La frustration sociale de Charles Michel

Le Premier ministre vit de plus en plus mal la  » caricature  » de sa politique socio-économique  » injuste « . Priorité des prochains mois : renverser la vapeur auprès de l’opinion publique. Une façon, aussi, de rassurer un CD&V meurtri.

C’est  » la  » frustration ressentie et ressassée par le Premier ministre Charles Michel et ses proches collaborateurs durant tout l’été : l’opinion publique ne perçoit pas assez la dimension sociale de l’action du gouvernement fédéral.  » Surtout du côté francophone où cinq partis d’opposition et trois syndicats ne cessent de nous pilonner « , regrette-t-on au MR.  » Notre programme de gouvernement est intitulé ‘Un engagement économique, un projet social’, mais il faut bien constater que pour l’instant, on ne nous crédite réellement que de la première partie « , ajoute-t-on au 16, rue de la Loi. A tort, s’empresse-t-on d’ajouter :  » Une série de paramètres socio-économiques s’améliorent et nous avons la faiblesse de penser que c’est notamment dû à notre action. Nous devrons être davantage pédagogues.  »

La frustration est d’autant plus intense qu’une sérieuse turbulence a secoué la coalition, en cette fin août : le CD&V et l’Open VLD se sont publiquement affrontés sur le résultat de la négociation fiscale bouclée avant les vacances. Le vice-Premier social-chrétien Kris Peeters a accusé son collègue libéral Alexander De Croo d’un  » comportement éthique inacceptable « , parlant d’une  » rupture de confiance au sein du kern  » : à peine l’accord scellé, le président de l’Open VLD a révélé à la presse les demandes faites par le CD&V lors de la négociation, une liste qualifiée de  » catalogue des horreurs « . Résultat : en Flandre, le parti social-chrétien apparaît comme le grand perdant de cette coalition dominée par la droite.  » Tu as fait une grosse connerie « , aurait vertement lâché Charles Michel à Alexander De Croo quand il a appris la nouvelle. Mais en termes d’image, le mal est fait.

Les syndicats mettent en outre une pression maximale sur la suédoise d’ici à la manifestation en front commun du 7 octobre prochain.  » Franchement, Charles Michel devra être fort pour démontrer que sa politique a des accents sociaux, ironise Marc Goblet, secrétaire général de la FGTB. D’ailleurs, le CD&V commence à se rendre compte que ce n’est pas le cas.  » C’est dire combien le Premier ministre a du pain sur la planche pour corriger le tir avant son premier anniversaire au 16, le 11 octobre.

 » Une atmosphère pourrie  »

 » On se serait bien passé de cette communication de Kris Peeters « , soupire-t-on dans les rangs libéraux francophones. Conscient de la nécessité de ne pas laisser pourrir les relations humaines, le Premier ministre a pris son bâton de pèlerin pour apaiser les tensions, rencontres bilatérales à l’appui. Sans paniquer, du moins en apparence :  » Ce n’est pas un point d’angoisse, c’est un point d’attention à gérer.  » Le CD&V, dit-on, aurait commis une erreur tactique en survendant le tax-shift durant des mois et en mettant la barre trop haut sur le contenu.  » Objectivement, sur papier, c’est pourtant un bon accord pour lui, estime-t-on dans l’entourage du Premier ministre. Il a été conclu avant les vacances alors que l’Open VLD et la N-VA s’y opposaient, avec une réduction historique des charges sur le travail de 7,2 milliards. Ce qui a créé des misères, c’est la gestion de la communication…  »

La précipitation en fin de négociations fut elle aussi préjudiciable. Aux petites heures du 23 juillet, alors que les vice-Premiers avaient déjà remballé leurs cahiers pour partir en vacances, un ministre libéral faisait déjà remarquer au Premier ministre que plusieurs points de l’accord avaient été interprétés différemment autour de la table.  » Cela risque de pourrir l’atmosphère de rentrée « , avait-il ajouté. Quelques jours plus tard, Kris Peeters dénonçait une première fois dans la presse la déloyauté d’Alexander De Croo. En toile de fond, un constat : le CD&V s’est retrouvé bien esseulé durant les discussions face à l’intransigeance de l’Open VLD et de la N-VA. Des contacts ont eu lieu depuis pour tenter d’apaiser le climat, mais le CD&V affirme qu’il faudra  » beaucoup de sueur  » pour rétablir la confiance.

