La méga-prison de Haren, dossier explosif
Enjeu financier faramineux, riverains en colère, exigences flamandes : le futur » village pénitentiaire » de Haren réunit tous les ingrédients d’un nouveau cocktail bruxellois explosif. Enquête sur un projet entouré d’opacité.
On l’appelle » la méga-prison « , » le village pénitentiaire » ou encore, avec un brin d’ironie, » l’éléphant de Haren « . Et pour cause : le complexe carcéral qui sera construit dans la petite entité bruxelloise sera l’un des plus importants d’Europe. Appelé à remplacer à l’horizon 2018 les établissements vétustes de Saint-Gilles, Forest et Berkendael, il aura une capacité de près de 1 200 détenus. Il comprendra trois prisons pour hommes, deux prisons pour femmes, un centre psychiatrique, une institution pour jeunes et un bâtiment pour l’administration et la détention limitée. Situé en grande partie sur le territoire de la Ville, le complexe mord aussi sur la commune flamande de Machelen.
Maître d’oeuvre du projet, la Régie des bâtiments présente ce mastodonte comme une » prison humaine « . Le modèle en étoile issu du XIXe siècle est révolu. Les architectes ont été invités à imaginer des pavillons autour d’une place, avec des ateliers et autres lieux d’activité, dans un esprit » village » ou » campus « . Pas de longs couloirs dans ces huit pavillons, qui disposeront, en leur milieu, d’espaces de rencontre. Il n’y aura, le plus souvent, pas de barreaux aux fenêtres des cellules, mais des vitrages haute sécurité. » L’objectif est de réduire autant que possible les effets néfastes de la détention, explique Marie-Sophie Devresse, de l’UCL, qui a accompagné le projet en tant qu’experte en criminologie. Le cahier des charges a été plusieurs fois revu en ce sens. »
Un budget de 331 millions d’euros
L’enjeu financier est à la mesure d’un chantier de cette envergure. » La prison de Haren est notre plus grosse commande nationale pour une construction, reconnaît Servais Verherstraeten, secrétaire d’Etat CD&V en charge de la Régie des bâtiments. Elle représente un budget de 331 millions d’euros. » Pour éviter de devoir débourser un montant aussi considérable sur une courte période, il a été décidé de recourir à un partenariat public-privé, ce qui permet d’amortir la dépense publique sur vingt-cinq ans. Le montage de l’opération dépasse largement la simple construction du bâtiment : le contrat négocié avec Cafasso, le consortium choisi, est de type » DBFM » (Design, Build, Finance, Maintain). En clair, ce consortium, qui associe des entrepreneurs espagnols au groupe gantois Denys, concevra, construira, financera et entretiendra le pénitencier. Deux décennies et demie plus tard, les installations reviendront aux pouvoirs publics. D’ici là, l’Etat paiera au partenaire privé des indemnités de mise en disponibilité, soit plusieurs dizaines de millions d’euros chaque année.
A titre de comparaison, l’Etat va octroyer, au total, près de 53 millions d’euros pendant vingt-cinq ans aux consortiums privés chargés de construire et entretenir quatre autres nouvelles prisons en Flandre et en Wallonie (Leuze-en-Hainaut, Marche-en-Famenne, Beveren, Termonde), petits établissements appelés à accueillir, en tout, 1 368 détenus. Une coquette somme qui ne prend pas en compte l’inflation, la TVA, les salaires du personnel, les frais de nourriture, de transport et de mise au travail des prisonniers… La Cour des Comptes n’a pas apprécié ce manque de précision dans les chiffres, qui ne permet pas de budgétiser clairement le coût du » Masterplan « , le programme d’accroissement de la capacité carcérale adopté par le gouvernement belge en 2008.
Juteux contrat pour le privé
A terme, le remboursement par tranches risque de se révéler très onéreux pour l’Etat belge. En France, la Cour des Comptes a comparé, en 2010, les modes de gestion privée et publique des établissements pénitentiaires. Il en ressort que les indemnités octroyées par l’Etat aux prestataires privés sont deux à trois fois plus élevées que lorsqu’un centre carcéral relève du public. Florence Dufaux, de l’Observatoire international des prisons, s’appuie sur ce rapport pour dénoncer les » fausses économies » du gouvernement belge : » Certes, on étale la charge financière, mais surtout, on l’alourdit considérablement. Par ailleurs, la marge de manoeuvre de l’Etat est réduite face à des firmes privées en position de leadership sur le marché. Les entreprises sont présentes dans le secteur carcéral pour dégager un bénéfice, pas pour faire du social ou pour assurer une supposée protection de la société. »
La criminologue Marie-Sophie Devresse trouve » vraiment curieux qu’aucun débat parlementaire n’ait eu lieu à propos de l’option belge en faveur de prisons construites et entretenues par le privé. L’administration de la punition n’est-elle pas une fonction régalienne de l’Etat ? » Une certitude : le contrat » DBFM » qui doit donner naissance à la prison de Haren a suscité bien des convoitises. Ainsi, deux des candidats non retenus pour la négociation finale avec la Régie des bâtiments, les consortiums Besix-CFE et Strabag-Sodexo-BIFM, ont introduit des recours contre la décision de choisir Cafasso. En vain : en juillet dernier, le Conseil d’Etat a rejeté les demandes de suspension introduites par ces deux candidats.
