mouiller pour leur prêter main-forte, à rendre service depuis l’espace maritime qu’il gère. Il suffit à la Flandre de frapper à la bonne porte : depuis 2008, chaque gouvernement fédéral aligne un ministre de la mer du Nord, à l’oreille assurément bienveillante. Le portefeuille ne se refile qu’entre Flamands, tous originaires des régions côtières. Après l’Yprois Yves Leterme (CD&V), le Brugeois Renaat Landuyt (SP.A) et l’Ostendais Johan Vande Lanotte, (SP.A), c’est l’Open VLD Bart Tommelein qui est au gouvernail. Un Ostendais pur jus, qui a grandi face à la mer avec laquelle il confesse » entretenir un lien particulier « .
Aucun francophone ne songerait à briser cette loi des séries. » Un Wallon ministre fédéral de la Mer du Nord ? Cherchez l’erreur. Ou l’intrus « , glisse un député fédéral francophone, que l’hypothèse amuse beaucoup. » Ce serait peut-être un peu bizarre de voir un Liégeois ou un Ardennais compétent pour la mer du Nord « , admet, sourire aux lèvres, le secrétaire d’Etat Bart Tommelein. De là à parler de » chasse gardée « …
Qu’importe. La Flandre est seule, contre vents et marées. Maîtriser les accès de colère de la mer, elle en fait une affaire personnelle. La Région flamande a prévu d’encaisser le choc financier : 300 millions d’euros d’investissements sont déjà programmés. Sans compter les moyens à dégager pour rénover et consolider dix grosses écluses et d’autres installations portuaires. Sans compter les coûts d’entretien qu’engendreront les 444 000 mètres cubes de sable qui seront chaque année nécessaires à la lutte contre l’érosion. Et sans compter sur un geste de solidarité à l’échelle nationale qui n’est pas sollicité. Le député Bart Caron n’en est pas autrement surpris : » Je soupçonne le gouvernement flamand de préférer ne pas voir l’autorité fédérale s’en mêler et renforcer ainsi son influence sur la côte. La Flandre, plus riche que le fédéral, veut exercer ses propres compétences et y consacrer les moyens nécessaires. « Elle n’attend donc rien de l’Etat fédéral. Si ce n’est qu’il… mette les voiles.
Le nord du pays a déjà l’intime conviction de jouer à domicile en mer du Nord. Quand il est question d’aménager l’espace maritime entre partenaires de la Belgique fédérale, la N-VA franchit mentalement le pas. » La mer du Nord est une compétence que se partagent l’Etat fédéral et la Région flamande « , affirme Bert Wollants, le Monsieur Energie du parti nationaliste flamand. Sa coreligionnaire Daphné Dumery sait aussi marquer le territoire : » En raison de l’émiettement des compétences en matière de mer du Nord, associer la Flandre est indispensable. » Impliquer la Wallonie et Bruxelles saute nettement moins aux yeux. Les Ecolo s’en étaient émus, en découvrant qu’aucun représentant régional wallon ou bruxellois n’était invité à siéger au côté de l’envoyé flamand au sein de la commission fédérale chargée du suivi de l’espace maritime.
Régionaliser la mer du Nord ?
La Flandre aimerait depuis longtemps pousser sa logique jusqu’au bout. En 2012, Bert Wollants, déjà lui, clarifie l’aspiration flamande lors d’une prise de parole à la Chambre : » Nous soutenons la proposition de l’administration flamande de régionaliser la mer du Nord, idée formulée à la demande de la N-VA, du SP.A, de l’Open VLD, du CD&V. Il faut obtenir cette régionalisation, pour enfin pouvoir gérer efficacement cette matière complexe. Ce ne sera pas pour aujourd’hui, mais cela arrivera sans aucun doute. »
Mettre le grappin sur l’espace marin ne serait qu’une question de temps. A chaque bras de fer institutionnel, la revendication remonte à la surface. Tantôt portée, sans jusqu’ici trop insister, par les partis flamands à la table de négociations institutionnelles. Tantôt suggérée par l’un ou l’autre ministre régional flamand de l’Environnement qui se sent entravé dans sa liberté d’action. Tantôt brandie par un élu flamand qu’irrite un prétendu retard du pouvoir fédéral à valoriser la mer du Nord.
Il est ainsi arrivé à Paul Magnette (PS), lorsqu’il était ministre fédéral de l’Energie et du Climat, de devoir calmer des impatiences : » La demande de régionalisation de la compétence concernant l’utilisation du plateau continental belge n’est pas à l’ordre du jour, bien que certains en rêvent à haute voix « , a-t-il clamé. L’un de ceux-là, parlementaire N-VA, avait eu la réplique un peu facile : » Vous refusez de répondre parce que la Wallonie n’a pas de côtes « .
