Ils dominèrent le bassin méditerranéen pendant un millénaire et inventèrent l’alphabet. Mais ce peuple reste mystérieux. Une exposition à l’Institut du monde arabe, à Paris, retrace son épopée.
Qui sont les Phéniciens ? E Peut-être les inventeurs de l' » Union méditerranéenne » avant l’heure. C’est en tout cas ce que montre la riche exposition qui se tient à l’Institut du monde arabe, à Paris. Navigateurs chevronnés doublés d’artisans renommés, originaires de Tyr, de Sidon, d’Arwad ou de Byblos – cités de l’actuel Liban – ils dominèrent la Méditerranée au Ier millénaire avant notre ère. Entourés de nations puissantes comme l’Egypte, l’Assyrie ou la Babylonie, serrés sur une bande côtière étroite et déchiquetée, entre mer et montagne, les Phéniciens n’avaient d’autre issue que de prendre le large. C’est ainsi qu’ils fondèrent comptoirs et colonies, allant de Chypre à l’Italie et à l’Afrique du Nord, jusqu’à atteindre, au-delà des colonnes d’Hercule – qui délimitent l’actuel détroit de Gibraltar – les rives de l’Atlantique, en Espagne, au Portugal et au Maroc.
La Phénicie n’est pas à proprement parler un Etat, mais plutôt une confédération informelle de cités indépendantes, ayant chacune un roi et des dieux. Ce sont les Grecs qui ont inventé le nom de Phéniciens : Phoinikes, tiré de phoinix, » rouge « . Est-ce en référence à leur peau brûlée par le soleil ou à la pourpre dont ils teintaient leurs fameux tissus ? On ne le saura jamais.
A quoi doivent-ils leur réputation ?
E Ils ont inventé l’alphabet, à l’origine de ceux toujours utilisés aujourd’hui dans le monde. Fondé sur un système simplifié de 22 lettres, il répondait aux nécessités d’une communication facile et s’est répandu au rythme des expéditions. Ironie du destin : leurs écrits n’ont pourtant que peu survécu. Si les Phéniciens ont produit une littérature, on en a perdu la trace. Ne subsistent que des inscriptions laconiques, gravées sur des jarres, des coupes ou des stèles, épitaphes, formules commerciales ou dédicaces votives. La connaissance de leur histoire provient donc non de leurs témoignages, mais des récits de leurs voisins, parfois ennemis, que rapportent la Bible, les Annales assyriennes ou les écrits d’Homère.
Que sait-on de leur histoire ?
E Même si l’âge d’or des Phéniciens se situe au Ier millénaire avant l’ère chrétienne, leur épopée a démarré plus tôt. Ainsi Byblos est-elle, dès le IIIe millénaire avant Jésus-Christ, une riche agglomération faisant commerce du bois de l’arrière-pays. En échange de céréales et de papyrus, elle fournit aux Egyptiens cèdres et pins pour la construction de leurs pyramides, de leurs bateaux et de leurs sarcophages.
La réputation de Tyr, elle, croît au fil des siècles. Son roi, Hiram Ier (969- 935 av. J.-C.), envoie le bois, le bronze et l’argent, mais aussi des artistes et des architectes, pour édifier le temple de Salomon, à Jérusalem. C’est Tyr qui mènera la grande expansion à travers la Méditerranée. En 814 avant Jésus-Christ, elle fondera Carthage. Et, lorsque son aura déclinera, trois siècles plus tard, à la suite du siège mené par Nabuchodonosor, roi de Babylone, c’est Carthage qui prendra le relais. Tyr sera définitivement vaincue lors de la conquête d’Alexandre le Grand. Seule de toutes les cités phéniciennes à résister aux assauts du roi de Macédoine, elle finit par tomber, en 332 avant Jésus-Christ. La ville est pillée, sa population, massacrée. L’empire des valeureux navigateurs levantins se dissout dans la civilisation hellénistique.
