Pour rajeunir son public sans effrayer les ménagères, TF1 a concocté une espèce d’ Ecole des fans, pimentée d’un voyeurisme à la Loft Story. Cocktail gagnant pour Star Academy, nouveau rouleau compresseur de la téléréalité commerciale qui captera des millions de spectateurs ce samedi pour la finale
Marie-Charlotte (14 ans) enrage: lors de la première demi-finale – celle des filles! – de Star Academy, l' »école » de variétés de TF1, sa candidate préférée, Carine, s’est fait doubler par Jenifer, « cette petite grosse qui n’a même pas maigri comme l’exigeaient ses professeurs ». Samedi 5 janvier, rebelote: le favori de ses dames, l’insupportable Jipé, Jean-Pascal pour les non-initiés, a dû s’incliner devant Mario, le Latin lover né à Montegnée (Liège) avec la musique dans le sang. A la veille de la finale, le 12 janvier, Marie-Charlotte se dit que les journalistes ont peut-être raison: » Star Academy, n’est-ce pas truqué? »
Le principe de l’émission est simple: 16 candidats, jeunes, pas trop moches ni trop introvertis, suivent des cours intensifs de chant et de danse dans un château à Dammarie-les-Lys, près de Paris. Les élèves de Star Academy sont prêts à tout – y compris à s’éliminer les uns les autres et à vivre quasi vingt-quatre heures sur vingt-quatre sous l’oeil des caméras – pour décrocher un contrat de 1 million d’euros avec Universal pour l’enregistrement d’un album, suivi d’une tournée en France et d’un concert à l’Olympia.
Banco: le samedi 5 janvier, lors de la demi-finale des garçons, l’émission a rassemblé, en France, plus de 10 millions de téléspectateurs avec une pointe de 13 millions au moment du verdict du public, appelé à voter par téléphone. En semaine, l’émission quotidienne sur la vie de château passionne quelque 5 millions de fans, dont environ 65 % sont âgés de 15 à 24 ans.
Avec 850 000 téléspectateurs le 5 janvier, la Belgique francophone fait proportionnellement mieux que la France. C’est que les Wallons et les Bruxellois viennent de découvrir le dernier avatar de la téléréalité. Ils ont été peu nombreux à suivre, en 2000, la saga Big Brother sur Kanaal 2, accessible seulement en Flandre et à Bruxelles. Voici quelques mois, ils n’ont pu goûter aux aventures de la blonde Loana de Loft story (M6) que via Internet. Dans les deux cas, ils ont été privés du lot de questions existentielles que charrie l’enfermement de parfaits inconnus dans un huis clos truffé de caméras: qui couche avec qui? Qui va régler ses comptes avec qui?
Ces trois émissions, basées sur les mêmes recettes, sont issues de la société de production néerlandaise Endemol, pilotée en France par le présentateur Arthur et Stéphane Courbit ( lire aussi ci-contre). En octobre dernier, Star Academy avait pourtant mal démarré. Après les trois premières semaines, les apprentis chanteurs n’avaient pas réussi à atteindre la barre des 5 millions de téléspectateurs, ce qui représentait une baisse de 1,5 million de fidèles le samedi soir. « L’inventeur du Loft dans le décor », titrait l’hebdomadaire français Le Nouvel Observateur, le 8 novembre. Comme si seule la France, au nom d’une certaine idée de la culture et de la télévision, avait pu résister à l’assaut du voyeurisme cathodique. « On a cru un temps que le phénomène était propre à l’Europe du nord, explique Frédéric Antoine, professeur au département de communication à l’UCL. Dans une société calviniste, les relations entre les gens sont naturellement plus simples et plus libérées. Mais après le succès de Gran Hermano en Espagne et de Grande Fratello en Italie, l’argument de l’inhibition liée à la morale catholique ne tenait plus. »
Diffusée sur M6, une chaîne flirtant à l’occasion avec l’érotisme, Loft Story avait ouvert la brèche. Mais TF1 avait parlé, à l’époque, de télé-poubelle. Avec Star Academy, la chaîne aurait-elle retourné sa veste? Au service de presse de TF1, on juge la comparaison déplacée. C’est vrai qu’à Dammarie-les-Lys, il n’y a pas, comme dans le Loft, de piscine pour encourager les ébats amoureux. Les « académiciens », qui partagent la même chambre à coucher et se réveillent sous l’oeil d’une caméra infrarouge, ne sont pas non plus réellement enfermés. Ils peuvent téléphoner à leur famille, à raison de 1 minute par jour! A TF1, on insiste sur la formation de jeunes – » Star Academy est un hymne au travail » – et sur le show de variétés hebdomadaire, alors que les « lofteurs » étaient oisifs.
