Même si une partie de son entourage récuse le terme de » réseau « , le ministre français des Affaires étrangères dispose de relais anciens et solides dans le monde de l’entreprise et de la finance. Et il n’hésite pas à les activer pour mener à bien ce qu’il appelle la » diplomatie économique « .
Dans le jargon des communicants, cela s’appelle des » éléments de langage « . Des tirades sur mesure, calibrées avec prudence, répétées cent fois aux médias trop insistants. Ainsi, la plupart des amis de Laurent Fabius sollicités par Le Vif/L’Express martèlent, au mot près, les mêmes certitudes : à 68 ans, le ministre français des Affaires étrangères et du Développement international n’a pas de » réseau « . Le terme lui-même semble banni de leur vocabulaire châtié. Bien sûr, » Laurent « , comme ils disent, a beaucoup d’amis et de relations, des anciens collaborateurs demeurés fidèles, aussi. Mais loin de lui les passe-droits, coups de pouce et autres petits arrangements entre copains qu’évoque à leurs oreilles le vilain mot de » réseau « . Qu’on se le dise : l’hôte du Quai d’Orsay ne mange pas de ce pain-là. Surtout pas dans le monde des affaires, celui des banquiers et des patrons. Pas lui, l’ancien » plus jeune Premier ministre donné à la France « , comme disait François Mitterrand. Pas lui, le surdoué, le normalien passé par Sciences po et l’ENA (Ecole nationale d’administration).
Selon sa garde rapprochée, son CV doré sur tranche le dispense de ces méprisables connivences : ministre à 34 ans ; chef de gouvernement à 37 ; président de l’Assemblée nationale par deux fois ; grand manitou de l’Economie et des Finances de 2000 à 2002. » Avec un pareil parcours, pourquoi aurait-il besoin d’un réseau ? interroge l’un de ses amis qui a exigé le secret de l’anonymat, comme beaucoup, pour nous rencontrer. Dans ses multiples fonctions, il a rencontré la terre entière, dont tous les patrons du CAC 40, et la plupart de ses compagnons d’armes ont atteint un âge où l’on n’attend plus grand-chose en retour des services rendus et des conseils prodigués. » Circulez, donc.
Copains de jeunesse
Lionel Zinsou, un autre de ses proches, ne partage pas ces pudeurs. Pour ce normalien de 60 ans, ancienne » plume » du ministre français des Affaires étrangères, aujourd’hui à la tête du fonds d’investissement PAI Partners, » Laurent Fabius est, avec Dominique Strauss-Kahn, l’homme politique de gauche qui dispose du réseau le plus puissant dans l’univers économique « . Un outil indispensable pour celui qui a arraché le Commerce extérieur et le Tourisme aux ministères de l’Economie et des Finances, et ne jure que par la » diplomatie économique » en vertu d’un principe simple : » A travers notre balance extérieure, c’est une part de notre crédibilité internationale qui se joue « , écrivait-il dans le quotidien français Les Echos en août 2012.
De fait, la Fabiusie économique repose largement sur l’amitié. Celle des copains de jeunesse partis d’emblée dans le privé et celle des collaborateurs de la première heure, convertis ensuite aux charmes de l’entreprise. C’est d’ailleurs ce premier cercle de fidèles que la compagne du ministre, Marie-France Marchand-Baylet, réunit de temps en temps pour un dîner au château de La Celle-Saint-Cloud. Le dimanche 12 octobre, ils étaient ainsi une vingtaine à trinquer au bon vieux temps dans cette propriété du ministère des Affaires étrangères, à deux pas de Paris. Le ministre, levé en pleine nuit, avait fait l’aller-retour au Caire dans la journée pour coprésider la conférence consacrée à la reconstruction de Gaza.
Ce soir-là, malgré la fatigue, il retrouve les grognards de ses premiers cabinets ministériels, aujourd’hui sexagénaires, voire jeunes septuagénaires — sa » dream team « , comme la surnomme un proche. Un plan de table à faire rêver plus d’un lobbyiste : Louis Schweitzer, son directeur de cabinet pendant cinq ans, devenu patron de Renault et aujourd’hui commissaire général du gouvernement français à l’investissement ; Serge Weinberg, chef de cabinet au Budget, ancien président du directoire du groupe Pinault-Printemps- Redoute, actuellement à la tête du géant pharmaceutique Sanofi ; Patrick Ponsolle, condisciple de Laurent Fabius à Normale et à l’ENA, directeur de cabinet adjoint au Budget, vice-président de Rothschild Europe ; Charles-Henri Filippi, conseiller technique dans le même ministère, ancien PDG de HSBC France, désormais président du groupe financier Citi France ; Maryse Aulagnon, qui fut conseillère de Laurent Fabius au Budget puis à l’Industrie avant de fonder le groupe immobilier Affine. Dans son avion pour l’Asie, Lionel Zinsou enrage de ne pouvoir être de la fête.
» Dans la galaxie fabiusienne, avoir travaillé à ses côtés à l’époque des premiers maroquins ministériels équivaut à la grand-croix de la Légion d’honneur, plaisante un ex-collaborateur. Le grade d’officier est réservé aux anciens membres de Solidarités modernes… » Ce club de réflexion, fondé par Lionel Zinsou en 1986, rassemblait des hommes et des femmes qui rêvaient d’Elysée pour leur mentor. Au premier rang, des jeunes loups appelés à faire carrière en entreprise, comme Pierre Blayau — qui a dirigé la Fnac, Moulinex et Geodis, avant de prendre la présidence du conseil de surveillance d’Areva — et Gérard Mestrallet, ancien conseiller technique de Jacques Delors au ministère de l’Economie, PDG de GDF Suez.