La Flandre met son grain de sel
Dès lors, on en est au stade des ultimes tractations entre l’Etat et le groupe flamand Denys associé à ses partenaires espagnols. » Fin octobre ou début novembre, le contrat sera signé « , assure Johanna Van Hoylandt, responsable du dossier prisons à la Régie des bâtiments. Néanmoins, le consortium Cafasso s’embarque dans l’aventure alors que plusieurs inconnues persistent, liées notamment aux demandes urbanistiques. » L’obtention du permis pourrait prendre au moins deux ans, pronostique Marie Nagy, députée et conseillère communale Ecolo à Bruxelles. L’octroi passe par une étude d’incidence et il ne faut pas exclure l’éventualité de recours, comme dans le cas du réseau RER, ou de divergences de vues avec les autorités flamandes. »
De fait, le ministre-président bruxellois Rudi Vervoort (PS) reconnaît lui-même l’existence de tensions avec la Flandre, réticente à l’idée de voir l’accès à la future prison se faire à partir du boulevard de la Woluwe, à Machelen. Une étude de mobilité réalisée par le bureau Agora (à la demande de la Région bruxelloise) préconise pourtant cette solution, afin de préserver les habitants de Haren d’un trafic de transit excessif. » Il faut surtout éviter de surcharger la chaussée de Haecht, précise Marie Nagy. D’autant que la fluidité de cette artère, déjà saturée aux heures de pointe, ne devrait pas s’améliorer avec l’ouverture, au sud du village de Haren, d’un Décathlon et du nouveau siège de l’Otan. »
Une prison loin du centre-ville
Rudi Vervoort l’admet : » La mobilité est un sujet essentiel sur lequel nous n’avons pas tous nos apaisements. » Comment les familles des détenus, mais aussi les gardiens, les avocats ou encore les assistants sociaux, soit plus de 1 000 visiteurs par jour d’après les estimations, accéderont-ils à la prison, délocalisée dans un coin champêtre éloigné du centre-ville et peu accessible en transport en commun ? Il est question de renforcer la ligne de bus 64 – la seule qui, actuellement, permet d’atteindre le site -, de prolonger la 80, de mettre en place des navettes entre le centre carcéral et les transports en commun » lourds « , voire d’étendre le métro vers le nord de la capitale. Interpellé sur le sujet, Rudi Vervoort se contente de rappeler les engagements régionaux pour le RER, la desserte de Haren par le métro et le renforcement des lignes de bus. » Pour autant, aucun accord formel n’a été conclu avec la Stib, la SNCB et les autres acteurs impliqués « , constate la députée Marie Nagy.
D’autres inconnues touchent au transfert des prisonniers vers le Palais de justice, situé en centre-ville, et au maintien de l’ordre en cas d’émeute ou de grève au pénitencier. Certaines missions relèvent de la police locale, éventuellement assistée par la réserve fédérale. La Ville va-t-elle prendre en charge les surcoûts ? Lors des réunions d’information destinées aux habitants de Haren, très inquiets pour l’avenir de leur entité enclavée (voir l’article en page 36), le futur pénitencier a été présenté comme un projet novateur. Le secrétaire d’Etat Verherstraeten évoque » un vrai village-prison qui permettra de fermer des établissements devenus archaïques « .
Le pénitencier de Haren ne suffira pas
Réplique de Claire Scohier, d’Inter- Environnement : » Il n’est pas du tout certain que Saint-Gilles puisse fermer ses portes. On sait déjà que Haren ne pourra absorber tous les détenus des trois prisons bruxelloises surpeuplées. » Florence Dufaux, de l’Observatoire international des prisons, insiste sur le fait que plus on ouvre des prisons, plus on les remplit : » L’extension du parc pénitentiaire n’offre pas une solution au surpeuplement carcéral. Ironie du sort : en temps d’austérité, l’Etat belge investit massivement dans la construction de prisons, alors que, pour les mêmes raisons économiques, les Pays-Bas décident de fermer 26 de leurs établissements pénitentiaires. »
Enjeux financiers énormes, inquiétude des riverains, exigences flamandes, manque de transparence des autorités : ce cocktail bruxellois rappelle étrangement un autre dossier chaud, celui du défi immobilier Neo et du grand stade national à construire sur le » parking C » du Heysel, situé à Grimbergen, en Flandre. Les deux projets risquent de susciter encore quelques controverses.
Par Olivier Rogeau
» Curieusement, le partenariat avec le privé pour la construction et l’entretien de la prison n’a donné lieu à aucun débat parlementaire »
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