La hantise des Belges

Avec l’augmentation continue de l’espérance de vie, chacun peut espérer couler de beaux jours longtemps après la fin de sa carrière professionnelle. Encore faut-il pouvoir les assumer financièrement. A l’heure où le gouvernement s’attaque en profondeur à la réforme des pensions, les Belges se demandent plus que jamais à quelle sauce ils seront mangés. Le Vif/L’Express les a sondés sur la question (1).

1. Les Belges sont inquiets, les francophones plus que les Flamands

Les Belges, cela transparaît à travers toute l’enquête, sont préoccupés par leur pension et, si cette inquiétude se manifeste au nord comme au sud, elle est plus marquée côté francophone. Ils sont 60 % à y penser régulièrement et plus de la moitié à en parler avec leurs collègues, des amis ou au sein du ménage. C’est une nette progression par rapport à l’enquête similaire que nous avions conduite il y a deux ans. Nouveauté : si l’appréhension augmente avec l’âge, elle se manifeste déjà chez les moins de 35 ans !

Pour notre expert Ivan Van de Cloot, chief economist à l’institut Itinera, cette inquiétude est notamment liée au manque d’information des citoyens à propos de la pension en général, et de la leur en particulier. Quel est leur statut ? Combien percevront-ils ? Comment seront-ils impactés par la réforme amorcée par le gouvernement ?  » L’enquête montre que les gens ne savent rien et c’est scandaleux. L’une des conditions pour assurer la soutenabilité du système, c’est de le rendre plus lisible.  »

Nos répondants s’en plaignent explicitement. Trois personnes sur quatre trouvent que le système n’est pas clair (79 % des francophones) et qu’elles reçoivent trop peu d’informations (74 %), quatre sur cinq le considèrent  » inquiétant pour elles  » (86 % des francophones). Et au sud du pays, à peine une personne sur cinq (22 % contre 33 % en Flandre) dit savoir exactement ce qu’elle percevra une fois pensionnée. Ceux qui croient savoir ne sont pas rassurés pour autant : un tiers des répondants pensent qu’ils pourront maintenir leur niveau de vie, 4 % seulement qu’ils pourront dépenser plus. Côté francophone, ils sont 67 % à estimer qu’ils devront restreindre leurs dépenses, contre 51 % des Flamands.

 » Cela souligne un niveau de vie moyen plus élevé en Flandre, mais reflète aussi les différences en termes de taux d’emploi entre le nord et le sud du pays, analyse notre second expert, l’économiste et président du CPAS de Namur Philippe Defeyt. Moins de carrières complètes, ça signifie moins de cotisations sociales et une moindre capacité à investir dans des systèmes de pension complémentaire.  » Dans les faits, selon des chiffres Eurostat cités par Philippe Defeyt, le revenu moyen d’une personne de plus de 65 ans atteint environ les trois quarts de celui des 50 ans et plus. Et c’est une moyenne nationale.

Un autre élément édifiant réside dans la méconnaissance du système et des catégories de pensions, ce qu’Ivan Van de Cloot appelle  » l’apartheid des pensions  » pour désigner les différences entre employés, ouvriers, indépendants et fonctionnaires. Une personne interrogée sur deux dit envisager de devenir fonctionnaire en fin de carrière pour bénéficier d’une pension plus avantageuse !  » Les gens ont en tête le fait que la pension des fonctionnaires est basée sur les cinq dernières années de traitement, rappelle Philippe Defeyt. D’abord, ça a changé, c’est devenu les dix dernières années. Ensuite, il faut avoir effectué toute sa carrière dans la fonction publique pour bénéficier du taux maximum. Sinon, ça ne sert à rien.  »

Mais, ajoute Ivan Van de Cloot,  » ça prouve à nouveau qu’une majorité de Belges ne sont pas satisfaits de leur situation.  » Deux personnes sur trois trouvent le système  » trop avantageux pour les fonctionnaires « , trois sur quatre  » trop désavantageux pour les indépendants « . En toute logique, ils sont 61 % à estimer qu’il ne devrait y avoir qu’une formule pour le calcul des pensions, la même pour toutes les catégories de travailleurs.

2. Un système à la fois impayable et intenable à l’avenir

On l’a vu, la grande majorité des répondants ne savent pas ce qu’ils toucheront personnellement à la pension. Quand on leur demande s’ils ont une idée de ce que percevrait une personne retraitée aujourd’hui avec une carrière comparable à la leur, ils citent un montant mensuel net compris entre 1 181,2 euros (francophones) et 1 263,7 euros (Flamands).

Pour Philippe Defeyt, c’est non seulement au-dessus de la réalité mais cela en masque une autre :  » Les personnes qui arrivent aujourd’hui à la pension avec une carrière complète de 45 ans l’ont entamée à la fin des années 1960, quand les salaires ont atteint leur pleine maturité à la fin des Trente Glorieuses. On a donc peut-être atteint un plafond. Les personnes âgées de 80 ou 90 ans aujourd’hui avaient commencé à travailler avant le décollage des salaires. Et, parmi les futurs pensionnés, il y aura de plus en plus de gens qui ont connu des périodes de chômage, d’interruption de carrière ou des carrières à temps partiel, surtout parmi les femmes.  »

Sur un plan individuel, cela réduit d’autant l’allocation à laquelle chacun peut prétendre. Mais sur le plan global, cela réduit aussi la base des cotisations. Et depuis les années 1970, en gros, le taux d’emploi n’a cessé de se dégrader. Les Belges sont donc lucides : la grande majorité estime le système  » impossible à payer  » (63 %) et  » intenable à l’avenir  » (71 % au niveau national, 75 % côté francophone).  » Ils sont donc demandeurs de réformes « , reconnaît Philippe Defeyt. Mais pas n’importe lesquelles.

Parmi les solutions avancées par nos concitoyens pour garantir la viabilité du système, deux se détachent nettement du lot : faire travailler plus de personnes (65 %) et s’attaquer au chômage des jeunes (70 %). Comment y parvenir, ça, c’est la question à 2 euros à laquelle les autorités voudraient bien trouver la réponse ! Les autres pistes évoquées ne recueillent qu’une minorité de suffrages. Réduire les périodes assimilées (25 %), supprimer les prépensions (21 %), limiter les droits dérivés (15 %)… Et que retrouve-t-on en queue de peloton ? Tout ce qui constitue le socle des dernières réformes des pensions ! Lier l’âge de la pension à l’augmentation de l’espérance de vie (20 % sont pour), allonger la carrière (13 %) et relever l’âge de la pension (8 %).

3. Non à l’allongement des carrières

En choisissant de relever l’âge de la pension à 67 ans (lire l’encadré sur la réforme Michel page 36), nos dirigeants politiques ont-ils donc tout faux ? Ivan Van de Cloot ne le pense pas. Il souligne tout d’abord  » l’inconsistance  » des répondants.  » Ils estiment le système intenable mais ils refusent les réformes !  » Ensuite, notre expert décèle tout de même une certaine lucidité :  » Beaucoup reconnaissent qu’il n’y a pas de raison physiologique au fait que les Belges travaillent moins ou moins longtemps que d’autres Européens.  »

N’empêche, le rejet est massif. Les trois quarts des Belges s’expriment contre le relèvement de l’âge de la pension à 66 ans dès 2025, et 67 ans à partir de 2030. C’est au point où le tiers affirme que cette réforme affectera leur vote aux prochaines élections ! Ce à quoi nos experts ne croient pas beaucoup…

Quoi qu’il en soit, les répondants sont directement concernés, puisque 78 % d’entre eux se disent personnellement touchés. Compte tenu du régime de pension actuel, ils estiment qu’ils la prendront à 65,1 ans en moyenne (contre 63,7 ans selon notre enquête de 2013), au terme de 43,4 ans de carrière (42 ans en 2013). C’est plus long que souhaité. Ce qu’ils voudraient, c’est pouvoir décrocher au plus tard à 61,5 ans. Soit, tout de même, une légère évolution : il y a deux ans, ce chiffre plafonnait à 60,7 ans.  » Cela montre une maturité croissante des citoyens, déclare Ivan Van de Cloot. Ils n’en sont pas ravis, mais reconnaissent implicitement que prendre sa pension avant 65 ans doit être l’exception.  »

Comme souvent dans ce genre d’enquête, les personnes interrogées peuvent se contredire selon qu’elles répondent en tenant compte de leur situation personnelle ou de l’intérêt général. Quand on les questionne sur les moyens de sauver le système, elles finissent par trouver normal de lier l’âge de la pension et la durée de la carrière à l’augmentation de l’espérance de vie. Pour autant, ajoutent-elles, que les fins de carrière soient aménagées pour rendre le travail plus supportable. C’est même, pour nos experts, l’un des enseignements majeurs de l’enquête : la demande unanime de mesures en ce sens – pourtant absentes de la réforme des pensions dans sa forme actuelle.

