La maîtresse de Magnette et de Vanfleteren

Face-à-face entre le bourgmestre PS de Charleroi et le photographe flamand Stephan Vanfleteren, qui a examiné la ville et ses habitants sous toutes leurs coutures. Comme un duel entre rivaux amoureux finissant en ménage à trois.

Dans la préface de son livre Charleroi, il est clair que le gris est noir (1), qui vient de sortir, Stephan Vanfleteren écrit :  » J’espère ne pas avoir trahi la ville.  » Au musée de la Photographie, il expose le résultat de ses pérégrinations dans les rues, sur les terrils et dans les zones industrielles d’une ville pillée et généreuse (2). Le jour du vernissage, le 22 mai, Stephan a décidé de céder ses photos à Charleroi. Il voulait rendre à la ville ce dont il l’a dépouillée, lui restituer ses propres réflexions, sa propre image et toutes ses nuances (beaucoup de gris et de noir). Pour Stephan Vanfleteren, l’aventure carolo est close. Mission terminée au terme de deux ans de résidence presque forcée et de quinze ans de visites sporadiques et secrètes à sa seule maîtresse, à l’en croire. Une amante pour laquelle il a écrit sur un mur du musée :  » J’aime Charleroi. Je l’embrasse sur la bouche bien qu’elle ait mauvaise haleine.  »

Le voilà face à Paul Magnette, le bourgmestre. La rencontre a lieu à notre initiative.

Le Vif/L’Express : Aujourd’hui, Charleroi se transforme de fond en comble… Vous êtes sceptique, Stephan Vanfleteren. Pourquoi ?

Stephan Vanfleteren : Charleroi représente aussi un brûlant patrimoine industriel. Dans vingt ans, ce sera précisément l’atout de la ville. C’est pour ça que je voulais vous rencontrer, Paul Magnette, pour vous demander, s’il vous plaît, de garder intact votre patrimoine.

Paul Magnette : Nous sommes conscients du terrain historique sur lequel nous vivons. Nous allons conserver les usines, les hauts fourneaux, les tours de refroidissement… Mais pas tout, ce n’est pas possible.

S. V. : Prenez la rue avec les tubes en fer qui zigzaguent au-dessus des maisons… (NDLR : le gazoduc aérien à Marchienne-au-Pont)

P. M. : Désolé, mais ces tuyaux vont bientôt disparaître.

S. V. : (Il sursaute) Ce n’est pas possible, je proteste !

P. M. : Le propriétaire en a décidé ainsi, il veut vendre le vieux fer.

Stephan Vanfleteren a aussi photographié les pauvres de Charleroi. Qu’en dites-vous, Paul Magnette ?

P. M. : Il l’a fait d’une façon rigoureuse. La question reste de savoir ce qu’est la misère. A Charleroi, de nombreuses personnes vivent avec des moyens limités. Ces gens, que les statistiques appellent  » pauvres « , n’ont pas la vie facile, mais ils vont voir les matchs de foot au Sporting, ils choient leurs amis et leur famille… Ils ne se sentent pas pauvres. Il faut être prudent quand on parle de misère. A Charleroi, une personne sur cinq est vraiment pauvre avec structurellement trop peu pour vivre et de gros problèmes sociaux. Quatre personnes sur cinq ont une vie qui les satisfait et se contentent de ce qu’elles ont. Ce sont, comme le dit le sociologue français Pierre Sansot,  » des gens de peu « .

S. V. : Je n’aime pas ce concept de résignation. Les gens ont-ils le choix ? Et si oui, qu’en est-il de leurs ambitions ? J’ai le sentiment qu’il vous paraît acceptable que des gens se résignent à survivre avec peu de choses. Je trouve que chercher à progresser dans la vie est une attitude plus positive. Evidemment, il faut que ce soit possible et, à Charleroi, ce n’est pas évident. J’ai rencontré ici des enfants dont le père est chômeur depuis trente ans. Il est logique que ces jeunes aient peu d’ambition. Ce qui me perturbe, c’est cette attitude qui consiste à se satisfaire de sa situation parce que, finalement, elle n’est pas tellement mauvaise.

P. M. : Oui, nous, les soi-disant intellectuels de la classe moyenne supérieure, nous projetons notre vision dans toutes les catégories sociales. Mais il existe vraiment des gens qui refusent de s’embarquer dans une logique capitaliste. Qui accordent moins d’importance à l’argent qu’à la joie de vivre.

S. V. : Je comprends ça, je l’ai aussi ressenti dans votre ville. Charleroi est chaleureuse, différente de Liège, qui est un peu amère. Il n’y a pas d’amertume chez le Carolo. Il rayonne même de bonheur.