Comment les
Phéniciens ont-ils mené leur conquête ?
E A une époque où les politiques expansionnistes conduisaient les souverains à raser les villes conquises, les Phéniciens font plutôt figure de pacifistes. Ils implantent leurs comptoirs et leurs colonies dans des sites localisés au contact de la mer, sur des îles, des promontoires ou dans des ports naturels. Leur objectif est de vendre leur artisanat et de se procurer les matières premières dont ils ont besoin. Chypre, leur première escale, leur fournit du cuivre. En Afrique du Nord, ils trouveront de l’or et de l’ivoire. En Sardaigne, du cuivre et du plomb. En Espagne, de l’argent. Aux viiie et viie siècles, ils dominent ainsi le commerce dans l’ensemble de la Méditerranée.
Huile, vin, bijoux, épices, objets en verre, bronze, et encore esclaves, chevaux et animaux exotiques, singes ou crocodiles, circulent sous leur contrôle. Leurs coupes en argent, finement ciselées, sont diffusées de l’Assyrie à l’Etrurie. Leurs fameux tissus de laine colorés de la pourpre qu’ils extrayaient du murex, coquillage abondant sur leurs côtes, sont réputés de la Mésopotamie aux rives occidentales de la Méditerranée. Leurs succès suscitent néanmoins quelques jalousies. Le Grec Homère vante les mérites de ces habiles artisans, mais il les décrit aussi comme » des marins rapaces qui, dans leur noir vaisseau, ont mille camelotes « .
Que dit et que montre l’exposition ?
E En quelque 600 objets, elle retrace cette fabuleuse épopée. Des statuettes de divinités aux sarcophages, des bracelets aux £ufs d’autruche peints, on découvre un art qui resta longtemps déprécié. En 1860, Ernest Renan revient déçu d’une mission d’exploration lancée par Napoléon III. Byblos, Sidon, Tyr, Arwad : il a parcouru les sites les plus importants. » L’Antiquité phénicienne est, de toutes les antiquités, la plus émiettée « , écrit l’historien à son retour. A une époque où la Grèce et son idéal d’harmonie classique constituent le modèle, l’art phénicien, au contenu éclectique, apparaît comme un » art d’imitation « , un » art bâtard « . Des générations d’historiens ont véhiculé cette idée. La grande exposition qui se tint, en 1988, au Palazzo Grassi, à Venise, a largement permis de réhabiliter cette civilisation.
L’art des Phéniciens est le miroir de l’internationalisation de leur commerce. Il puise à différentes sources, égyptienne, mais aussi assyrienne, mésopotamienne et égéenne. Sphinx, griffons, palmettes, scarabées : les artistes reprennent les motifs iconographiques, qu’ils réinterprètent, déforment, adaptent au goût de leurs commanditaires ou de leurs destinataires. Souvent prime l’aspect décoratif, au détriment de la valeur symbolique. Ainsi reproduisent-ils des hiéroglyphes pour leur caractère ornemental sans tenir compte de leur signification. Mais ils introduisent aussi dans leurs créations une fantaisie qui leur est propre, manifestant ainsi leur refus d’appliquer conventions et canons. Du fond de la nuit des temps, les Phéniciens semblent nous dire que, pour bien se connaître, il faut s’ouvrir aux autres, même aux plus différents. l
La Méditerranée des Phéniciens, de Tyr à Carthage. Institut du monde arabe, Paris (Ve). Jusqu’au 20 avril 2008. A lire : le catalogue, sous la direction d’Elisabeth Fontan et Hélène Le Maux (IMA/Somogy). Et aussi : Les Phéniciens, par André Parrot, Maurice H. Chéhab et Sabatino Moscati (Gallimard), et Les Phéniciens, aux origines du Liban, par Françoise Briquel-Chatonnet et Eric Gubel (Découvertes Gallimard).
Annick colonna-césari