Ce n’est pas l’envie flamande de laisser en rade Wallons et Bruxellois qui manque. Jusqu’ici, elle les a laissés de marbre. Régionaliser la mer du Nord, et puis quoi encore ? Les francophones ont pour habitude de ne pas relever. L’appel du large les mobilise rarement et, par temps calme, l’espace maritime a tendance à passer sous leurs radars de surveillance. » Autant demander à un député flamand de s’intéresser au Lion de Waterloo « , lâche en boutade un élu francophone au pied visiblement peu marin. » C’est un tort de ne pas s’impliquer davantage dans la gestion de la mer, dans ses enjeux environnementaux et les défis de son exploitation économique « , objecte pour sa part la députée fédérale Ecolo Muriel Gerkens, rare parlementaire francophone à tenir ce secteur à l’oeil.
Le souffle d’Eole
Car ça bouillonne en surface. La mer du Nord se sent pousser des ailes, elle a de l’énergie à revendre. Ses trois parcs éoliens, ses 182 turbines, sa puissance installée de 712 mégawatts, supérieure à l’éolien terrestre wallon ou flamand, ont déjà propulsé la Belgique parmi les grands de l’éolien off-shore européen et même mondial. L’intention est de surfer sur la vague. Bart Tommelein fixe le cap : » Cette capacité sera triplée durant cette législature « , pour être portée d’ici à 2020 à huit parcs éoliens et à 2 200 mégawatts de puissance installée sur mer. L’équivalent de deux grosses centrales nucléaires, de quoi couvrir la demande énergétique de plus d’un million de foyers. Pas négligeable.
A l’heure où le nucléaire cafouille et les énergies renouvelables redressent la tête, le secrétaire d’Etat fédéral à la mer du Nord ne s’interdit pas de rêver. » Cette onzième province offre une infinité de possibilités. » Bart Tommelein est tout récemment parti vérifier la chose à Lisbonne, à l’occasion d’une grand-messe mondiale des Etats maritimes consacrée aux promesses alléchantes de ce qu’on appelle » la croissance bleue « .
La délégation belge ne s’est pas rendue au Portugal les mains vides. Dans le sillage du ministre, un consortium belge nommé iLand, porteur » d’une première mondiale » en gestation : un atoll énergétique de 2 km² à déployer en mer, capable de stocker temporairement l’excédent d’énergie produit en heures creuses. Une touche wallonne à ce méga-projet : les sociétés publiques d’investissement SRIW et Socofe, un pied déjà dans l’éolien off-shore, sont prêtes à se jeter à l’eau. A tenter ce saut dans l’inconnu chiffré entre 1,3 et 1,6 milliard d’euros, qui ne ferait qu’ajouter à l’espace maritime une corde à son arc. Pas d’emballement : il appartient à l’Etat fédéral de trancher in fine, d’ici les vacances, en principe.
La mer du Nord a le vent en poupe. Se profile comme une affaire en or. La Flandre ne demande plus à être convaincue, elle qui échafaude aussi un avenir » sur pilotis « . A l’agenda politique flamand figure depuis 2010 un programme encore au stade exploratoire, baptisé » Vlaamse Baaien » pour » Baies flamandes « , et pour lequel les autorités flamandes ont déjà libéré trois millions d’euros.Une compilation dedix projets d’envergure portés par des entreprises privées, qui ambitionnent d’installer devant la côte, à l’horizon 2020-2050, un chapelet d’îles artificielles en guise de brise-lames : des îles-dunes vouées à abriter des phoques, des îles durables configurées pour accueillir des complexes touristiques. Ou encore des résidences marines, des extensions de ports de plaisance, voire un port off-shore en eaux profondes, ou une centrale marémotrice. On peut désormais beaucoup imaginer sur l’eau : même un aéroport de fret ou une prison en mer…
La Flandre a déjà la haute main sur le littoral, les ports maritimes, la pêche et le dragage en mer. Il lui tarde de compléter son tableau de chasse. De pouvoir extraire à sa guise des fonds marins les graviers et le sable fin dont la côte a grand besoin, profiter sans entraves des atouts logistiques de la mer et de son impressionnante montée en puissance énergétique. Ou déployer au large cette première ligne de défense côtière. Sans avoir à buter éternellement sur l’écueil fédéral.
La mer du Nord, épargnée par les remous communautaires, mais pour combien de temps encore ? Cap sur l’horizon 2019 et la prochaine énième grande explication électorale et institutionnelle. La feuille de route de la N-VA et consorts est tracée, le discours est rodé : l’éolien off-shore fédéral, l’éolien terrestre régional, où diable est la cohérence ? Bart Tommelein chasse ces vilaines pensées. Il s’en tient à un discours rassembleur : » La mer du Nord nous appartient à tous. A tous les Belges « . Mais déjà un peu plus aux Flamands ?
Par Pierre Havaux