Comment se défaire de la guerre ? Telle est la question qui hante le roman du Belge Erwin Mortier. Malgré les lésions, les corps et les coeurs tentent de renaître dans la passion.
« Mes livres reflètent le portrait d’un écrivain qui utilise le monde en se servant de sa langue et de son imaginaire. » Lyrique, Erwin Mortier compose sa musique des maux. L’auteur gantois, lauréat du prix du Meilleur livre étranger, en France, interrogeait déjà la mémoire dans Psaumes balbutiés, qui narre la maladie d’Alzheimer de sa mère. » Qu’est-ce que l’Histoire ? » Ce thème brûlant traverse toute son oeuvre. Miroitements renoue avec Edgar, le frère de la narratrice de son précédent roman, Sommeil des dieux. Survivant de la Première Guerre mondiale, cet homme demeure habité par les tranchées. » La guerre est finie, mais elle continue. » Elle se traduit par ce corps écorché, voulant rapiécer ses plaies et son humanité grâce à ses amants secrets.
Le Vif/L’Express : Les mots sont-ils » des obstacles, des barrières » ou, au contraire, une libération ?
Erwin Mortier : Je dirais plutôt une clé. Si la parole se heurte souvent au silence, l’écriture est libératrice. Ainsi, la poésie donne du sens au monde. La littérature lutte symboliquement contre la mort. La plupart de mes livres sont ancrés dans l’Histoire, parce ce qu’on ne peut pas y échapper. Mon écriture s’inscrit d’ailleurs dans ses traumatismes. Ceux de mes grands-parents au passé honteux (NDLR : le frère de sa grand-mère s’était enrôlé dans l’armée hitlérienne), qu’ils ont voulu cacher pour protéger leurs enfants. J’écris justement pour respecter et briser ce silence, cette culture du secret.
D’habitude, les romans s’arrêtent à la fin de la guerre. Pourquoi est-ce précisément là que débute le vôtre ?
Pour interroger le vécu des générations précédentes. Quelles traces laissent-elles en nous ? Que disent nos cicatrices de nous ? Elles révèlent nos blessures et celles de nos parents, tant on s’inscrit dans la continuité de leurs joies et leurs chagrins. On parle toujours des mutations sociopolitiques, au lendemain de la Grande Guerre, pas des séquelles psychologiques. Mon roman marque un retour à l’individuel pour capter le collectif. L’écriture rend cette douleur palpable et saisit les germes de l’après-guerre qui ont abouti à la Seconde Guerre mondiale. La peur et la souffrance étant souvent utilisées à mauvais escient, on perçoit encore les relents de ces tensions politiques, y compris en Belgique. Jamais finies, les guerres poursuivent leur chemin sous terre. Les soucis géopolitiques actuels sont liés à celles des siècles derniers. A force de dessiner des frontières artificielles entre les peuples, on sème des peines suscitant des haines ou des bains de sang.
Plus que les individus, ce livre retrace les corps dans la douleur ou le désir.
Ce roman décrit comment l’Histoire s’inscrit dans les corps. Même s’ils sont brisés, l’âme continue à exister. Mon héros porte en lui ses peurs et ses traumatismes. Ils s’accrochent à son corps, son âme, au point où il en devient prisonnier. L’amour est essentiel pour y remédier et nous libérer. Le protagoniste a péri intérieurement, pendant la guerre. Suspendu entre la vie et la mort, l’espoir et le désespoir, ce héros en lambeaux veut redevenir un homme grâce à d’autres corps d’hommes. Ainsi, Matthew incarne la complétude, le miroir de celui qu’il n’a jamais pu être. Edgard devra pourtant saisir que l’homme reste toujours incomplet…
» Le monde a changé et est affreusement resté lui-même. » Qu’en est-il de l’homme ?
Hélas, le monde reste cruel. Voyez l’inertie du continent européen, sur lequel s’échouent des corps d’enfants. Lorsque l’Allemagne a envahi la Belgique, deux millions de citoyens ont fui le pays. Nous avons pourtant oublié le sens de l’Histoire et de l’hospitalité, qui devrait constituer un héritage de l’humanité. Tout évolue, mais l’être humain demeure avec ses craintes, ses désirs, ses fragilités et ce qui le gouverne depuis toujours, l’amour.
Miroitements, par Erwin Mortier, éd. Fayard, 300 p.
Entretien : Kerenn Elkaïm