P. M. : A Liège, on se dit :  » Nous sommes les héritiers de la ville du Prince-Evêque  » et  » nous aurions pu être la capitale de l’Europe « . Les Carolos pas. Qu’est-ce qui devrait leur manquer ? De quoi devraient-ils être fiers ? Je leur dis souvent : allons, un peu d’ambition s’il vous plaît !

S. V. : Ah quand même ! Ça me fait plaisir !

P. M. : Je ne parle pas d’amasser de l’argent, mais de rayonner de fierté. Le succès du Sporting de Charleroi a joué un rôle important sur ce point.

S. V. : Charleroi me fait parfois penser à l’Afrique. J’y trouve un même esprit de solidarité. Même si les gens ne possèdent rien, on est le bienvenu chez eux. Quand on n’a pas grand-chose, on ne craint pas de le perdre.

P. M. : Les sociologues disent souvent que la pire des misères est la misère relationnelle. Un partenaire, des amis, une famille sont importants, certainement pour les 20 % de la population auxquels s’applique le mot  » misère « . Ils possèdent au moins cette richesse-là.

Vous êtes professeur émérite, vous citez les sociologues. Parlez-vous suffisamment avec les gens de leur situation concrète ?

P. M. : Oui, bien sûr. C’est en écoutant leurs réactions que je réalise qu’ils n’apprécient pas que nous chamboulions tout. J’apprends que je ne suis pas le bourgmestre dont Charleroi a besoin. Je lance trop de travaux, je suis trop ambitieux pour cette ville. Je les entends dire :  » Bouchez les trous dans les rues, colmatez les toits qui percent dans les écoles et faites en sorte qu’il y ait assez de zones vertes. Ça suffit aux gens qui vivent ici. Nous n’avons pas besoin d’une ville qui soutient votre image. « Je trouve que cette ville mérite mieux que des bouchages de trous. Ce que Charleroi a subi dans le passé en termes d’humiliation et d’adversité est inouï. Normalement, il aurait fallu qu’explose ici une grande révolution. Mais non, le Carolo s’est accommodé de son sort. Il a accepté son tissu social.

S. V. : Vous devez pourtant taper du poing sur la table en disant que ça suffit ! J’ai vu ici tellement de gens qui se détruisent à fumer ou à boire, qui vivent dans des conditions difficiles, qui sont malades à en mourir… J’ai vu des ados avec une dentition pourrie. Tout cela est terriblement choquant.

P. M. : C’est évident, et ça fait aussi partie de mes missions. J’ai hérité ça de mes parents qui trouvaient moralement inacceptable tout ce qui se passait sous leurs yeux. Mais il y a pire. Je ne dois pas seulement faire l’apologie de la misère à Charleroi.

N’est-il pas regrettable que la reconstruction du centre-ville se fasse avec des capitaux venus d’Anvers ?

P. M. : C’est vrai que nous avons trouvé en Shalom Engelstein une personne qui investit généreusement. C’est, en effet, un transfert de Flandre, mais c’est surtout un investissement consenti par quelqu’un qui croit au développement. Les fortunes que les riches Carolos ont amassées se trouvent à Paris ou ailleurs. Elles ne reviennent pas.

Albert Frère habite tout près d’ici, à Gerpinnes. Il faudrait peut-être lui poser la question…

S. F. : Je l’ai dit et répété quand je circulais dans la région. Albert Frère, qui a construit son empire et sa fortune grâce à l’Etat belge, devrait rendre quelque chose à cette ville sinistrée.

P. M. : Ah oui, Albert Frère ! Il a déjà tellement affirmé qu’il investirait dans un projet qui mériterait son investissement (il hausse les épaules)… Les familles riches de Charleroi ne bougent guère. Ce qui différencie la Flandre de la Wallonie, c’est le niveau de patriotisme de l’élite économique. En Flandre, cette élite investit lourdement dans l’économie régionale. Ici, tout a été consommé et on n’a rien laissé. Où est la différence entre le Belge colonialiste qui ouvre une mine de zinc en Afrique, pille le pays et disparaît avec sa fortune, et l’industriel wallon qui exploite massivement les forces de travail dans les mines et la métallurgie jusqu’à ce que les hommes et le sol soient épuisés, avant de s’envoler avec le capital ? C’est pratiquement le même scénario.

S. V. : Pas pratiquement, exactement ! Et voilà maintenant que vous poussez l’ironie jusqu’à rénover la ville avec, notamment, des capitaux… flamands.

P. M. : Nous rénovons aussi avec de l’argent public, mais ces fonds sont limités. Nous continuons quand même, nous ne nous laissons pas abattre. Nous restaurons nos quais. Nous installons des plaines de jeux là où zonaient des bandes de drogués. On me disait que personne jamais ne jouerait ici, mais venez voir : les balançoires sont toujours occupées. Nous créons des espaces publics qui sont mis à profit. Sur le marché immobilier aussi, nous avons une offre toujours plus attrayante et payable. A Charleroi, on peut acheter une maison pour 80 000 euros. Celui qui a mis un peu d’argent de côté peut en acheter trois ou quatre. Ça aussi, c’est investir dans une ville.