 » L’analyse que nous faisons est plus profonde, constate-t-on au sommet du gouvernement. Nous restons convaincus que notre point de départ initial est le bon : on ne construit pas du social sur un désert économique. Mais nous devons désormais lutter contre une opposition qui caricature tout ce qu’on fait.  » La majorité est irritée par l’image donnée de son glissement fiscal, ces dernières semaines.  » Au creux de l’été, n’importe quelle déclaration erronée fait la Une des journaux « , grince-t-on. Ainsi en fut-il de la rentrée du nouveau président des socialistes flamands, l’agressif John Crombez, qui dénonçait la perte de 679 euros par ménage en moyenne provoquée par les mesures gouvernementales. Ainsi, aussi, de ces calculs selon lesquels la hausse du prix du diesel coûterait 5 euros de plus par plein ou que l’augmentation des accises sur les cigarettes ne servirait à rien tout en profitant à l’industrie du tabac.

 » Tout cela est hallucinant de mauvaise foi, clame-t-on au 16. Pour le diesel, on en vend chaque année 7 milliards de litres et nous avons prévu au budget un gain de 70 millions : faites le calcul, cela ne coûtera pas plus d’un centime d’euro supplémentaire le litre. En ce qui concerne les accises sur le tabac, tout est faux, nous n’avons nous-mêmes pas tous les détails car les groupes de travail se réunissent à peine.  » Par contre, regrette-t-on encore chez Charles Michel, on ne tient jamais compte dans l’analyse de l’action gouvernementale des mesures complémentaires pour doper le pouvoir d’achat, singulièrement des bas salaires.  » L’opposition et les syndicats nous critiquent fortement pour le saut d’index, mais il n’a pas encore eu lieu alors que les mesures compensatoires augmentent les salaires de 15 euros par mois depuis le début de l’année. L’enveloppe bien-être est utilisée à 100 %, ce qui n’était pas le cas quand Elio Di Rupo était Premier ministre. Et grâce au tax-shift, les bas et moyens solaires augmenteront de 100 euros par mois. C’est substantiel ! »

 » Pas notre libéralisme  »

Inutile de dire que les syndicats n’en sont pas convaincus.  » Tous les efforts pour financer ce tax-shift viendront des citoyens, pointe Marc Goblet en haussant les épaules. Quoi qu’ils disent, cela ne compensera pas l’augmentation de la TVA sur l’électricité et des accises sur le tabac ou le diesel. La politique de ce gouvernement est profondément injuste, avec des coupes claires dans la sécurité sociale.  » Le secrétaire général de la FGTB donne rendez-vous le mercredi 7 octobre pour une manifestation au cours de laquelle le front commun syndical dénoncera toutes les mesures prises par la suédoise, mais proposera aussi ses alternatives.

 » Nous verrons ces prochaines semaines si le gouvernement est prêt à accepter une concertation sociale constructive, poursuit Marc Goblet. J’ai déposé sur la table du Groupe des Dix une proposition complète de réduction du temps de travail. Maintenant qu’il n’y a plus d’accès aux prépensions, plus de crédits-temps, ce serait une piste pour créer de l’emploi, par exemple en réduisant d’un ou deux jours par semaine le travail des plus âgés afin de permettre le recrutement de jeunes.  » Il faut trouver des incitants à la création d’emplois, enchaîne-t-il, car pour l’heure l’abaissement des charges sur le travail sert  » surtout à remplir les poches des actionnaires « .