Tous ne votent pas à gauche
Le 12 octobre, parmi les convives de La Celle, sont également présents les copains du très chic lycée parisien Janson-de-Sailly – l’avocat d’affaires Jean-Michel Darrois, Christian Blanckaert, président de Petit Bateau – ainsi que le complice de Sciences po Jérôme Clément, ancien patron d’Arte, l’homme qui a poussé » Laurent » à s’encarter au PS en 1974. Deux autres vieux amis ont accepté l’invitation de Marie-France Marchand-Baylet : Léon Cligman, 93 ans, ancien patron de Lacoste, et l’économiste de la santé Jean de Kervasdoué, directeur des hôpitaux de 1981 à 1986. Autant dire que tout le monde, autour de la table, ne vote pas à gauche. Mais peu importe au maître des lieux. » Il n’a jamais demandé à ses amis une quelconque allégeance politique « , assure l’un d’eux.
Avec quelques-uns d’entre eux, ce fils et petit-fils de marchand d’art s’est lui-même lancé dans les affaires. C’était en 2008, bien avant d’être happé de nouveau par les charges ministérielles. Cette année-là, il se met en tête de racheter la maison de ventes aux enchères Piasa et entraîne dans l’aventure ses amis Schweitzer, Weinberg, Kervasdoué, Ponsolle, Blanckaert, Filippi, Darrois, Zinsou, Clément, mais aussi Claude Berda, le fondateur du groupe audiovisuel AB, rencontré sur les pistes de Méribel, Marc Ladreit de Lacharrière, dirigeant du groupe financier et immobilier Fimalac et Michel Cicurel, camarade de Sciences po et de l’ENA, haut fonctionnaire à la direction du trésor devenu banquier.
Décrit par beaucoup comme un » modèle de fidélité en amitié et de loyauté « , qualifié de » clanique » par d’autres, Laurent Fabius n’hésite pas à faire appel aux compétences de ces différents cercles. » Quand je rentre de voyage, il me pose beaucoup de questions : « Qu’as-tu vu au Japon ? Que se passe-t-il en Italie ? » raconte Christian Blanckaert. Il adore capter les observations des autres. » Quitte à réclamer des notes, à l’occasion. » On continue à travailler comme en cabinet, résume Lionel Zinsou. Il nous demande souvent de mettre nos réflexions sur le papier. Parfois, il nous envoie l’un de ses collaborateurs pour une séance de brainstorming. » Au début de l’été dernier, Alexis Dalem, alors conseiller spécial au ministère des Affaires étrangères, est venu discuter avec lui des thèmes que le ministre pourrait aborder lors des Rencontres économiques d’Aix-en-Provence, le 6 juillet. » Et Fabius a choisi un autre sujet… « , rigole Zinsou. Ses amis ne se formalisent pas. A les entendre, » Laurent » est » comme ça » : ouvert, curieux, avide de l’expertise des autres, mais jaloux de sa liberté. C’est seul qu’il prend ses décisions. » Il écoute les idées soumises et, selon sa propre expression, en « fait son miel » « , décrypte le Fabiusologue Schweitzer. Formé à l’école Mitterrand, secret de nature, il est passé maître dans l’art du cloisonnement. » Il compartimente si bien que je ne connais qu’une partie du paysage de ses relations « , reconnaît l’un de ses meilleurs copains.
Pour soutenir les entreprises françaises dans la conquête de marchés étrangers, le chef de la diplomatie a mandaté une poignée de » représentants spéciaux « . Dont quelques vieilles connaissances : Louis Schweitzer (de nouveau) pour le Japon ; pour l’Inde, Paul Hermelin, autrefois directeur de cabinet de Dominique Strauss-Kahn et PDG du groupe de services informatiques Capgemini ; pour le Brésil, Jean-Charles Naouri, directeur de cabinet de l’ancien Premier ministre Pierre Bérégovoy de 1982 à 1986 et patron de Casino. A Philippe Faure, diplomate passé par le secteur des assurances, il a confié la coprésidence du Conseil de promotion du tourisme.
Amis de plus ou moins longue date, collaborateurs et compagnons de route ont longtemps fréquenté le club baptisé » Fraternité « , fondé en 2002, une petite confrérie dont Laurent Fabius était le centre. Une fois par mois, à 13 heures tapantes, ils étaient une vingtaine à s’attabler autour de lui au Bistrot de Paris, près du siège du PS, pour écouter un intervenant. » Une façon conviviale de ne pas se perdre de vue tout en réfléchissant aux évolutions de la société « , souligne Martin Vial, vétéran des cabinets ministériels de gauche passé par la présidence de La Poste, puis d’Europ Assistance.
Les patrons l’aiment bien
Dès sa nomination comme ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius a dû tirer un trait sur ces rendez-vous rituels. Mais il n’a jamais renoncé à mettre ses nombreux contacts dans le monde du business au service de sa diplomatie économique. Ainsi a-t-il ouvert tout grand les portes du ministère aux chefs d’entreprise. » Comme il l’a toujours fait, il sollicite l’expertise des spécialistes, mais aussi des praticiens de terrain « , pointe Cyril Benoit, son ancienne plume à l’Assemblée nationale. Stéphane Layani, qui pilote le marché de Rungis, n’en est pas revenu que le ministre lui consacre une heure de son temps. » On sait qu’il aime l’entreprise depuis longtemps, lui « , observe Pierre Blayau. Et elle le lui rend bien. » J’entends souvent des patrons regretter qu’il ne soit pas devenu président de la République « , glisse l’un d’eux. Une performance pour un homme soi-disant allergique aux réseaux…
Par Anne Vidalie
Loin de lui les passe-droits et autres petits arrangements entre copains qu’évoque à leurs oreilles le vilain mot de » réseau »
Formé à l’école Mitterrand, secret de nature, il est passé maître dans l’art du cloisonnement