S. V. : A Charleroi, on n’achète pas des maisons, mais des rues.

P. M. : En effet, c’est du Monopoly.

Vous déplorez que Charleroi n’ait pas d’université ?

P. M. : Nous avons reçu 15 millions de fonds pour un nouveau bâtiment où nous pourrions accueillir notamment une partie de l’ULB et de l’Université de Mons. Nous voulons créer un maximum d’animation sur ce campus. J’ai reçu la semaine dernière encore l’offre d’un nouvel investisseur. Je ne vais pas citer de nom, mais il s’agit de nouveau d’un Flamand, un Gantois. J’espère être réélu en 2018 pour encore travailler sur ce projet.

S. V. : Quand pensez-vous avoir tout terminé ?

P. M. : Je parie sur 2036. A ce moment, j’aurai 65 ans. Il me restera, à cause de Charles Michel et Bart De Wever, deux ans à travailler. Nous verrons à ce moment-là comment les employer ! Qu’y a-t-il de plus passionnant sous l’angle intellectuel que de bâtir une ville à partir de rien et de lui donner un horizon ? C’est quand même plus passionnant que de réformer la SNCB, non ?

Aimeriez-vous habiter à Charleroi, Stephan Vanfleteren ?

S. V. : En tant qu’artiste, je pourrais acheter ici un magnifique atelier et faire du beau travail. Charleroi, c’est potentiellement Berlin-sur-Sambre. On sent, quand on s’y balade, à quel point l’histoire vous tenaille et le changement vous interpelle. Charleroi est une ville qui éveille les sens. Elle m’a donné beaucoup d’énergie, et je ne m’y suis à aucun moment senti dépouillé. On l’appelle la ville la plus sombre, la plus laide et la plus dangereuse, le Bronx de Belgique, mais je m’y suis promené jour et nuit sans avoir jamais croisé de violence.

P. M. : Shalom Engelstein dit la même chose. Il se promène en toute sécurité et ne ressent aucun antisémitisme. Les Carolos commencent à le connaître, ils finiraient par l’embrasser en rue (il rit). Je crois que cette ville se relève et attire de nouvelles familles. Marchienne, par exemple, pourrait devenir un petit Brooklyn d’ici dix ans.

S. V. : Il y a aussi l’attrait du site du Rockerill. On est ébahi de voir ce qui s’y passe. De la musique, des rave-parties, des événements…

Avec les grands travaux, de nombreuses nuances de gris carolorégien vont disparaître, non ?

S. V. : Ça n’a pas d’importance. Les photos sont faites, le passé et le présent sont fixés. Nous verrons bien ce qui se passera. J’ai photographié et documenté le vieux Charleroi, j’espère que cette terrible misère va disparaître. Je ne reviendrai pas dans deux ans, mais peut-être dans vingt, sait-on jamais. Je me détache mais j’éprouve déjà de la nostalgie.

P. M. : Je ne peux pas me détacher de Charleroi car il y a encore du pain sur la planche. Le plus difficile est toujours de convaincre les gens d’y investir. J’ai récemment rencontré un Israélien de Tel-Aviv. Il m’a dit :  » Je cherche une ville qui a des problèmes et une rivière.  » Je lui ai répondu que nous avions la rivière et les problèmes. Bon, il va bientôt développer un superprojet sur les rives de la Sambre, en collaboration avec un grand bureau d’architectes originaires d’où à votre avis ?

S. V. : De Flandre ? (Paul Magnette confirme d’un signe de tête.) Passionnant d’être bourgmestre ici ! Ce qui vous reste, c’est l’avenir.

P. M. : Tout est à faire. Je n’aimerais pas être le bourgmestre d’une ville où tout tourne bien.

S. V. : Je suis prêt à parier que, d’ici quinze ans, vous serez capitale européenne de la culture, comme Mons.

P. M. : Nous sommes dans les délais. Un peu de patience. D’autre part, c’est vrai que c’est une qualité peu commune en politique, la patience. Il faut progresser. De l’ambition, Stephan, pas vrai ?

S. V. : Nous nous comprenons.

(1) Charleroi, il est clair que le gris est noir, par Stephan Vanfleteren, éditions Cannibale, 256 pages.

(2) Charleroi, par Stephan Vanfleteren, au musée de la Photographie, à Charleroi, jusqu’au 6 décembre. www.museephoto.be

Par Marijke Libert – Photos : Diego Franssens et Stephan Vanfleteren – © Knack

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Expertise Partenaire