Associé à NRJ et Universal, Endemol France a convaincu un bon nombre d’artistes renommés (sous contrat chez…Universal) de chanter avec l’un ou l’autre élèves des succès parfois anciens, comme La Musique, popularisée autrefois par Nicoletta. Cette technique a permis de fédérer plusieurs générations de téléspectateurs devant l’écran. La répétition des chants a aussi été confiée à Armande Altaï, une cantatrice qui a formé des interprètes comme Etienne Daho ou Liane Foly. Pour la présentation, Nikos Aliagas, le chroniqueur grec de l’émission Union libre de Christine Bravo (France 2), a été débauché.
Voilà qui confère un vernis d’honorabilité à une émission qui, plus que le Loft, a tenu compte des exigences classiques de la télévision, en développant le jeu et le show. « C’est de cette façon qu’on rajeunit son public sans abandonner la ménagère de moins de 50 ans, résume Frédéric Antoine. Mais le ressort n’en reste pas moins le rapport à l’intimité. »
Des rôles préétablis
Aux commandes de Star Academy, Alexia Laroche-Joubert, juriste de formation, était déjà la productrice de Loft Story. Dans un cas comme dans l’autre, les candidats ont dû tirer un trait sur leur vie privée. Ainsi, l’un des premiers à être éliminé, le Bruxellois Stéphane, mannequin de profession et enfant adopté, avait dû ravaler ses larmes quand on avait évoqué sur le plateau sa maman biologique. La Liégeoise Amandine (23 ans) avait aussi repoussé en direct les avances de Jean-Pascal, avant de faire ses valises de son plein gré. Graduée en tourisme, l’ancienne participante à un concours de Miss Belgique n’avait accepté l’aventure qu’avec réticences. « Je n’avais pas vu Big Brother ni Loft Story, raconte Amandine. L’émission de TF1 m’offrait l’opportunité d’une formation artistique. A la lecture du contrat, j’avais découvert la présence de caméras dans la salle de bain. Mais Alexia Laroche-Joubert s’était voulue rassurante. » La jeune fille est toutefois allée d’une déconvenue à l’autre. « Au moment de la réalisation du portrait, j’avais proposé de me filmer en train de me goinfrer de croustillons à la foire. Au lieu de cela, on m’a vue défilant avec un tas de vêtements. Lors des résumés quotidiens, ma famille s’étonnait de ne jamais me voir. Le montage était orienté. On a voulu faire de moi une « sois belle et tais-toi », une Lolita… Mais on ne me façonne pas ainsi. Quand je me suis amenée au château, avec ma grenouillère, j’étais déjà nettement moins séduisante. » Certes, on n’a pas spécifiquement demandé à Amandine de respecter un scénario. « Mais mon audition avait été mauvaise. On ne m’avait donc pas choisie pour mes qualités artistiques… »
Si 100 000 dossiers de candidatures ont abouti à TF1, Jean-Pascal, l’un des trois finalistes du 5 janvier, a été « pistonné » par un membre de la production pour participer au casting. Cet amateur de la drague, maître nageur de profession, avait été repéré sur une plage du sud de la France. Il ne s’agirait donc pas d’un pur exemple de télévision du réel, comme dans Perdu de vue. « Des personnages de la vie de tous les jours ont été sélectionnés pour des rôles préétablis, pense Frédéric Antoine. Ceux qui le comprennent, en forçant éventuellement le trait, ont le plus de chances de rester dans le jeu. Jean-Pascal n’est pas seulement grossier. Il a joué à fond son personnage d’amuseur public, de GO du château. Il savait que des idylles doivent se nouer pour soutenir l’intérêt du public. » Résultat: on n’est pas loin de l’univers de séries comme Hélène et les garçons ou Ally McBeal, où des personnages bien typés, généralement des célibataires, évoluant dans un univers caractérisé, remplissent un rôle d’identification et d’initiation.
Mais des professionnels de la chanson ne pouvaient pas prendre le risque financier de promouvoir un lauréat ne sachant pas chanter. Progressivement, les louanges appuyées de professeurs et d’artistes sur les réelles dispositions de Mario, ainsi qu’un ultime gros plan sur Jipé en train de se curer le nez, ont infléchi les votes du public.
Des « stars » bon marché
Star Academy consacre ainsi la toute-puissance de la télévision. Mario et les autres ont permis de vendre 2 millions du single La Musique et de remplir Forest National, durant plusieurs soirées au printemps prochain, en échange d’une « rémunération » de 610 euros (24 600 francs) par semaine passée au château. Pour la production, comparée aux faramineuses recettes publicitaires et aux rémunérations de vrais artistes, ce n’est pas cher payer un spectacle, certes ni très créatif ni très moral. Mais la télévision, entreprise de divertissement, n’a jamais prétendu être un art, surtout si elle est commerciale. Rendez-vous le samedi 12 janvier pour la finale.
Dorothée Klein