La justice financière en panne ?

Le parquet financier de Bruxelles semble patiner. Et le patron de la police veut sabrer dans les priorités. Pourtant, c’est de milliards d’euros qu’il s’agit chaque année.

La justice financière, c’est plus vaste qu’on ne l’imagine. Cela touche au blanchiment d’argent sale, à la fraude (fiscale ou sociale) grave et organisée, aux paradis fiscaux, aux carrousels TVA, aux sociétés bidon, à la fraude bancaire et même aux délits boursiers ! Le parquet de Bruxelles en traite naturellement l’essentiel. Depuis 2008, il le faisait avec allant, à la suite d’une spectaculaire réduction de l’arriéré judiciaire, survenue à l’initiative de l’ancien ministre de la Justice, Jo Vandeurzen (CD&V), et de Bruno Bulthé, peu après sa nomination comme procureur du roi de la capitale. Mais le ressac s’annonce, avec deux déferlantes à la clé – il est chaque fois question de milliards d’euros !

Il s’agit d’abord des données recueillies par la Cellule de traitement des informations financières (Ctif), chargée de détecter les mouvements d’argent liés au blanchiment d’argent criminel et au financement du terrorisme. C’est resté discret, mais cette cellule ne serait plus guère écoutée par le parquet financier, qui ne transmettrait plus guère lesdites informations à la police et aux juges d’instruction. Des millions et des millions d’euros passeraient à la trappe. Qu’en dit-on à la Ctif ? Un très proche observateur de cette institution indépendante, placée sous le contrôle des ministres de la Justice et des Finances explique :  » La cellule est en relation suivie avec 21 des 27 arrondissements judiciaires du pays. Dans 20 de ceux-ci, tout fonctionne correctement, avec les magistrats de référence désignés pour cela. Mais la dame qui, à Bruxelles, remplissait cette fonction à la satisfaction générale a quitté l’Ecofin sans tambours ni trompettes. Elle n’est pas la seule.  » Depuis, ce serait le marasme. Un magistrat instructeur confirme :  » Désormais, les dossiers s’enterrent et, pour le dire comme je le pense, en version première classe ! « 

L’enthousiasme est mort

Et cela alors que, de 2006 à 2010, le nombre de déclarations de soupçons de blanchiment a quasi doublé (de 9 938 à 18 673) et que, dans le même laps de temps, les dossiers transmis par la Ctif à la justice portaient sur quelque 5 milliards d’euros ! Bref, le superbe coup d’estoc que Bruno Bulthé avait donné en 2008 semble oublié. Bien sûr, sa section financière  » est sous-équipée, en manque de personnel et croule sous les dossiers. Mais même l’enthousiasme est mort. On songe avant tout à ouvrir des parapluies. On peut se demander pourquoi le parquet tire aussi peu de profit des infos de la Ctif « .

Au mois de juillet dernier, de premières questions avaient été soulevées à la commission Justice du Parlement, un intervenant rappelant que la collaboration judiciaire était cruciale pour valoriser le travail de cette cellule. Et, sans du tout évoquer directement le parquet, Carl Devlies (CD&V), secrétaire d’Etat à la Coordination de la lutte contre la fraude, avait indiqué que les déclarations de la Ctif étaient de qualité, mais qu’il pouvait exister un problème de capacité, en aval… Officiellement, le parquet ne dit rien de tout cela. Mais un de ses membres pose cette évaluation :  » Il ne faut pas faire un mauvais procès à l’Ecofin, mais il est vrai que plusieurs personnes l’ont quittée, dont le magistrat de référence, sans être toutes remplacées jusqu’ici. Mais elles le seront un jour. Et le procureur du roi remet un plan de réduction de l’arriéré en route. Il ne faut donc pas dramatiser.  » Soit. Il n’empêche : le bruit court déjà que, dans ces conditions, les Finances reprendraient les fiscalistes  » prêtés  » au monde judiciaire.

Prendre le contre-pied

L’autre gros souci, dans les matières financières, provient de récentes déclarations du commissaire général de la police fédérale, Paul Van Thielen. Certes, elles ont été balayées par Carl Devlies, par la ministre de l’Intérieur Annemie Turtelboom (Open VLD) ainsi que par des élus, notamment socialistes. Mais elles rongent pourtant les policiers (et les magistrats), car ils savent que la hiérarchie policière est très têtue et que son dirigeant n’a pas lancé ce ballon d’essai sans quelque garantie. Bien qu’il n’occupe la fonction qu’ad interim, Paul Van Thielen vient en tout cas d’estimer que la lutte contre la grande fraude ne doit plus être une priorité, dans le prochain plan national de sécurité (PNS).

Au Palais de Justice, on est consterné :  » C’est le contre-pied de ce qu’il faut faire. C’est même assassin, surtout quand l’Etat cherche 11 milliards d’euros. Cette bavure est d’autant plus grave qu’on joue sur les mots, car s’il n’est pas faux de parler de fraude, qui coûte environ 4 milliards d’euros par an, côté social, et à peine moins, côté fiscal, il faut voir qu’il s’agit aussi d’une criminalité souvent organisée.  » Ce magistrat poursuit :  » La justice financière rapporte à l’Etat. Elle peut récupérer une partie des sommes soustraites au Trésor, mais elle peut également fermer le robinet qui coule !  » C’est-à-dire tuer la triche dans l’£uf, comme un policier, très au fait des événements vécus par ses collègues de la finance, en fournit un exemple, celui des  » carrousels TVA  » (des criminels se faisant indûment rembourser des taxes inexistantes).  » Grâce à la chaîne que constituaient le parquet, les juges, l’Inspection spéciale des impôts et l’Office central de lutte contre la délinquance économique et financière organisée, le montant total de ces carrousels est passé de 1,1 milliard d’euros en 2001 à 20 millions, en 2010. « 

Abattre les digues ?

Et de rappeler que, en 1979, la naissance de l’ISI avait marqué le début d’une lutte véritable contre la super-fraude financière, renforcée par l’arrivée, en 1993, de l’Ocdéfo ainsi que de la Ctif.  » Alors, faut-il laisser tomber maintenant ? demande un policier. Pour faire comprendre, je vais utiliser une image entendue dans la bouche d’un collègue : « Les Hollandais peuvent vivre en dessous du niveau de la mer, la dominer grâce aux digues, mais jamais ils ne pourront l’assécher ». Eh bien pour la criminalité financière, les flics et les juges sont les digues. S’ils doivent baisser les bras…  » Un magistrat renchérit.  » Il n’y a pas quinze jours que les enquêteurs financiers belges ont été cités en exemple dans une émission de la deuxième chaîne française. Et, au Palais, beaucoup savent qu’ils sont même sollicités par certains pays proches, parce que, en ces matières, ils sont à l’avant-garde, dans l’Union européenne.  » Côté police financière, en tout cas, on gamberge et on s’interroge sur l’absence de tout soutien de la hiérarchie de cette section. Un mauvais présage ?

ROLAND PLANCHAR

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire