La guerre des villes a commencé

Toutes rêvent d’une aura métropolitaine et d’un  » effet Bilbao « , symbole de renouveau. Mais les moyens ne sont pas légion. Longtemps délaissées au profit des périphéries, les principales villes wallonnes s’engagent dans une course aux grands projets urbains.

Une gigantesque gare-passerelle de Calatrava à 253 millions d’euros pour Mons, en  » réplique  » au demi-milliard d’euros consenti pour la gare des Guillemins, à Liège. Un centre commercial à Namur, en coeur de ville, pour contrer l’exode vers L’Esplanade à Louvain-la-Neuve. Une course aux mètres carrés de bureaux, dans les grands pôles urbains, pour préparer un éventuel leadership grâce aux transferts institutionnels. Une moisson de centres de congrès, à Mons, Charleroi, Namur, après Liège, Marche-en-Famenne ou Libramont. Et, surtout, un  » geste architectural fort « , si possible copieusement subsidié, pour illustrer la carte postale d’une ville en mutation, voire de toute une région. Assiste-t-on à une nouvelle guerre entre les villes wallonnes ?

Ces quelques exemples répondent à des logiques aussi variées que leur vocation et que leur financement. Ils émanent, selon les cas, des pouvoirs publics, du privé ou encore de partenariats complémentaires. Les comparer de manière équivalente n’aurait dès lors que peu de sens. Pourtant, tous illustrent une ambition métropolitaine qui se dessine avec insistance dans les principales villes wallonnes. Depuis quelques années, la plupart d’entre elles caressent le doux rêve d’un  » effet Bilbao « , en référence à la ville portuaire du nord de l’Espagne dont l’audacieux musée Guggenheim, ouvert en 1997, symbolise aujourd’hui sa mutation vertueuse. Mais les opportunités pour concrétiser cette aura ne sont pas légion. Alors que les investisseurs privés butent régulièrement sur les choix mouvants des mandataires politiques, les pouvoirs publics disposent, quant à eux, de leviers financiers ponctuels et limités.

Course aux subsides

Ce dernier constat est particulièrement criant en Wallonie.  » Contrairement à la Flandre et à Bruxelles, la politique de la Ville y est pour le moment quasiment inexistante, analyse Benoît Moritz, professeur ordinaire à l’ULB et architecte-urbaniste chez MSA. Les fonds européens constituent dès lors une opportunité presque unique pour mettre en oeuvre la rénovation urbaine.  » L’ampleur de la manne céleste qu’est le Feder – Fonds européen de développement régional – attise en effet les convoitises. Pour la Wallonie, le montant de la programmation 2014-2020, cofinancée à 50 % par la Région, s’élève au total à 1,1 milliard d’euros. En mai dernier, seul un tiers des 1 258 projets déposés ont pu décrocher les précieux financements, dont la pression budgétaire oscille entre 200 et 600 % par rapport aux montants disponibles.

Cette grande chasse aux subsides induit, inévitablement, une première logique de concurrence entre les villes wallonnes et, plus largement, entre les bassins de vie. Elle est à la fois politique et financière, en amont comme en aval. Fin 2013, l’identification des zones prioritaires pour l’octroi de ces fonds avait déjà fait l’objet de tractations politiques. A l’image du lobbying de Maxime Prévot (CDH), vice-président du gouvernement wallon et bourgmestre en titre de Namur, pour imposer sa ville parmi les pôles prioritaires, alors qu’elle n’y figurait pas au départ. La Commission européenne imposait par ailleurs aux opérateurs de travailler en partenariat, en vue de la création de portefeuilles de projets, en les incitant dès lors au décloisonnement.  » Dans les faits, chaque ministre PS ou CDH a annoncé les décisions positives pour sa sous-région, critique Philippe Henry, député Ecolo et ministre de l’Aménagement du territoire sous la précédente législature. Il n’y a pas de réflexion globale sur les projets qui voient le jour, tout simplement parce que l’actuel gouvernement n’en veut pas.  »

Dans l’opposition à la Région, le MR avait par ailleurs fustigé les dérogations du gouvernement wallon attribuées à 34 projets. Ceux-ci avaient initialement été rejetés par la task force d’experts chargée de faire le tri. Ces exceptions avaient en effet bénéficié largement à des communes dirigées par un bourgmestre PS ou CDH. Toutefois, l’hégémonie des grandes villes primerait parfois sur la couleur politique, à en croire la Ville de Verviers. La plupart de ses dossiers Feder n’ont pas été retenus par la task force, ni même  » repêchés  » par le gouvernement wallon.  » Je garde la conviction qu’ils étaient bien préparés. Il y a clairement une tendance visant à maximiser l’octroi des financements au profit des grandes villes et de leur périmètre direct « , regrette Marc Elsen, bourgmestre CDH de Verviers.  » Il n’y a pas de saupoudrage, estime pour sa part Paul Magnette (PS), ministre-président wallon et bourgmestre en titre de Charleroi. Les projets qui n’étaient pas justifiés sur le plan de leur attractivité socio-économique ont justement été écartés par la task force.  »

Concurrence territoriale

Que reste-t-il de la  » guerre des bassins  » que se livraient autrefois Liège (zone de chalandise d’un million d’habitants) et de Charleroi (600 000 habitants), les deux métropoles wallonnes ? Leurs bourgmestres respectifs, Willy Demeyer et Paul Magnette, tous deux socialistes, assurent que la logique de concurrence est révolue et défendent la complémentarité.  » Namur est la capitale wallonne, Liège se profile comme une capitale économique, Charleroi comme une capitale sociale et Mons comme une capitale culturelle, énumère Paul Magnette. Les villes wallonnes ne sont pas tant en concurrence les unes avec les autres qu’elles le sont avec des territoires extérieurs.  »

L’histoire récente prouve le contraire. En novembre 2013, le projet de révision du SDER (Schéma de développement de l’espace régional), adopté par le gouvernement wallon, met en lumière une vive concurrence territoriale entre les différents bassins de vie. Ce schéma vise, entre autres, à identifier les villes à vocation métropolitaine et les pôles secondaires. Initialement, il renforce le rôle de trois grandes zones : Liège et l’agglomération métropolitaine Mons-La Louvière-Charleroi en tant que pôles majeurs, Namur en tant que capitale régionale. Chacune serait ainsi en mesure de se doter d’équipements  » répondant à des besoins plus exceptionnels « , comme un centre des congrès, une grande salle de spectacle ou encore un palais des expositions.

Rapidement, cette cartographie fait l’objet d’une vague de contestation de la part des villes et communes qui n’y trouvent pas leur compte. Dans le Brabant wallon, Wavre et Ottignies-Louvain-la-Neuve veulent, ensemble, y figurer en tant que pôle majeur. Idem pour Arlon, en province de Luxembourg. A la suite de l’opposition de nombreuses communes et au scrutin régional de mai 2014, le SDER rejoindra finalement les vieux cartons du nouveau gouvernement wallon.  » Il y a une incapacité politique à donner à la Région les moyens nécessaires pour lui permettre d’agir en tant que Région « , regrette Philippe Henry, qui était en charge du dossier sous la précédente législature. Son successeur, Carlo Di Antonio (CDH), affirme que le SDER reste bien d’actualité. Il ne fera toutefois pas surface avant 2016, le temps que l’épineux débat autour du Code de développement territorial (CoDT) soit tranché.  » Le nouveau SDER situera le territoire wallon de manière plus globale, à l’échelle européenne « , commente le cabinet du ministre.

Surenchère de projets ?

En l’absence de telles priorités, les villes se développent en parallèle.  » Il y a très peu de partage de connaissances et de savoirs, constate Benoît Moritz. Toutes les villes veulent à chaque fois réinventer l’eau chaude. A Liège, le projet du Val-Benoît est un exemple très intéressant pour ramener de l’activité économique en ville au départ d’un ancien campus universitaire. Mais je ne pense pas que l’on soit au courant d’une telle initiative à Mons ou à Tournai.  » En revanche, la course aux grands projets, qu’ils soient publics ou privés, semble bel et bien lancée dans les principales villes wallonnes.  » C’est un peu comme s’il y avait aujourd’hui une liste de bâtiments à cocher pour aménager et développer un centre urbain « , analyse Hélène Ancion, chargée de mission à la Fédération Inter-Environnement Wallonie (IEW).

Jusqu’à porter ombrage aux projets qui se développent dans les pôles voisins ? Sur le plan des investissements privés, le phénomène serait plutôt limité, vu les impératifs de rentabilité.  » Je ne crois pas qu’il y ait véritablement une concurrence, dans le sens où deux projets identiques verraient le jour à 40 kilomètres l’un de l’autre, commente Christian Sibilde, architecte chez DDS & Partners. De mon expérience, la nature des demandes en investissements privés est significativement différente d’une zone à l’autre.  » D’après les urbanistes interrogés, la distance séparant les grandes villes wallonnes permet par ailleurs de limiter la concurrence directe entre deux bassins de vie. Y compris pour les projets de centres commerciaux.  » Le phénomène d’évasion commerciale vers d’autres pôles reste assez marginal en Wallonie, avance Jean-Luc Calonger, directeur de l’Association du management de centre-ville (AMCV). A une exception près : c’est le Brabant wallon, où la proximité de Wavre et de Louvain-la-Neuve implique bel et bien un effet concurrentiel direct. Cette dernière semble avoir pris le dessus.  »

Quant aux grands projets publics, leur pertinence se mesure davantage en termes d’apport sociétal et d’attractivité, assurent plusieurs édiles locaux. Au point de justifier les millions consentis par centaines pour bâtir une gare Calatrava ?  » Entre Mons et Liège, il est vrai qu’il y a sans doute eu un débat d’ego, plutôt que la recherche d’une gare plus fonctionnelle, observe Maxime Prévot. Pour le reste, il y a un peu un fantasme autour de la notion de grands projets. Comme si on devait aujourd’hui s’excuser d’avoir de l’ambition. Si les grands congrès se font à chaque fois ailleurs, c’est l’Horeca des autres villes qui bénéficiera des retombées économiques. Et c’est là-bas également que se créera l’emploi.  »

Vous avez dit concurrence ? Le bourgmestre ne bannit pas le terme, contrairement à Liège ou Charleroi. Dans la grande quête de l’attractivité urbaine, la guerre des villes wallonnes se traduit moins par une capacité de nuisance que par une surenchère de projets plus ou moins coûteux. Et plus ou moins justifiés.

Par Christophe Leroy

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