Ils le disent de plusieurs façons. En trouvant leur travail  » trop lourd physiquement ou moralement  » pour continuer à travailler jusqu’à 65 ans (64 %) et en souhaitant que les possibilités d’interruption de carrière et de crédit-temps soient  » maintenues à tout prix  » (90 %) – ce qui n’est pas le sens des mesures gouvernementales, souligne Philippe Defeyt, puisqu’à l’avenir, les interruptions se répercuteront directement sur le montant de la pension. Et surtout, s’ils doivent travailler jusqu’à 65 ans ou au-delà, en réclamant des horaires de travail allégés.  » Les réformes qui viseraient à favoriser une transition douce seraient manifestement mieux acceptées « , appuie Philippe Defeyt.

 » J’ai décelé dans plusieurs réponses des ouvertures en faveur d’aménagements de la fin de carrière, confirme Ivan Van de Cloot. Quand on leur demande ce qui les inciterait à travailler plus longtemps, les gens répondent en majorité qu’un facteur clé réside dans la réduction du temps de travail pour rendre celui-ci moins intensif en fin de carrière. Le principe de la pension à mi-temps pourrait faciliter cela. C’est une piste en discussion au sein de la commission pensions.  »

Un autre enjeu réside dans l’adaptation des fonctions des plus de 55 ans au sein de leur entreprise pour réduire la pénibilité du travail.  » Un des moyens d’y arriver est d’instaurer un coaching qui permettrait aux anciens de transmettre leur expertise aux jeunes. Quand on leur pose la question, 85 % répondent que c’est important. Mais quand on leur demande s’ils sont eux-mêmes prêts à le faire, il y en a autant qui disent non ! Parce qu’ils préféreraient rester à la maison… Il faut faire passer l’idée que travailler plus longtemps n’est pas une punition et qu’on va essayer de rendre le travail plus soutenable.  » C’est sans doute ce que demandent les gens quand ils estiment à 70 % que de nouvelles réformes sont nécessaires.

4. Continuer à travailler ? Surtout par nécessité !

Les Belges, c’est très clair, n’ont pas très envie de travailler plus longtemps. Ils le disent explicitement à 61 % (66 %, même, côté francophone). 16 % sont tout de même demandeurs. Et 23 % n’en ont aucune idée. C’est important à souligner : il existe des motivations qui peuvent pousser les gens à envisager un prolongement de leur carrière au-delà de l’âge normal de la pension. La première est la volonté de rester actif, pour trois quarts des répondants. La seconde, bien sûr, est financière. Par choix (33 %) ou par nécessité (27 % en moyenne, mais 40 % chez les francophones).  » Ce n’est pas négligeable, commente Philippe Defeyt, mais cela tend à relativiser l’argument souvent utilisé par les syndicats : si les gens sont prêts à travailler plus longtemps, c’est uniquement pour des raisons financières. Il y a d’autres raisons.  » Comme la passion pour le travail (34 %), la peur du  » trou noir  » (29 %), les contacts sociaux (27 %), etc.

L’argument financier, c’est aussi celui qu’avancent 67 % des répondants lorsqu’ils estiment que les pensionnés devraient pouvoir exercer une activité complémentaire sans aucune limitation. On l’a vu précédemment, les Belges et singulièrement les francophones ne s’attendent pas à percevoir une pension légale très généreuse. C’est confirmé par les chiffres ; lorsqu’on interroge les pensionnés, 5 % affirment toucher une pension inférieure à 1 000 euros par mois, 37 % entre 1 000 et 1 500 euros et 30 % entre 1 500 et 2 000 euros bruts. Pour Philippe Defeyt, ces chiffres incluent forcément la fameuse Grapa, cette garantie de revenu aux personnes âgées octroyée à celles dont la pension légale est trop faible. Sans elle, le nombre de pensionnés vivant avec moins de 1 000 euros par mois serait nettement plus élevé.