La frustration de Charles Michel s’accommodera toujours des remontrances de la FGTB, sans doute le  » meilleur ennemi  » du gouvernement. Le Premier ministre goûtera moins les propos tenus ce mardi 25 août par Olivier Valentin, secrétaire général de du syndicat libéral :  » La manière avec laquelle le MR et le VLD appliquent le libéralisme aujourd’hui ne correspond pas à notre conception du libéralisme. Ils font la part trop belle aux employeurs, aux détenteurs de biens immobiliers ou immobiliers et ils oublient fortement le travailleur.  » Voilà aussi pourquoi le MR doit tout faire pour sauver le CD&V, qui lui permet d’ajouter une touche sociale à la coalition face aux néolibéraux de l’Open VLD et de la N-VA.

 » Prendre le temps de l’évaluation  »

Pour autant, le gouvernement fédéral est-il vraiment antisocial ? La réalité est plus nuancée si l’on tente de l’objectiver. La thérapie de choc initiale vise à générer des créations d’emplois, de richesse et, par là-même, à assurer financement de la sécurité sociale. Tel est le crédit gouvernemental.  » Au-delà des apparences de cette politique, avant de la juger sociale ou non, il faudra effectivement en mesurer les effets induits et cela peut prendre quelques années, souligne Bruno Van der Linden, professeur d’économie à l’UCL. Les allègements de cotisations patronales peuvent passer pour un cadeau aux employeurs, mais elles auront aussi un impact plus ou moins important sur la création d’emplois. La clé, ce sera la manière très précise dont on mettra en oeuvre ces mesures.  » Le vrai travail de la majorité commence.

Des réductions trop ciblées risquent de se résumer à des subventions à l’embauche et générer de simples effets d’aubaine pour les employeurs, détaille Bruno Van der Linden. Une réduction générale comme le gouvernement l’a décidée est  » un signal fort pour les investisseurs belges comme étrangers « , mais pour être efficace, elle doit avant tout concerner les bas salaires.  » Le risque, c’est que sans un ciblage adéquat, ces allègements ne soient absorbés dans une hausse des salaires bruts, explique le professeur de l’UCL. Il y a une réelle disponibilité des employeurs à engager, oui, mais surtout pour la main-d’oeuvre moins qualifiée.  »

Pour le reste, Bruno Van der Linden corrobore… partiellement l’analyse faite par le Premier ministre :  » L’allongement de la carrière ou l’abaissement des charges sont des inflexions nécessaires pour les générations futures, si l’on veut garantir le financement de la sécurité sociale auquel nous sommes tous attachés. Il y a, par contre, d’autres décisions qui n’envoient pas de messages clairs aux générations futures, comme le fait de ne pas avoir touché aux voitures de société.  » Là encore, ce sont l’Open VLD et la N-VA qui ont coincé.

Malgré la frustration de cet été, le Premier ministre n’en cultive pas moins la certitude d’être sur le bon chemin :  » Je voulais rapidement engranger ces décisions structurelles en début de législature, parce que je sais que cela prend du temps pour en recueillir les fruits. Je suis persuadé que nous allons obtenir les premiers résultats d’ici la fin de la législature.  » Charles Michel veut, en outre,  » aller chercher des avancées  » en matière de lutte contre la pauvreté.  » Les indicateurs du chômage se portent mieux, c’est encourageant, mais c’est encore trop fragile pour que nous nous en félicitions publiquement « , dit-on dans son entourage.

 » Jobs, jobs, jobs « , répétait Charles Michel à la fin de la présentation du tax-shift. L’annonce de créations significatives d’emplois serait la seule chose qui pourrait rasséréner le ministre de l’Emploi, Kris Peeters, et le réconcilier avec l’approche très entrepreneuriale d’Alexander De Croo. Voilà, au fond, le seul vrai ciment de la suédoise. Ce qui pourrait la faire tenir jusqu’à la fin de la législature.

Par Olivier Mouton

 » Charles Michel s’accommodera toujours des remontrances de la FGTB, sans doute le « meilleur ennemi » du gouvernement « 

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