Avec un tel niveau de revenu, les retraités doivent se serrer la ceinture. Comparer les prix (58 %), consulter les promotions dans les dépliants (50 %), rechercher la meilleure affaire lors d’un achat important (52 % côté francophone), fréquenter les magasins discount (34 %), attendre les soldes (31 %), découper les bons de réduction (42 % côté francophone), ne pas utiliser la voiture pour économiser du carburant (30 %), renoncer à certains petits achats parce qu’ils sont trop coûteux (37 % de francophones)…

Pour améliorer son futur ordinaire de pensionné, le Belge a la possibilité de se constituer une pension complémentaire. Rares sont ceux qui ne le font pas : à peine une personne sur dix. Parmi les outils les plus prisés figurent l’épargne pension, la pension d’entreprise (assurance groupe ou fonds sectoriel), la pension libre complémentaire des indépendants, l’assurance vie individuelle mais aussi, bien sûr, l’investissement immobilier – on sait que le Belge a une brique dans le ventre. Pas de miracle pour autant. Deux tiers des Belges n’ont aucune idée de ce que cela leur rapportera. Et ceux qui croient savoir ne s’attendent pas à en retirer plus de 415,8 euros par mois. Une paille.

5. Des pensionnés qui profitent de la vie

Entre la théorie et la pratique, on le sait, la marge peut être assez grande. C’est le cas avec les pensions. Dans les faits, l’âge de la pension reste en Belgique inférieur à ce qu’il est dans beaucoup d’autres pays européens. Même s’il a légèrement progressé selon notre enquête, de 59,7 ans en 2013 à 60,1 ans en moyenne en 2015. Un quart des Belges (21 % des Flamands, 26 % des francophones) aurait même voulu continuer à travailler.

Comment les Belges occuperont-ils leur retraite ? Ceux qui ont les idées claires à ce sujet (66 %) comptent  » profiter de la vie  » à 87 % ! En s’accordant des moments de loisirs (84 %), en passant du temps avec leurs (petits-)enfants (77 %), en voyageant (77 %), en profitant de leur couple (77 %) et de leurs amis (69 %), en lisant et en se cultivant (65 %). Les Flamands feront volontiers la grasse matinée (62 %) et les francophones la sieste (60 %). Place encore au sport, au bénévolat et même à la reprise des études.

Si l’on pose la même question aux pensionnés, ils ne sont plus que 66 % en moyenne à répondre qu’ils profitent de la vie. Les francophones se distinguent par le temps qu’ils consacrent à leurs loisirs (72 % contre 62 % en Flandre), à des activités bénévoles (45 %) et à la reprise des études (36 %). Et si tous passent du temps avec leurs petits-enfants (67 %) et en couple (56 %), ils relèguent leurs amis au second plan (31 %).

Au fond, les pensionnés sont-ils heureux ? Ce n’est pas l’enthousiasme absolu, mais un tiers dit que oui (38 %) alors que 16 % ne le sont pas. Les autres ne le sont ni plus ni moins qu’avant. Pour les deux tiers d’entre eux, la vie n’est d’ailleurs ni meilleure ni moins bonne qu’attendu. Ils sont tout de même 35 % au total (et 39 % côté francophone) à éprouver des difficultés financières. Mais ils le prennent avec philosophie : au total, 86 % des francophones (contre 74 % des Flamands) sont moins stressés que quand ils travaillaient. Puisqu’on vous dit qu’ils profitent de la vie !

(1) Enquête Le Vif/L’Express-iVox-AXA réalisée en octobre 2015 auprès de 988 personnes.

Un dossier de Philippe Berkenbaum

La grande majorité des répondants ne savent pas ce qu’ils toucheront personnellement à la pension

Les trois quarts des Belges s’expriment contre le relèvement de l’âge de la pension à 66 ans dès 2025, et 67 ans à partir de 2030

 » Si les gens sont prêts à travailler plus longtemps, c’est uniquement pour des raisons financières  »

Ils sont tout de même 35 % au total (et 39 % côté francophone) à éprouver des difficultés financières. Mais ils le prennent avec philosophie

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